dimanche 25 janvier 2015

Dramatic School (1938)


Comme vous l'avez déjà remarqué, j'ai été très sévère avec Luise Rainer quant à ses deux rôles oscarisés dans The Great Ziegfeld et The Good Earth, et son décès prématuré (ce n'est pas ironique, je la pensais vraiment partie pour au moins 120 ans) survenu à peine deux jours plus tard m'a assez choqué pour me donner envie de lui redonner une chance très vite. Et pour ce faire, quoi de mieux que son tout dernier film à la MGM, où elle joue une aspirante comédienne aux côtés d'un casting de luxe, entre Paulette Goddard, Lana Turner et Virginia Grey en chipies de la promo, Gale Sondergaard en professeur autoritaire et Genevieve Tobin en diva sortie du rang la première? Voilà autant d'éléments qui m'ont tout de suite fait très envie, même si en toute honnêteté l'absence totale de notoriété du réalisateur, Robert Sinclair, me faisait craindre une fiction au mieux médiocre.

Pourtant, le nom du metteur en scène n'a pas vraiment d'importance, puisque Dramatic School reste avant tout une production MGM financée par Mervyn LeRoy (Gold Diggers of 1933, Random Harvest), écrite par Ernest Vajda (The Love Parade, The Smiling Lieutenant) et Mary McCall Jr. (Craig's Wife), mise en musique par Franz Waxman et soutenue par les incontournables William Daniels à la photographie, Adrian aux costumes et Cedric Gibbons à la décoration. C'est donc bel et bien le studio qui est derrière le projet avant toutes choses, bien que le film ne fût visiblement pas son principal cheval de bataille l'année de Boys Town, Marie Antoinette et The Citadel. On a même souvent dit qu'après la mort de Thalberg, Louis B. Mayer a sciemment casé Luise Rainer, reine des Oscars d'alors, dans des films de moindre envergure pour attirer le public rien qu'avec son nom, ce qui conduisit à la rupture de son contrat dès 1938. La même année, la MGM s'attendait d'ailleurs à ce que The Toy Wife, une sorte de sous-Jezebel priée de capitaliser sur le regain d'intérêt pour le Vieux Sud, rencontre le succès, ce qui ne fut pas le cas et contribua à placer l'actrice parmi les fameux Poisons du Box Office. Néanmoins, ce n'est pas pour autant que Dramatic School dût compter pour quantité négligeable, d'une part parce la ressemblance avec Stage Door, grande réussite RKO de 1937, tend à montrer que la MGM chercha bien à exploiter le filon d'une histoire sur des actrices en devenir; et d'autre part parce que le rôle principal était d'abord prévu pour Greer Garson, qui devait ainsi faire ses grands débuts aux États-Unis, et sur qui le studio comptait pour devenir la grande star capable de faire oublier que les Garbo, les Crawford et à présent les Rainer faisaient perdre de l'argent aux producteurs. Le hasard voulut que Garson se blessât et abandonnât le rôle, qu'on attribua alors à celle qui était le plus immédiatement disponible : Luise.

Dès lors, malgré l'étalage de beaux noms au générique, ce dénouement fait bien sentir que Dramatic School reste un projet relativement mineur par rapport aux mastodontes destinés à représenter le studio aux Oscars, ce que tendent à souligner la mise en scène très conventionnelle d'un réalisateur sorti de nulle part, et les efforts minimes de l'équipe technique bien que le résultat soit assez élégant et que le découpage du film prenne toujours soin de montrer les réactions des personnages secondaires lors des séquences chorales. Ceci dit, ce qui intéresse en priorité ici, c'est l'histoire et l'interprétation.

Le scénario, justement, est en fait l'adaptation d'une pièce hongroise de Hans Székely et Zoltan Egyed, School of Drama, dont je n'ai jamais entendu parler mais qui rappelle une version un brin naïve de Stage Door. Naïve, parce que personne ne saurait croire un instant que toute une classe s'enthousiasme pour l'individu qui sort du rang le premier, surtout dans un conservatoire, lieu de lutte et de compétition s'il en est: à ce titre, les petites chamailleries entre filles paraissent bien futiles, et manquent de l'arrogance des pensionnaires de Stage Door. Par bonheur, cet enthousiasme collectif littéralement incroyable est estompé par des aspects bien plus concrets qui sentent le vécu, le scénario n'oubliant jamais que les prétendues amies ne sont finalement pas si désintéressées que ça, mais c'est surtout dans les relations avec l'enseignante incarnée par Gale Sondergaard que l'histoire sonne le plus juste, rien n'étant plus vrai que cette figure légendaire qui refuse d'admettre que son heure de gloire est révolue, et qui le fait bien sentir à ses élèves les plus prometteurs. Très riche, le scénario fait également le parallèle entre le monde classique et prestigieux du conservatoire et la vie nocturne des cabarets, notamment à travers le personnage du producteur inculte qui propose un travail à l'héroïne juste pour son physique (il est néanmoins ironique), alors que celle-ci se fait sans cesse rabrouer dans son école à la moindre faute de diction chez Juliette, ou au moindre faux-pas disgracieux de Marie-Antoinette. L'héroïne, précisément nommée Louise, est pour sa part un personnage intègre qui veut se consacrer tout entier à son art et ne jouer que les grands drames du répertoire classique. On suit alors son histoire avec grand intérêt d'autant qu'elle est éminemment sympathique, et l'on ne peut que se réjouir de voir un rôle bien développé entre volonté de réussir, travail harassant à côté pour payer ses études, aventures sentimentales, relations à ses camarades de classe, et mensonges pour paraître ce qu'on n'est pas tout en restant fidèle à sa passion. L'héroïne est alors captivante sur le papier, même si certains aspects de sa trajectoire ont déjà été vus dans des films comme Morning Glory, preuve que l'histoire n'est finalement pas si novatrice que ça malgré sa volonté de couvrir les multiples aléas de la vie d'artiste.

Car si l'intrigue est avant tout centrée sur Louise, le scénario englobe une grande galerie de personnages variés qui, miracle, voient pour la plupart leur arc narratif arriver à terme en seulement 1h20 de film. Ainsi, Nana, la principale rivale de Louise, le marquis d'Abbencourt qui la courtise et l'enseignante Madame Charlot connaissent chacun une évolution, seule Paulette Goddard changeant un peu trop rapidement au regard du rythme, via un dénouement peut-être un peu plaqué sur Stage Door. Les Pasquel, respectivement le directeur de l'école et son fils apprenti comédien, ont eux aussi le temps d'être développés malgré leur temps d'écran minuscule, et même Yvonne, la bonne copine amoureuse du fils, bénéficie de quelques répliques qui épaississent un peu son personnage bien que ça arrive un peu tard, sans compter que sa gentillesse est toujours marquée puisqu'elle est la seule à ne pas se jeter sur la garde-robe de Louise. Du côté des chipies, si Mado sert essentiellement à donner une touche de méchanceté amusée à l'histoire, Simone est en revanche vue à l'extérieur de l'école, ce qui permet de nous intéresser furtivement à elle bien que ça ne prenne, là encore, que très peu de temps et que le scénario ne perde jamais de vue son objectif principal. Même Annette, l'adjuvante à l'usine, réussit à captiver en quelques secondes lorsqu'on la voit réagir face à sa méchante patronne, et même la fantasque Genevieve Tobin bénéficie d'une petite trajectoire pour colorer le tout. Il se passe donc beaucoup de choses en peu de temps dans Dramatic School, et je réalise que l'histoire m'intéresse tout autant que Stage Door. A la réflexion, je me demande même si le scénario n'est pas plus subtil, nous épargnant tout mélodrame à la Andrea Leeds, bien que Stage Door l'emporte sur le plan du réalisme entre de jeunes personnes en compétition. Mais en ce qui me concerne, Dramatic School l'emporte sur le plan de la nostalgie, ce qui me rend sans doute plus sensible à ces héros. Quoi qu'il en soit, les dialogues sont très bien écrits et ajoutent au charme du film, qu'il s'agisse de faire rire: "Marie Antoinette just lost her head!" ou d'émouvoir: "I know acting when I see it." L'idée de faire intervenir une série de souhaits lors du climax, où l'on cherche à mettre Louise en face de ses contradictions à la fête, est également bien trouvée, mais je ne sais pas si ça vient de la pièce ou des scénaristes.

Ainsi, le dialogue crépite et l'histoire captive, aussi fallait-il des interprètes à la hauteur pour donner vie à tous ces personnages fascinants. Mais qu'en est-il de Luise Rainer sur qui repose l'essentiel de la trame, et qui m'a jusqu'à présent déçu dans ses autres films? Eh bien, force est de reconnaître qu'elle est... roulement de tambour... assez fabuleuse dans un rôle aussi loin des excès du Grand Ziegfeld que de la monotonie étouffante de La Terre chinoise. Ici, on ressent vraiment quelque chose pour le personnage, et l'actrice rend parfaitement justice à son caractère sympathique sans oublier d'en faire une menteuse qui se berce d'illusions et s'invente une vie devant toute sa classe. Mais le mensonge n'empêche pas Louise d'avoir toujours bon fond, quoiqu'on admirera le talent de l'actrice pour tromper son public, d'autant qu'elle n'est percée à jour que par un concours de circonstances. Mais la délicatesse est bien là, même dans le mensonge, et Rainer frappe par le crédit qu'elle apporte à chaque facette de l'héroïne: elle émeut aussi bien dans la réalité (la séquence à l'usine) que dans l'illusion, touche par son intégrité et son intelligence ("I know acting when I see it."), et sa déception sentimentale, qui intervient en cours de route, est déchirante de justesse puisque même lorsqu'elle parle de l'amour véritable à sa rivale, ses regards glissant sur son compagnon montrent précisément qu'elle n'est pas dupe. Son grand monologue devant Gale Sondergaard bouleverse également par sa sincérité, et l'actrice se permet même des touches d'humour fort plaisantes, en particulier lorsqu'elle marche avec un paravent tout autour d'elle! Un autre élément à ajouter à son crédit, c'est qu'elle est impressionnante dans chaque rôle qu'elle joue sur scène: elle s'investit à fond dans sa Marie-Antoinette avec un livre sur la tête, elle convainc en Juliette tout en prenant soin de ne pas trop bien jouer afin que les reproches de l'enseignante puissent fuser, quant à sa Jeanne d'Arc, on regrette de ne pas voir l'intégralité de la pièce tant sa théâtralité fait des miracles sur les planches. En fait, on regrettera juste deux passages joués un peu mollement, à savoir son désarroi momentané face au directeur de cabaret, puis lors de sa rencontre avec le marquis; mais à ces menus détails près, la performance est convaincante et séduit entièrement.

L'autre grande performance du film, c'est bien entendu Gale Sondergaard en grande dame de la scène qui sent l'heure de la retraite arriver à grands pas mais se refuse à l'admettre, d'où une certaine sécheresse face aux étudiants, surtout lorsqu'ils risquent de lui faire ombrage. C'est sans doute pour cette raison qu'elle se met toujours en colère contre Louise, alors que l'actrice pense bien à nuancer le personnage puisque, lorsqu'elle assiste à la désastreuse performance d'un Roméo, elle a sincèrement l'air gênée pour l'acteur et détourne le regard. Madame Charlot est donc un beau personnage complexe qui doit apprendre à évoluer dans la grosse heure que dure le film et, bien aidée par son charisme et son goût pour la nuance (qui n'a pas toujours été très prononcé chez elle, souvenez-vous d'Anthony Adverse), l'actrice éblouit dans son cheminement. On passe alors de la dureté agacée ("The truth! Tell it to your son!") à des touches d'humour qui lui vont à ravir ("And don't look at me as you've never seen me before!"), de quoi regretter que la dame n'ait pas plus de temps d'écran. Et l'on ne sera guère surpris de la trouver elle aussi très convaincante dans des rôles classiques, à l'image de la Juliette parfaite qu'elle révèle à ses élèves.

Les élèves, justement, sont eux aussi bien esquissés malgré la brièveté des rôles, parmi lesquels une sympathique Ann Rutherford, même si c'est avant tout le trio de rivales mené tambour battant par Paulette Goddard, Lana Turner et Virginia Grey qui reste le plus mémorable. Ainsi, Lana Turner donne une petite touche d'humour bien qu'elle n'ait pas grand chose à faire à part dire deux ou trois méchancetés, encore que la voir satisfaite de ses blagues soit à mourir de rire! Virginia Grey a quant à elle un joli sourire pervers qui, ajouté à son charisme naturel, ne manque pas de frapper les esprits. Et de son côté, Paulette Goddard réussit à être antipathique tout en faisant bien sentir qu'elle n'a pas aussi mauvais fond qu'on pourrait le croire, sans pour autant effacer le souvenir trop prégnant de Ginger Rogers dans Stage Door. Concernant les autres acteurs, Henry Stephenson est égal à lui-même en directeur aimable néanmoins nerveux à l'idée d'annoncer une mauvaise nouvelle, Alan Marshall épingle bien le côté coureur de jupons du marquis, au prix d'un charme certain, tandis que Genevieve Tobin en fait des tonnes pour souligner l'excentricité de la diva. Plus discrète mais finalement touchante, Marie Blake (la grande sœur de Jeanette!) apporte toute sa sympathie à l'héroïne tout en étant satisfaite pour elle-même de quitter sa condition d'ouvrière, et c'est d'ailleurs elle qui a le dernier mot et donne tout son sens au parcours de sa camarade.

Dramatic School reste alors une œuvre fort plaisante, à la frontière du Stage Door du pauvre et d'une intrigue passionnante où certaines trajectoires sont d'ailleurs traitées de façon plus fine que dans le film de La Cava. Ce n'est pas non plus un chef-d'œuvre et je me suis peut-être montré trop enthousiaste en écrivant, mais c'est un film qui divertit constamment, bien que certains personnages auraient mérité un traitement plus précis. L'effet de surprise étant passé, un modeste 6/10 suffit largement, l'important étant que j'attendais impatiemment de me réconcilier avec Luise Rainer, et c'est maintenant chose faite. Vous m'en voyez ravi!

jeudi 15 janvier 2015

Anna Karenina (1935)


Huit ans après avoir incarné l'héroïne de Tolstoï dans le très étrange Love de 1927, une version pseudo-comique dopée aux hormones et aux situations burlesques, Greta Garbo eut enfin l'occasion de donner ses lettres de noblesse à Anna Karénine dans une version de Clarence Brown, un film prestigieux qui reste par ailleurs mon adaptation cinématographique préférée de l'oeuvre.

Malgré tout, l'exercice était périlleux, car on imagine bien que résumer un bon millier de pages en 1h28 de film n'est pas chose facile. Pourtant, l'essentiel est bien là et le scénario concocté par Clemence Dane et Salka Viertel, avec dialogues de Samuel Behrman, se suit avec grand intérêt, sans oublier de développer autant que possible les personnages secondaires, au point que seul Lévine est vraiment sacrifié. A charge contre moi, je confesse avoir lu le roman voilà des années sans m'en rappeler dans le détail, mes souvenirs étant quelque peu influencés par les différentes adaptations vues par la suite. Mais tout de même, cette histoire à la sauce MGM des années 1930 reste excitante à souhait, notamment par tous les jeux de miroirs mis en oeuvre par les scénaristes. Ainsi, dans la mesure où l'intrigue tourne presque uniquement autour d'Anna, les deux aspects de son existence sont savamment balancés entre la liesse de la première partie à laquelle succède le drame, et l'on a juste ce qu'il faut de points de comparaison avec les autres couples de l'histoire pour enrichir ce point de vue. L'opposition entre les deux voyages en train est également bien rendue, l'allée agréable vers Moscou annonçant un parfum de romance pour l'héroïne, avant que le retour vers Saint-Pétersbourg soit déjà plus mélancolique, à l'image de la lumière blafarde qui éclaire la morne plaine russe enneigée. Par ailleurs, comme le souligne le prince Karénine, dont l'accueil pétersbourgeois est évidemment plus froid et possessif que la jovialité de Stiva en gare de Moscou, Anna revient avec Vronski après avoir escorté sa mère, de quoi ancrer la romance compliquée qui ne demande qu'à s'épanouir dans la seconde partie. Et tant qu'on parle de gares, l'opposition entre l'ouvrier au sort tragique sur les rails de Moscou, et la fin connue de tous inscrit encore l'histoire dans ce schéma de miroirs, et loin d'être une recette facile, cette construction fait au contraire monter la tension, laquelle reste intacte même si on sait ce qui va arriver. Autrement, si la dimension politique n'est qu'effleurée à travers les trois lignes de dialogue de Lévine, le film n'abandonne pas pour autant la dimension de critique sociale, en opposant justement très bien les hommes qui s'encanaillent et n'attendent que d'être réconfortés par leurs épouses, aux femmes mises à l'index au moindre faux pas. Bien que très condensé, le scénario offre alors plusieurs niveaux de lecture, et ça ne rend le film que meilleur.

Par bonheur, la mise en scène fait également honneur à l'histoire, puisque Brown ne se contente pas de filmer le tout avec beaucoup d'élégance, mais se permet justement quelques fantaisies qui donnent une certaine originalité à une oeuvre tellement évoquée qu'on aurait pu craindre une adaptation statique. Et il semble vraiment que la Russie impériale inspire le réalisateur au point de reprendre un procédé de The Eagle (1925), avec ce long travelling sur la table des officiers en plein banquet, comme pour souligner leur goût pour la bonne chère juste avant d'enchaîner sur une beuverie au milieu de jolies danseuses, dans cette longue ouverture sur les vices des hommes qui ont, eux, toujours le droit d'être pardonnés. A l'inverse, l'héroïne a beaucoup moins de libertés, comme le montre cette belle trouvaille de filmer le retour tardif d'Anna du point de vue de son mari, à travers les motifs de la rampe d'escalier, comme si on la voyait prise au piège de cercles vicieux dans une société, et le regard d'un homme, prêts à ne rien lui céder. D'ailleurs, même les extérieurs sont filmés de manière à ôter tout air à l'héroïne, qu'il s'agisse de la société qui ne perd pas une miette de sa conversation lors d'une partie de croquet, ou du dilemme qui torture l'héroïne lorsqu'elle ne sait plus quelle direction prendre dans son jardin alors qu'elle veut désespérément rattraper Vronski sans pour autant se résoudre à manquer ce que son fils veut lui montrer de l'autre côté. Le fait d'arrêter le plan sur Anna à la croisée des chemins est du reste une bonne idée et la voir faire un choix à ce moment-là n'aurait pas été judicieux. Enfin, on notera l'extrême soin porté à la montée en tension à la toute fin de l'oeuvre, entre le train qui accélère et le visage de Garbo éclairé par à-coups alors que le bruit monte, de quoi faire tenir en haleine jusqu'au bout. Autrement, l'idée de faire apparaître la star dans la fumée en pleine gare est évidemment attendue, mais ça ne fait que renforcer le mystère de l'actrice comme de l'héroïne, et ça fonctionne à merveille.

Pour couronner le tout, le savoir-faire technique propre à la MGM achève de rendre le film absolument beau et prestigieux, à commencer par les magnifiques décors de Cedric Gibbons dont on relèvera les motifs exotiques de l'auberge, les vases et lustres immenses de la non moins immense salle de bal, les colonnes et le carrelage tout de marbre de la demeure des Karénine, le luxe des chambres, les tonnelles du jardin, les motifs arrondis des portes, les baignoires de l'opéra et surtout cette sublime Venise de studios dont le côté enchanteur fait rêver. Un seul bémol: les horribles ours empaillés de Vronski, dont on se serait bien passé même s'ils renforcent l'obligatoire virilité du soldat qu'on suppose bon chasseur. Pour leur part, les costumes d'Adrian ne sont pas en reste avec les longues robes et les divers chapeaux de Garbo, bien que cette fois-ci ce soient surtout les hommes qui gagnent à ce petit jeu, mais j'ai toujours eu un faible pour l'uniforme militaire, tandis que les redingotes, les vestes, la toque et même la robe de chambre du prince Karénine sont des modèles que je rêve de porter, ce qui sera d'ailleurs chose faite dans peu de temps, quand j'aurai fini mon apprentissage de la couture. Quoi qu'il en soit, ces décors et ces costumes restituent à merveille la grandeur de cette Russie impériale, mais on n'en attendait pas moins de la toute puissante MGM.  A cela s'ajoute une photographie toujours excellente de William Daniels, avec une Garbo magnifiée dans la neige et des images de gares particulièrement riches. 

La technique est alors une réelle réussite, mais pour achever de faire d'Anna Karénine un bon film, il fallait encore que l'interprétation suive. Qu'en est-il de ce côté? Comme on le sait, Garbo est l'une des mes idoles absolues et je la trouve toujours au minimum intéressante, et très souvent éblouissante. Mais je sais aussi être objectif et reconnaître que sa performance en héroïne de Tolstoï n'est pas sa meilleure, surtout que ça arrive juste après ses indépassables compositions dans La Reine Christine et Le Voile des illusions, et juste avant l'un des plus grands rôles de l'histoire du cinéma, je parle bien sûr de la Dame aux camélias. Néanmoins, je n'ai pas de reproches majeurs à lui faire ici, le seul défaut dans son interprétation étant qu'on ne croit pas trop à l'amour entre Anna et son amant, l'actrice n'arrivant jamais à créer une réelle alchimie avec Fredric March. Dès lors, on a davantage l'impression que la romance est dans ce film une sorte d'exercice imposé qu'elle aurait pu jouer les yeux fermés, et l'on perd un peu de la fraîcheur qu'un rôle aussi mythique aurait pu demander. Malgré tout, la performance est réussie et l'on suit bien le désenchantement progressif de l'héroïne, même si c'est surtout dans toutes les scènes non romantiques que l'actrice brille le plus. Ainsi, elle est absolument lumineuse au bal après avoir fait une entrée en scène éblouissante dans la famille de son frère, et elle impressionne beaucoup avec son fils, avec qui elle crée une bonne complicité. Elle se fait néanmoins légèrement éclipser par son époux dans leurs échanges communs, encore qu'elle sache montrer la dignité de l'héroïne dans ces moments-là, tandis que les envolées lyriques qui lui sont si généralement consubstantielles passent finalement assez bien ici, car elles n'apparaissent qu'à partir de l'instant où Anna est vraiment vaincue. Elle évite encore très bien le mélodrame et choisit surtout d'être déçue quand les rapports avec Vronski se teignent d'amertume, si bien qu'on comprend totalement son désespoir, et le dénouement qui s'ensuit est à ce titre extrêmement logique. Ainsi, Anna a beau n'être pas le rôle le plus éblouissant de Garbo, ça n'en reste pas moins très réussi et le prix de la critique new-yorkaise que l'actrice reçut cette année-là me semble vraiment mérité.

En revanche, Fredic March pâlit beaucoup en comparaison, et Vronski est possiblement le moins bon rôle de sa carrière, malgré la brillante décennie que connut l'acteur dans les années 1930, où il enchaîna pas moins d'un très grand rôle par an. Mais ici, il reste doté d'un personnage insupportable et sans intérêt auquel il n'apporte pas grand-chose, si bien que je n'ai rien à dire de concret à son sujet. Son attirance pour Garbo semble en fait constamment forcée et l'acteur lui-même confiait n'être pas du tout attiré par elle (alors que d'autres sources disent que Garbo devait manger de l'ail pour repousser ses avances!), mais dans tout les cas, son absence d'alchimie avec sa partenaire se ressent dans les rapports d'Anna et Vronski. Et puis, décidément, Vronski est un type bien ordinaire et ennuyeux, et l'acteur n'apporte aucune nuance particulière à ce personnage blafard qui trouve le moyen d'être dévoré tout cru par l'autre grand rôle masculin du film, j'ai nommé...

Basil Rathbone, qui au sommet de sa beauté et de son élégance surpasse tout le monde de trois têtes et livre non seulement la meilleure performance du film, mais aussi la meilleure performance de sa carrière. En effet, il trouve un merveilleux équilibre entre une personnalité très dure et engoncée dans ses principes, et un caractère beaucoup plus suave, aristocratiquement séduisant, avec une petite touche d'humour teinté d'orgueil lors de son entrée en scène en gare de Saint-Pétersbourg. Mais sa composition ne s'arrête pas là puisqu'il parvient à se montrer à la fois cruel et touchant quand il tente d'être attendrissant avec Sergueï tout en lui faisant croire que sa mère est morte, avant de lui embrasser le front. On ne voit alors plus que lui et, plus important, on se soucie finalement plus de ses propres états d'âme que des tourments de son épouse, alors qu'il occupe pourtant la place du conservateur quand je suis naturellement attiré par plus de progressisme. Mais peu importent nos divergences, je veux l'épouser, je l'aime!

Parmi les autres seconds rôles, on notera une Maureen O'Sullivan très dynamique qui épingle très bien l'exaltation sentimentale d'une jeune fille pour un bel officier avant de se muer en femme plus mûre et assagie qui a appris à devenir heureuse auprès d'un homme aimant. Quel dommage qu'elle n'ait pas davantage de temps d'écran, car ce qu'on entrevoit d'elle laisse présager d'un grand second rôle. Phoebe Foster, dans le rôle de Dolly, est quant à elle beaucoup plus effacée en épouse trompée qui pardonne toujours, mais elle a une bonne scène d'envie à la fin qui souligne que le personnage était en fait plus complexe qu'il n'y paraît. Dans le rôle de Stiva, Reginald Owen montre bien les vices d'un homme voué aux plaisirs qui trouve tout de même le moyen de faire la morale à sa sœur lors de son second passage, alors que celle-ci l'avait soutenu lors de son précédent séjour. Pour les autres, Gyles Isham a juste le temps d'avouer ses sentiments à Kitty et de faire une ou deux confidences politiques avant que Lévine ne quitte la scène; Constance Collier compose quant à elle une délicieuse comtesse Lydia très encline aux ragots; Freddie Bartholomew a quant à lui de bons rapports avec Garbo tandis que May Robson est totalement oubliable en comtesse Vronski, preuve que ce nom de famille est loin d'être un gage d'intérêt.

Quoi qu'il en soit, l'Anna Karénine de Clarence Brown reste un très bon film très bien mis en scène et porté par une histoire condensée mais passionnante, à laquelle presque tous les acteurs apportent quelque chose même si le sublime et magnifique Basil Rathbone impressionne cent fois plus que tous ses partenaires réunis. Alors en attendant mon prochain mariage avec le prince Karénine (indiquez-nous si vous voulez un carton d'invitation), je ne vois rien qui m'empêche de monter jusqu'à un bon 8/10.

Le grand Bouddha peste au tél.


Et navré pour le calembour, mais c'est la seule chose qui me soit venue à l'esprit devant tant d'injustice. D'autant que c'était la seule nomination qui m'aurait vraiment fait plaisir cette année. Snif.

jeudi 1 janvier 2015

The Dark Angel (1935)


Je réalise à l'instant que L'ange des ténèbres est un film de Sidney Franklin, preuve qui si l'on a bel et bien tendance à oublier le réalisateur de nos jours, ses œuvres élégantes (The Barretts, The Good Earth) ont toujours quelque chose de fort plaisant qui donne envie d'y revenir. The Dark Angel a même l'insigne honneur d'avoir ma préférence dans sa filmographie, et s'il est effectivement difficile de trouver quoi que ce soit d'inventif dans sa mise en scène, hormis la très bonne idée de faire revivre les levers de Kitty enfant à Kitty adulte, tous les aspects techniques du film forment un ensemble raffiné, ce qui, ajouté à un casting de luxe aux performances très intéressantes, a de quoi divertir constamment.

Pour ce faire, Franklin et son photographe, le prodigieux Gregg Toland, ont concocté des images exquises en multipliant les gros plans sur leur actrice principale, l'excessivement belle Merle Oberon, en sublimant les intérieurs luxueux où se déroule la plus grande partie de l'intrigue (Oberon, candélabre à la main, sous la rampe d'escalier dont l'ombre apporte d'autant plus de profondeur au plan), et en filmant de très belles images rurales, dont les enfants dans le pré aux moutons, les fenêtres du manoir, les rails du train, les cavaliers sous une branche en arc, ou encore Oberon à terre entourée de hauts de forme. La décoration de Richard Day tente quant à elle de restituer une atmosphère britannique indéniablement agréable, avec l'intérieur mignon du cottage de Fredric March, meublé d'un fauteuil au tissu fleuri; les grandes colonnes du manoir et les cheminées en arc de cercle ou en ogive. Les costumes d'Omar Kiam sont en revanche assez peu impressionnants bien qu'élégants, et curieusement, je préfère les vestes de Fredric March, surtout l'uniforme militaire (fantasme!), aux fourrures de Merle Oberon, malgré ses chapeaux ravissants. Ceci dit, l'élément technique qui marque le plus, c'est l'excellente musique d'Alfred Newman, principalement pour les accords solennels lors des adieux aux soldats.

Cette forme, élégante à souhait, met alors dans de très bonnes dispositions pour apprécier une histoire bien dans l'air du temps, celle de deux amis d'enfance amoureux de la même femme en pleine première guerre mondiale, et le scénario adapté de Guy Bolton par Lillian Hellman et Mordaunt Shairp est bien équilibré entre les problématiques d'amour, de jalousie et de séparation dans un premier temps, avant de se recentrer sur le handicap et les états d'âme du héros. Ainsi, l'histoire tourne vraiment autour de Fredric March et, si Merle Oberon est techniquement un premier rôle avec un temps d'écran similaire, elle n'en reste pas moins d'essence plus secondaire, quoiqu'elle soit plus développée qu'Herbert Marshall, le troisième membre du groupe.

Quoi qu'il en soit, fort du personnage le plus important et de son immense talent, c'est sans surprise que Fredric March domine le film. Tel le soleil (oui, je suis très amoureux), il éblouit par son dynamisme et son humour, avec en point d'orgue son saut depuis la fenêtre du manoir pour obliger Merle Oberon a lui répondre, et la tête qu'il fait une fois à terre est à mourir de rire! Mais lorsque la permission prend fin plus tôt que prévu et que la guerre revient frapper de plein fouet, il devient alors beaucoup plus sérieux sans aucune difficulté, jouant bien l'amertume lors du mariage avorté, et prenant bien soin de ne pas verser dans le mélodrame au son des canons, quand il rassure sa bien aimée en faisant comme si de rien n'était: "I hope you like the Sauternes my dear." On relèvera peut-être quelques scènes un peu mièvres, ou en tout cas très romantiques, lors des moments de tendresse avec sa partenaire, mais le charme et la gravité sont extrêmement bien rendus par l'acteur dans cette première partie. Par la suite, alors qu'Alan revient du front aveugle, March doit ajouter une dimension physique à son jeu, chose dont il s'acquitte admirablement en prenant bien soin de tâtonner et de toucher les objets dans les lieux inconnus, avant de devoir faire illusion devant ses amis d'enfance en se comportant avec naturel devant eux, et allant jusqu'à leur servir à boire sans défaillir: on suppose qu'à ce moment-là, il a eu le temps de mémoriser les gestes après plusieurs mois passés dans le même cottage, même si un peu plus tôt, il donne un mouchoir un peu trop rapidement à la fille de sa logeuse. Ses regards en biais sont aussi très bien joués, et quand il parle aux enfants juste en face d'eux, on a vraiment l'impression qu'il ne les voit pas et que ses yeux se portent au loin, dans le vide.

Cependant, c'est surtout sur le plan émotionnel qu'il impressionne, puisqu'il ne cherche jamais à s'attirer la pitié de quiconque, pas même du spectateur, et il est d'ailleurs déchirant dans les rares moments où on le voit défaillir, notamment après le rêve dans le train où sa frayeur d'être ainsi vu par son ancienne fiancée transpire sur son visage lorsqu'il s'écrie: "Help me! Help me!", ou encore lors de la promenade champêtre où son désarroi d'être à proximité de Merle Oberon touche droit au cœur. En fait, la grande peur du personnage est qu'on le plaigne, et la complicité qu'il crée avec les enfants, après qui il s'est brièvement énervé, émeut bien davantage que les flots de mélodrame qu'on aurait pu attendre d'un tel rôle, de même que son apparente joie de voir ses deux amis mariés en son absence, alors que perce une certaine dose de dépit dans ses paroles et une certaine gravité sur son visage, une fois seul. Sa dernière scène est encore excellemment jouée, mais je n'en dis pas plus pour ne pas faire trop de révélations.

De son côté, Merle Oberon est, comme je le disais tout à l'heure, dotée du personnage de la fiancée éplorée impatiente que les hommes reviennent du front, rôle qui pourrait la définir comme secondaire bien qu'elle soit assez développée pour constituer la deuxième force motrice de l'histoire. Toutefois, on sent bien que le film ne lui appartient pas, et le seul élément qui aurait pu la rendre complexe, à savoir son hésitation entre les deux hommes auxquels elle tient le plus, est en fait désamorcé dès le début puisqu'elle fait bien la différence entre son amour pour March et son affection plus amicale pour Marshall. Autrement, elle prend bien soin de composer un personnage attachant, allant même jusqu'à éblouir lors de son entrée en scène très charismatique, avec son amusement devant les garçons et la complicité qu'elle crée avec sa grand-mère; mais il faut bien avouer qu'elle a tendance à devenir un peu mièvre en fonction des séquences, ce qui empêche de goûter son interprétation avec autant d'appétit qu'on l'aurait souhaité. Ainsi, elle use par moments d'une voix mélodramatique au possible qui a tendance à la rendre vaporeuse ("Alan! Alan darling!" "Gerald! Gerald dear!"), et sa façon de s'effondrer en pleurs n'est pas toujours très crédible, pas plus que ses regards pétrifiés d'effroi lorsqu'elle entend les coups de canon. Et quand elle découvre que son ancien fiancé a survécu, ses expressions sont très bonnes mais la voix devient trop vite sirupeuse: "Alan! Alive!" Par bonheur, elle réussit tout de même de véritables morceaux de bravoure, spécialement dans les passages où elle se retient d'être trop expressive. Sa déception lors de ses retrouvailles avec March est alors extrêmement bien jouée, et c'est avec beaucoup de charisme et de dignité qu'elle s'exprime avec, cerise sur le gâteau, une larme au coin de l’œil qu'elle fait sortir sans aucune difficulté et qui étoffe joliment la scène. Elle est aussi très douée pour estomper ses sourires après des moments de gaieté, sans compter que son dynamisme lui permet de créer une bonne complicité avec ses partenaires, quelle que soit la tonalité de la séquence. Je ne peux donc pas dire que la performance soit totalement réussie, bien que les aspects positifs l'emportent largement.

Herbert Marshall est quant à lui entièrement éclipsé par ses partenaires, et l'on perd un peu la complexité du personnage, qui a techniquement envoyé son meilleur ami dans une situation dangereuse par jalousie, mais qui est ensuite trop effacé pour intéresser quant à ses motivations. On appréciera surtout la scène touchante où March et Oberon lui apprennent leurs fiançailles, suite à quoi il sourit avant de cacher sa tristesse à sa mère en conservant sa contenance. La mère justement, incarnée par Janet Beecher, est également pas mal lorsqu'elle fait bien sentir qu'elle n'est pas dupe, mais le personnage est vraiment trop secondaire pour captiver. Je conclurai simplement sur eux en relevant qu'à travers une poignée d'actions, Marshall permet d'éviter certaines incohérences, notamment en prenant un verre des mains de Fredric March, aveugle, pour justifier que celui-ci puisse faire illusion, preuve que les scénaristes ou le réalisateur ont pensé à tout.

Émouvant et raffiné, avec tout ce qu'il faut de drame et de romance pour séduire, The Dark Angel vaut donc vraiment le coup d’œil et mérite bien un solide 7/10, ne serait-ce que pour la performance de Fredric March. On regrettera juste que Merle Oberon n'arrive jamais à m'éblouir autant que je l'aimerais, alors qu'il s'agit d'une actrice soucieuse de jouer que j'apprécie beaucoup.