samedi 24 octobre 2015

Haji Agha, acteur de cinéma (1933)


Si La Fille du Lorestan d'Ardeshir Irani reste le grand succès iranien de 1933, pour avoir été le premier film parlant en persan, ce ne fut pourtant pas la première fois qu'une œuvre suscita un engouement national dans les cinémas de Téhéran, comme en témoignent les bonnes recettes d'Abi et Rabi, le premier film d'Ovanes Ohanian sorti en 1930. Continuant sur sa lancée, le réalisateur arméno-iranien sortit Haji Agha, acteur de cinéma trois ans plus tard, sous le titre original حاجی آقا آکتور سینما, soit Haji Agha Aktor-e Cinema. Malheureusement, ce second opus ne remporta pas le succès escompté, la faute à des limitations techniques alors dépassées par La Fille du Lorestan, et à une date de sortie coïncidant avec le film d'Ardeshir Irani, soit deux éléments ayant fait très clairement pencher la balance du côté du film parlant. Est-ce une raison de considérer Haji Agha comme un moins bon film?

Tout d'abord, force est de reconnaître que oui, Haji Agha paraît, tout du moins à nous spectateurs contemporains, atrocement daté. Ou plus exactement, ç'aurait pu être un chef-d’œuvre... si ç'avait été un film de 1913! Mais en l'état, cette comédie accuse au moins vingt ans de retard, aussi bien sur le plan technique que sur le plan de l'intrigue, d'où un sentiment forcément mitigé. D'un point de vue technique, pour commencer, et en faisant abstraction des énormes problèmes de conservation qui font apparaître bien des tâches sur la pellicule, tout du moins sur la version traduite en français que j'ai pu dénicher dans le domaine public, on sait que le réalisateur eut pour seul matériel une caméra Pathé vieille de vingt ans. Est-ce un problème en soi? Je ne connais strictement rien en matériel et ne saurais-vous dire si l'âge d'une caméra influe sur la réalisation, mais quoi qu'il en soit, impossible de nier que le film a, visuellement, davantage l'air d'une production des années 1910 que d'une œuvre des années 1930, chose que la mise en scène d'Ovanes Ohanian ne fait rien pour arranger, le réalisateur se contentant de placer sa caméra dans un angle sans donner beaucoup de dynamisme à la scène, et laissant les acteurs se débrouiller pour donner du piquant au tout. Est-ce alors un problème technique ou un manque de maîtrise de la part d'un réalisateur à ses quasi débuts? Je suis incapable de le déterminer, n'ayant d'ailleurs pas vu Abi et Rabi, mais le ressenti est bel et bien là: ça fait vieux.

Cette impression de vieillerie est également renforcée par un scénario qui ne tient pas ses promesses. Et c'est dommage, car l'intention était très louable sur le papier, en l'occurrence montrer le conflit entre traditions et modernité dans la société iranienne d'alors, à travers les aventures d'un notable conservateur hostile au cinéma, qu'un réalisateur tente de filmer à son insu dans son quotidien, au gré de quiproquos en tous genres qui viennent bouleverser l'emploi du temps de chaque personnage. En fait, cette petite farce assez légère est franchement consistante dans ses grandes lignes, et ça reste largement plus maîtrisé que le scénario plus exotique de La Fille du Lorestan, où les chansons arrivent fort mal à propos, et où les réactions des protagonistes sont tout sauf logiques. A ce titre, Haji Agha est par comparaison un meilleur film, parce que l'intrigue aboutit quelque part tout en divertissant constamment, le tout en révélant les changements sociaux dans l'Iran des années 1930 de façon beaucoup plus subtile que la demoiselle du Lorestan, Ovanes Ohanian n'ayant pas besoin de donner une vision négative des modes de pensée anciens pour vanter les mérites de la modernité. L'idée de départ est donc très bonne, et l'histoire se suit finalement avec intérêt, mais hélas, le résultat ne dépasse pas le niveau de l'Arroseur arrosé, de quoi décupler cette impression d'archaïsme dont le film reste tributaire. En effet, l'intrigue n'est dans le détail qu'une succession de gags à mon avis déjà obsolètes en 1933, avec un premier personnage qui tente d'éteindre un incendie avec de l'eau de Cologne, un autre qui demande qu'on mette un mouchoir par terre avant de sauter d'un lampadaire, un autre qui trébuche en courant dans la rue, etc. Après, peut-être que pour un public iranien qui était alors sevré aux courts-métrages comiques européens, ce genre d'humour était à la mode, mais même, les tribulations d'Haji Agha lorgnent davantage du côté du début du siècle que vers l'avenir.

Par contre, on reconnaîtra à Ovanes Ohanian, qui interprète aussi le rôle du réalisateur dans le film, un certain talent comique bien à l'unisson de la tonalité de l'histoire, avec une gestuelle vivace et plutôt inspirée qui traduit bien la nervosité et les angoisses du personnage. Les autres interprètes ne m'ont pas autant marqué, n'étant pas très porté sur ce genre d'humour, mais Habibollah Morad n'est pas mauvais du tout dans le rôle du fameux Haji Agha, le notable filmé à son insu et déterminé à récupérer sa montre, allant jusqu'à se payer les services d'un fakir pour ce faire.

En définitive, Haji Agha est assez difficile à qualifier. C'est un film "de son temps" mais qui a quand même un pied dans le passé, l'autre n'étant pas loin de mordre la ligne également. Dès lors, pour une histoire destinée à vanter les mérites de la modernité, le résultat n'est pas forcément très heureux, mais tout de même, rendons grâce au réalisateur-acteur-scénariste de savoir rester parfaitement fidèle au ton de l'intrigue et d'apporter une conclusion satisfaisante à celle-ci, le tout en divertissant de manière plutôt honorable bien que la série de gags énumérés ne soit pas à même de m'arracher le moindre sourire, pour ma part. Quoi qu'il en soit, c'est comme je le disais plus consistant que La Fille du Lorestan, qui malgré le son de sa voix n'est finalement pas plus moderne du côté de la mise en scène qu'Haji Agha. C'est donc vers l'acteur qui s'ignore que va ma préférence.

lundi 19 octobre 2015

La Fille du Lorestan (1933)


La semaine dernière, nous avons voyagé entre la Bohême et la Pologne. Aujourd'hui, je vous propose de passer la soirée en Iran, en compagnie des deux films les plus anciens que j'ai pu trouver parmi la production cinématographique de ce pays.

Commençons avec دخترِ لُر‎‎, prononcer Dokhtar-e Lor, littéralement La Fille Lor, ou La Fille du Lorestan, par rapport à l'ethnie principalement nomade des Lors établie à l'ouest de la Perse, où se déroulent les trois quarts de l'intrigue. Tourné en 1932, ce film d'Ardeshir Irani a l'insigne honneur d'être la première production iranienne parlante, d'où son grand succès lorsqu'on le diffusa au public en 1933 dans deux cinémas de Téhéran, le Mayak et le Sepah. Je précise pour ma part avoir dû le regarder sans sous-titres, rareté oblige, mais avec un bon résumé sur les genoux, j'ai pu suivre l'intrigue sans problème majeur, comme si j'étais devant un film muet en attendant le prochain rebondissement.

L'histoire: Jadis kidnappée par des bandits et emmenée de force au Lorestan, Golnar s'est à présent métamorphosée en une jeune femme séduisante qui attise le désir du chef de la troupe, Gholi Khan, un homme loin d'être à son goût. L'arrivée de Jafar, un émissaire du gouvernement envoyé pour lutter contre le banditisme, offrira-t-elle à Golnar les moyens de s'échapper enfin?

En toute honnêteté, voilà un scénario tout à fait capable de me captiver sur le papier, d'autant que la promesse de voyages entre le désert persan et l'effervescence de Bombay reste particulièrement alléchante. Mais hélas, ni l'histoire ni le film ne tiennent leurs promesses, et l'on se retrouve finalement avec une œuvre très rudimentaire et plus ennuyeuse qu'autre chose, qui dissimule en outre un message politique pas franchement subtil puisque la finalité du propos est de vanter les mérites de la nouvelle dynastie des Pahlavi au détriment des valeurs jugées archaïques des Qadjar. Pour ce faire, les héros troquent les tenues traditionnelles des Lors en cours de route contre des costumes-cravates et robes du soir des plus modernes, tout en finissant en beauté par un hymne en musique au nouveau souverain, seul capable de débarrasser le pays du grand banditisme qui sévit encore. Quelle finesse! On ne voit pas du tout la ficelle employée! Néanmoins, quoi qu'on en pense, ce discours politique a le mérite de révéler les changements réels qui eurent lieu dans la société iranienne sous l'impulsion du nouveau chah, en particulier en matière vestimentaire avec une occidentalisation du costume littéralement imposée, ce que le film préfigure. Il est également fort possible que la vision négative des Lors présentée ici traduise la volonté d'unification du pays, les tribus nomades incarnant dans le film la société du XIXe siècle que l'élite intellectuelle iranienne voulait faire entrer dans la modernité. Je dis ça au conditionnel cependant: je n'ai pas de connaissances très fournies sur la question et j'ignore si c'était bel et bien ce qu'a voulu montrer Ardeshir Irani à travers les aventures de son héroïne.

D'ailleurs, en parlant d'aventures, le scénario fonctionne-t-il malgré tout, outre son message politique en filigrane? Malheureusement, pas vraiment, la faute à un problème de rythme, avec certains actes qui traînent en longueur (sans blague, il faut attendre au moins trois quarts d'heure avant qu'ait lieu la première tentative de fuite), et un problème d'équilibre avec des passages chantés totalement gratuits qui contredisent souvent ce qu'on vient de voir. Par exemple, Golnar s'ennuie royalement au Lorestan et en a vraiment assez de servir le thé aux brigands qui la retiennent captive. Eh bien que fait-elle? Elle se met à chanter ou danser sans qu'on le lui demande, juste histoire d'ajouter de la musique dans le tout, sans doute pour rentabiliser au maximum l'emploi d'une technique sonore révolutionnaire dans le cinéma d'alors. Et à votre avis, que fait l'émissaire à peine a-t-il garé son cheval contre un palmier lors de son arrivée céans? Il se met à chanter bien sûr! Donc, je suis envoyé par mon gouvernement dans une zone tribale peuplée de redoutables bandits, je n'ai absolument aucun subalterne pour m'épauler et je suis à des jours de marche de la ville la plus proche, en plein désert, et tout ce que je trouve à faire, c'est de chanter mon bonheur en posant le pied là-bas. D'accord.

On finit donc par se demander si les protagonistes ont quelque logique. Or, le film et le scénario accusent justement un autre problème lorsqu'on en vient à l'écriture des personnages, puisque tous rivalisent de clichés qui leur ôtent tout naturel et empêchent clairement le spectateur de se prendre au jeu de leurs aventures. En effet, les bandits, Gholi Khan en tête, sont des méchants si grotesques qu'ils seraient bien plus à leur place dans un cartoon des Looney Tunes, sans compter que les acteurs ne font rien pour estomper cette impression, en particulier le chef de la troupe qui écarquille les yeux à n'en plus finir en se tortillant la barbe. Jafar, joué de son côté par Abdolhossein Sepanta, également scénariste et producteur du film, est quant à lui assez oubliable, tandis que Golnar souffre elle aussi de l'écriture puisqu'elle alterne d'une fois sur l'autre entre docilité inconsistante et folie meurtrière de furie déchaînée, n'hésitant pas à tenter de poignarder des hommes quand l'envie la prend. On oscille donc entre le mythe de la sauvageonne à dompter et celui de la femme soumise et endurante, ce qui n'est pas très bon signe, et pas aussi moderne que le scénario voudrait le faire croire malgré sa teneur politique. Mais l'évidence est bel et bien là: Golnar sait menacer autrui d'une arme mais attend qu'un étranger arrive pour penser à s'enfuir, et l'amour la transforme subitement en fiancée docile qui fait les yeux doux à son sauveur lorsque celui-ci se met à chanter les louages du nouveau chah, grâce à qui elle ne craindra plus d'être enlevée.

Finalement, ce qui est intéressant dans cette affaire, c'est de relever que donner le premier rôle d'un film à une femme dans l'Iran de 1933 était une entreprise des plus audacieuses, Roohangiz Saminejad ayant même essuyé de vives critiques pour le simple fait d'avoir osé se montrer au regard du public, ce qui l'a rapidement conduite à se retirer au sommet de sa gloire, jusqu'à mourir oubliée de tous dans les années 1990. Actrice assez inexpérimentée, dont le jeu se résume à agiter les mains tout en parlant d'une voix sèche indépendamment des états d'âmes du personnage, elle aura tout de même eu le mérite d'avoir osé se porter volontaire pour ce rôle alors hautement sulfureux, et on lui saura au moins gré de son courage. Pour la petite histoire, ceux qui parlent le persan vous diront qu'elle avait un accent de l'est assez prononcé, ce qui aurait apparemment conduit Abdolhossein Sepanta à préciser dans le scénario que le pays d'origine de Golnar était bel et bien la province de Kerman, afin de justifier son accent devant les spectateurs, preuve que le film a quand même été élaboré avec soin et réflexion.

En définitive, La Fille du Lorestan n'est pas une découverte désagréable, mais dire que c'est un bon film relèverait d'une générosité trop grande pour être honnête. Sincèrement, même la course-poursuite avec les bandits est filmée de façon bien trop plate, ce qui ne fait qu'ajouter un défaut aux problèmes déjà énoncés. Cette expérience n'aura cependant pas été une heure volée, car d'un point de vue culturel, c'était très intéressant de découvrir ce regard d'époque sur la société iranienne, quand bien même l'histoire reste éminemment romanesque. Après tout, si le succès fut aussi immense qu'inespéré, c'est bien que le film a énormément compté pour les spectateurs de 1933, alors nourris aux courts-métrages comiques européens. Son effet n'est donc pas à nier.

samedi 17 octobre 2015

Orfeoscars 1930: chanson originale

Aujourd'hui, jouons avec les chansons de cinéma sorties en 1930. A piocher parmi les films listés dans l'inventaire qui paraîtra... quand j'aurai le temps!

Mes demi-finalistes

Der blaue Engel: "Ich bin die fesche Lola" (Paroles et musique: Friedrich Hollaender): les paroles ne volent peut-être pas haut du tout, avec ce jeu de mot très subtil sur un pianola qu'on ne doit pas toucher, mais d'un côté, ça sert bien le propos puisque cette chanson est entendue dans un bouge infâme d'un quartier miteux, et de l'autre, la mélodie me donne constamment envie de danser. "Kinder, heute Abend, da such' Ich mir was aus" (Paroles et musique: Friedrich Hollaender): mêmes remarques que pour la chanson précédente. Les mesures instrumentales sont délicieuses.


The Big Pond: "Livin' in the Sunlight, Lovin' in the Moonlight" (Paroles et musique: Al Sherman & Al Lewis): la chanson la plus dynamique du film, et qui en restitue bien le côté réjouissant. Malgré tout, c'est encore mieux en version instrumentale pour danser.


Dixiana: "Dixiana" (Musique: Harry Tierney, Paroles: Benny Davis): je ne me souviens plus de ce que donne la version d'origine, mais cette reprise est dynamique et dansante au possible, tout en évoquant agréablement l'immortel hymne du Vieux Sud. Les paroles ne sont pas des plus subtiles, mais c'est loin de nuire au propos, si tant est qu'il y ait un propos dans cet assemblage du numéros musicaux.


Die Drei von der Tankstelle: "Ein Freund, ein guter Freund" (Musique: Werner Heymann, Paroles: Robert Gilbert): c'est en quelque sorte l'hymne du film et les paroles restituent bien l'esprit des trois camarades, tandis que la musique, à mi-chemin entre la marche militaire et la danse mondaine, est devenue mythique pour de bonnes raisons. Des versions instrumentales consécutives à la sortie du film sont également bien sympathiques.


Let's Go Native: "It Seems to Be Spring" (Musique: Richard Whiting, Paroles: George Marion Jr.): je n'arrive pas à mettre la main sur la version originale, alors contentons-nous de cette reprise sympathique, qui donne envie de danser en attendant le retour du printemps.


Monte Carlo"Always in All Ways" (Musique: Richard Whiting & W. Franke Harling, Paroles: Leo Robin): si Jeanette MacDonald est irrésistible en tant qu'actrice dans ce rôle particulier, elle n'est hélas pas au meilleur de sa forme avec les chansons du film, Always ayant tout de même l'avantage d'être la seule qui soit inspirante dans le lot. Toujours est-il que les plus hautes notes sont trop lourdement chantées, mais le jeu de mot dans les paroles sied bien à l'atmosphère recherchée, tandis que la mélodie est quant à elle réjouissante, et reste idéale pour une reprise dansée lors d'un bal.


Sunny Skies: "You for Me" (Paroles et musique: Will Jason & Val Burton): je ne me souviens pas non plus de la version originale dans le film, mais cette reprise impossiblement sympathique me rappelle qu'il y avait effectivement un bon numéro dans le tout. Sans doute parce que ce n'était pas chanté par l'horrible Marjorie Kane et sa voix de bébé.


Whoopee: "I'll Still Belong to You" (Musique: Nacio Herb Brown, Paroles: Edward Eliscu): c'est un brin langoureux, mais c'est parfait pour une romance, et les accords me plaisent vraiment, même si je préfère tout de même la reprise par l'orchestre de Leonard Joy. Toujours est-il que c'est davantage My Baby Just Cares for Me qui est passé à la postérité dans cet ensemble, mais honnêtement je n'en suis pas fan, et j'aime encore moins le grimage en Africain d'Eddie Cantor dans un autre passage du film.


Mes finalistes

Der blaue Engel: "Ich bin von Kopf bis Fuß auf Liebe eingestellt" (Paroles et musique: Friedrich Hollaender): comme je le disais dans l'article sur les actrices, c'est la chanson qui restera indéfiniment associée à Marlene Dietrich, au point que c'était toujours celle-ci que l'on jouait lorsque la dame faisait une apparition en public. Il faut dire que cette mélodie entêtante reste la grande force de la chanson, mais les paroles ne sont pas en reste, à force de bien restituer l'esprit d'une cabaretière prête à donner de l'amour, quand bien même les hommes qui virevoltent autour d'elle se brûlent tels des papillons à la lumière... La meilleure définition de Lola Lola, c'est certainement celle-ci.


Dixiana"Mr. and Mrs. Sippi" (Musique: Harry Tierney, Paroles: Anne Caldwell): on peut rêver meilleur chanteur, mais la chanson n'en reste pas moins une petite merveille, pour allier un jeu de mots sympathique à une atmosphère Vieux Sud particulièrement plaisante, soit une alliance qui donne toute sa cohérence à l'ensemble. D'ailleurs, il suffit d'écouter la version plus légère de Nat Shilkret pour s'émerveiller, et trouver que cet air fort mélodieux tire vraiment ce film insipide et raté vers le haut. Dommage que l'oeuvre en tant que telle, justement, ne fasse pas l'effort de raconter quelque chose, malgré de sympathiques numéros musicaux, dont celui-ci.


Die Drei von der Tankstelle: "Liebling, mein Herz läßt Dich grüßen" (Musique: Werner Heymann, Paroles: Robert Gilbert): une jolie ballade tout en douceur qui accompagne à merveille le moment le plus romantique du film, au gré de paroles agencées comme une carte de vœux: "Chéri(e), mon cœur vous envoie son amour... C'est bientôt le printemps... Ne nous disons plus "vous" mais "tu"... Par ailleurs, les accords sont vraiment harmonieux et si ce qu'on entend dans le film semble un peu trop languissant, on sent bien que la mélodie a du potentiel pour des réorchestrations plus dynamiques qui vont d'ailleurs comme un gant à cette charmante comédie musicale.


Let's Go Native: "My Mad Moment" (Musique: Richard Whiting, Paroles: George Marion Jr.): en définitive, Jeanette est bien plus à son aise ici d'un point de vue musical, bien que Let's Go Native ne soit pas un meilleur film que Monte Carlo. Il faut dire que la mélodie est ravissante, servie par un tempo assez lent qui lui sied bien. J'avoue en revanche ne pas trop prêter attention aux paroles, qui ne déparent cependant pas du tout dans cette comédie romantique. Ici, une reprise très sympa et plus dynamique, qui prouve que la mélodie a très bien tenu le coup et peut être aussi bien jouée à l'occasion d'un bal.


Morocco: "What Am I Bid for My Apple?" (Musique: Karl Hajos, Paroles: Leo Robin): les paroles sont gentiment vulgaires, mais au moins, ça a le mérite de faire rire les légionnaires stationnés dans le coin, et ça colle assez bien à l'esprit vénéneux de la tentatrice-vendeuse de pommes en question. Maintenant, s'il est difficile de parler d'une grande chanson, celle-ci a tout de même l'énorme avantage d'être portée par une ritournelle envoûtante que je peux écouter inlassablement. Vraiment, cette répétition du refrain lorsque Marlene se promène parmi le public n'ennuie jamais, et ça a au contraire quelque chose de fortement addictif.


Voilà où j'en suis dans l'immédiat, sachant que des changements sont toujours possibles, bien que je sois amplement satisfait avec mes cinq finalistes. Pour la victoire, ça se jouerait plutôt entre les deux chansons allemandes, parmi lesquelles j'hésite énormément: celle de l'Ange bleu définit parfaitement son héroïne mythique, mais celle de la station-service est une découverte plus fraîche qui me réjouit davantage actuellement. On verra ce que donne un peu plus de recul. Autrement, comme Die Drei von der Tankstelle n'aurait pas été éligible pour les Oscars en 1930, je l'aurais sans doute remplacé par Always in All Ways de Monte Carlo, et aurais par conséquent donné la victoire à l'Ange bleu.


Autres chansons dignes d'intérêt

Animal Crackers"Hello, I Must Be Going" (Musique: Harry Ruby, Paroles: Bert Kalmar): une chanson dont je ne suis pas vraiment friand, mais qui reste sympathique malgré tout. "Why Am I So Romantic?" (Musique: Harry Ruby, Paroles: Bert Kalmar): celle-ci me plaît mieux.


Der blaue Engel: "Nimm Dich in Acht vor blonden Frau'n" (Paroles et musique: Friedrich Hollaender): comme pour les autres chansons du film à l'exception de "Ich bin von Kopf bis Fuß auf Liebe eingestellt", la mélodie reste très dansante, et le pouvoir de divertissement est bel et bien au rendez-vous. Ça tombe bien vu le sujet en question.


The Big Pond"Mia Cara" (Paroles et musique: Sammy Fain, Irving Kahal & Pierre Norman): c'est agréable, mais sans plus. "You Brought a New Kind of Love to Me" (Paroles et musique: Sammy Fain, Irving Kahal & Pierre Norman): impossible de retrouver la version originale par Maurice Chevalier, ce qui n'est peut-être pas plus mal au demeurant. La chanson est sympa mais ça me fait surtout penser à My Mad Moment de Let's Go Native, en moins inspirant ceci dit.


The Cuckoos: "Wherever You Are" (Musique: Harry Ruby, Paroles: Bert Kalmar): une chanson somme toute sympathique dans un film absolument oubliable. Le clou du spectacle reste néanmoins le coloré "Dancing the Devil Away" des mêmes auteurs, bien que je n'aime pas particulièrement la chanson malgré quelques mesures dynamiques.


Die Drei von der Tankstelle"Erst kommt ein großes Fragezeichen" (Musique: Werner Heymann, Paroles: Robert Gilbert): comme pour les autres chansons du film, les enregistrements plus rythmés sortis après coup sont encore plus sympas. "Halloh! Du süße Frau!(Musique: Werner Heymann, Paroles: Robert Gilbert): une chanson rigolote qui sied bien au numéro comique des deux acteurs lors de leur rencontre, et qui n'est pas sans rappeler les échanges savoureux entre Lillian Roth et Lupino Lane dans The Love Parade.


Good News: "If You Are Not Kissing Me" (Musique: Nacio Herb Brown, Paroles: Arthur Freed): ça se laisse tout à fait écouter, mais une fois de plus, je préfère la reprise plus endiablée de Nat Shilkret.


Just Imagine: "The Drinking Song" (Musique: Ray Henderson, Paroles: Lew Brown & Buddy DeSylva): une grosse beuverie entre serveurs bien habillés. Pourquoi pas? "Never Swat a Fly" (Musique: Ray Henderson, Paroles: Lew Brown & Buddy DeSylva): là encore, c'est dynamique, et je suis loin de détester, bien que ça risque de ne pas être très mémorable après coup.


Let's Go Native: "Let's Go Native" (Musique: Richard Whiting, Paroles: George Marion Jr.): comme pour les autres chansons du film, impossible de remettre la main sur la version originale, mais ce fox-trot n'en reste pas moins sympathique à souhait.


Lord Byron of Broadway: "A Bundle of Old Love Letters" (Musique: Nacio Herb Brown, Paroles: Arthur Freed): c'est trop langoureux au départ, mais étant friand de chansons américaines de ces années-là, j'y trouve tout de même un certain plaisir. Et puis le tempo s'enflamme dans la deuxième partie! "Only Love Is Real" (Musique: Nacio Herb Brown, Paroles: Arthur Freed): comme pour bien des chansons de l'année, je ne parviens pas à remettre la main sur l'extrait original. N'en reste pas moins une reprise sympathique. "Should I?" (Musique: Nacio Herb Brown, Paroles: Arthur Freed): la mélodie est là aussi fort charmante. "The Woman in the Shoe" (Musique: Nacio Herb Brown, Paroles: Arthur Freed): c'est le clou du spectacle, et les décors rendent ce numéro correct mais sans plus davantage mémorable que "Blue Daughter of Heaven".


Madam Satan: "All I Know" (Musique: Jack King, Paroles: Elsie Janis): c'est assez intimiste pour illustrer cette danse entre deux partenaires, et assez dansant pour divertir constamment. "The Cat Walk" (Musique: Herbert Stothart, Paroles: Clifford Grey): pas forcément une grande chanson, mais la mélodie est sympa, et ça fait agréablement pendant à l'infernal Ballet mécanique du même Stothart.


Monte Carlo"Beyond the Blue Horizon" (Musique: Richard Whiting & W. Franke Harling, Paroles: Leo Robin): curieusement l'un des hymnes les populaires de Jeanette MacDonald. Ce n'est pas mal en soi, mais ça vaut davantage le coup pour la mise en scène du voyage en train que pour les paroles ou la mélodie en tant que telles.


Reaching for the Moon: "When the Folks High Up Do the Mean Low-Down" (Paroles et musique: Irving Berlin): pas ma chanson préférée de l'année, vraiment pas, mais c'est dansant.


Safety in Numbers: "I'd Like to Be a Bee in your Boudoir" (Musique: Richard Whiting, Paroles: George Marion Jr.) et "My Future Just Passed" des mêmes auteurs: deux chansons agréables, mais pas forcément mémorables, à l'image du film.


Sous les toits de Paris: "Sous les toits de Paris" (Musique: Raoul Moretti, Paroles: René Nazelles): n'étant pas du tout le plus grand amateur de chanson française, je vous propose ici une version essentiellement instrumentale, la version chantée par Albert Préjean m'exaspérant quelque peu. Malgré tout, ça reste un bon hymne pour le film.


Whoopee: "The Song of the Setting Sun" (Musique: Walter Donaldson, Paroles: Gus Kahn): en soi la chanson n'a aucun intérêt, et l'introduction chantée est même assez pesante, mais la mélodie dansée est trop entraînante pour être ignorée.


Young Man of Manhattan: "I've Got 'It' But 'It' Don't Do Me No Good" (Paroles et musique: Irving Kahal, Pierre Norman & Sammy Fain): la version introduite par Ginger Rogers est assez épouvantable, alors voici celle par Annette Hanshaw, plus agréable.


Ce sera tout pour le moment. Je fais volontairement l'impasse sur The Lottery Bride où chaque chanson arrive très mal dans l'histoire, sans qu'aucune n'y soit très mémorable de toute façon. Et sauf erreur de ma part, King of Jazz et Follow Thru ne contiennent pas de morceaux originaux.

vendredi 16 octobre 2015

Orfeoscars 1930: meilleure actrice internationale

J'abandonne un moment les Oscars pour me concentrer sur les Orfeoscars, en arrêtant de me soucier des dates de sortie aux États-Unis afin de prendre en compte un plus grand nombre de régions, et par-là même donner à mon blog un nouveau souffle. Par ailleurs, ayant envie de passer à autre chose après avoir étudié 1930 de long en large cette année, je commence par-là afin d'en finir au plus vite. La seule nouveauté par rapport à mes anciens articles, c'est que je listerai toutes les performances qui méritent à mon sens d'être vues pour une année donnée, quand bien même elles ne franchissent pas le cap des nominations. Ça me semble plus intéressant que de déterminer un top 5 pas toujours représentatif, ou de lister toutes les interprétations médiocres en fin d'article. Ah oui, et tant que je n'ai pas couvert un grand nombre d'année, je me refuse à choisir des lauréat(e)s dans l'immédiat, à moins qu'une personne fasse vraiment la course en tête.

Pour rappel, la liste des films vus pour 1930, classés par pays, même si tous ne sont pas à prendre en compte concernant les premiers rôles féminins:


États-Unis: Abraham Lincoln (Griffith), All Quiet on the Western Front (Milestone), Animal Crackers, Anna Christie (Brown), The Bad Man, The Bat Whispers, The Big House (Hill), The Big Pond, The Big Trail (Walsh), Borrowed Wives, Check and Double Check, City Girl (Murnau), Clancy in Wall Street, The Cuckoos, Danger Lights, Dangerous Nan McGrew, The Dawn Patrol (Hawks), The Devil's Holiday (Goulding), The Divorcee (Leonard), Dixiana, Fast and Loose, Feet First, Follow Thru, Framed, Free and Easy, Going Wild, Good News, Hell's Angels (Hughes), Hell Harbor, Her Man, Holiday, Hook Line and Sinker, Inside the Lines, Just Imagine, King of Jazz, Ladies in Love, Ladies Love Brutes, Ladies of Leisure (Capra), A Lady to Love (Sjöström), The Last of the Duanes, Laughter (Abbadie d'Arrast), Let's Go Native (McCarey), Let Us Be Gay (Leonard), Liliom (Borzage), Lord Byron of Broadway, The Lottery Bride, Madam Satan (DeMille), Min and Bill (Hill), Monte Carlo (Lubitsch), Morocco (Sternberg), Night Work, Only the Brave, Our Blushing Brides (Beaumont), Outside the Law, Paradise Island, Party Girl, The Pay-Off, Peacock Alley, Reaching for the Moon (Goulding), The Return of Dr. Fu Manchu, Romance (Brown), Safety in Numbers, Sarah and Son (Arzner), Seven Days' Leave, The Silver Horde, Sin Takes a Holiday, Song o' My Heart (Borzage), Sunny Skies, Tom Sawyer, The Unholy Three (Conway), Up the River (Ford), Whoopee!, Young Man of Manhattan.

France: L'âge d'or (Buñuel), Le Mystère de la chambre jaune (L'Herbier), Prix de beauté (Genina), Sous les toits de Paris (Clair). Cas particulier: Le Roman de Renart (Starewitch). Le numéro 472 de La Petite Illustration, du 22 mars 1930, lui consacre un dossier de trois pages en précisant bien qu'il s'agit d'une production de 1930, mais le temps de sonoriser le tout, la première n'eut lieu qu'en 1937, et seulement en 1941 pour la version française actuellement disponible.

Japon: 朗かに歩め/Hogaraka ni ayume/Va d'un pas léger (Ozu), その夜の妻/Sono yo no tsuma/L'épouse de la nuit (Ozu).

Royaume-Uni: Borderline (Macpherson).

Tchécoslovaquie: Tonka Šibenice (Anton).

Union soviétique: Земля/Zemlya/La Terre (Dovjenko).

PS: comme il s'agit là de la troisième version de cet article, je prends le parti de ne pas trop me casser la tête et de recopier l'essentiel de ce que j'avais écrit de prime abord: je ne veux pas non plus y passer deux mois, alors navré pour l'impression de "déjà vu".

Mes demi-finalistes

Nancy Carroll dans Laughter: Si l'on ne s'étonnera guère de savoir que le nom de Nancy Carroll est aujourd'hui franchement oublié dans les mémoires de cinéphiles, la faute à une carrière trop courte et une filmographie assez modeste, force est de reconnaître que la dame est pourtant l'une des actrices les plus incontournables de l'époque, et il suffit vraiment de regarder ne serait-ce que l'une de ses performances pour comprendre pourquoi elle fut également l'une des superstars des débuts du parlant. Son interprétation dans Laughter, son meilleur film de l'année, en est un parfait exemple, puisqu'elle rend entièrement justice à la tonalité comique du propos, mais aussi à ses accents les plus dramatiques, le tout grâce à un charisme de grande ampleur qui lui permet de crever l'écran sans qu'on puisse parler d'expression galvaudée dans ce cas. Ainsi, lorsqu'on lui demande de se montrer sérieuse, elle ne s'efface jamais derrière qui que ce soit et prend de jolies expressions profondes assez inspirées. Et lorsque le texte lui demande d'être drôle, elle n'hésite pas à se donner à 100%, en particulier lors de la grande scène ahurissante où elle s'amuse à servir le thé déguisée en ours! A la réflexion, la clef de cette performance, c'est que malgré son charisme monstrueux, l'actrice parvient toujours à créer une bonne alchimie avec ses partenaires, notamment avec Diane Ellis, dont les échanges sont judicieusement souriants, et surtout avec Fredric March, avec qui elle semble s'entendre à merveille, et dieu sait s'il est difficile de rester absolument mémorable devant un Fredric March au meilleur de sa forme, tout du moins pour moi qui en suis très amoureux. Quoi qu'il en soit, tout fonctionne idéalement ici, et toute amusante soit-elle, Nancy Carroll n'oublie jamais de suggérer un certain côté antipathique dont est tributaire son personnage, la force du scénario étant justement de renverser la vapeur en donnant l'avantage aux personnes les plus arrivistes. Ce qui n'est nullement un empêchement à la séduction et, à la différence de la performance suivante, on ressent vraiment quelque chose pour cette héroïne, bien qu'elle ne soit pas des plus sympathiques.


Marlene Dietrich dans Der blaue Engel: Marlene Dietrich dans l'Ange bleu, c'est le mythe absolu, au point qu'on croit souvent que ce fut son premier film, et il est d'ailleurs très intéressant de relever qu'à chaque fois que la star a fait une apparition publique, ses entrées ont toujours été accompagnées de l'air "Falling in Love Again", ou plus exactement "Ich bin von Kopf bis Fuß auf Liebe eingestellt", pour reprendre la version allemande dont nous parlons ici. Marlene restera donc toujours associée à la piquante Lola, et si le rôle l'a immédiatement propulsée au sommet, c'est autant à mettre sur le compte du divin Sternberg qui savait décidément très bien filmer sa muse, que sur le compte de l'interprète, qui a défaut d'être la plus talentueuse de sa génération peut au moins se targuer d'être la plus charismatique du lot. Et c'est justement pour ça que sa performance paraît toujours aussi fraîche aujourd'hui, Lola Lola étant avant tout une démonstration de charisme. Ainsi, le personnage a beau ne pas évoluer du tout d'un bout à l'autre de l'intrigue, la personnalité de Marlene suffit à captiver à chaque seconde, et ce d'autant plus qu'elle sait parfaitement ne pas se prendre au sérieux, qu'il s'agisse de jouer à la cabaretière vulgaire qui s'amuse avec les hommes sans jamais se soucier du lendemain, ou de se mettre à caqueter en plein repas, au grand dam du professeur déchu. L'aura de la dame fait donc la performance, mais outre la séduction, s'agit-il d'un grand rôle pour autant? A vrai dire, pas vraiment. En effet, Lola reste de prime abord l'un des archétypes les plus misogynes qui soient, à savoir la tentatrice qui mène les hommes à leur perte sans sourciller, ce qui manque cruellement de profondeur et empêche très clairement le spectateur de ressentir quelque chose pour elle, à la différence d'autres femmes fatales pourtant plus sciemment nocives dans l'histoire du cinéma. La majorité des cinéphiles préfère alors Marlene dans l'Ange bleu, au détriment de Morocco, mais l'héroïne marocaine est tellement plus émouvante en comparaison que ma préférence ne fait aucun doute. Néanmoins, le mythe est bel et bien au rendez-vous ici, et impossible de nier la fascination qu'exerce l'extraordinaire charisme de la star sur moi, quand bien même son personnage et son interprétation légère me laissent un peu froid.


Greta Garbo dans Romance: Certes, la Cavallini n'est pas son plus grand rôle, mais le personnage est tellement charmant que je ne peux m'empêcher de l'adorer, et de passer un excellent moment en sa compagnie. Il faut dire que cette cantatrice italienne se montre toujours vivace et pleine de charme, à l'image de son flirt lors de la réception de départ, sans oublier sa spontanéité naturelle lorsqu'elle parle aux musiciens italiens depuis sa fenêtre, de quoi me séduire amplement. Par ailleurs, l'actrice sait éviter le mélodrame dans les moments les plus sérieux, au point qu'elle rayonne toujours tout au long du film, d'où un ravissement qui va de pair avec cette ambiance extrêmement divertissante de vacances hivernales à New York, malgré la platitude étonnante de la réalisation de Clarence Brown. Quoi qu'il en soit, Garbo illumine le film de sa personnalité tout en composant réellement son personnage, ce qui suffit à me faire passer un excellent moment pour moi qui aime autant l'actrice que l'héroïne. Ceci dit, force est de reconnaître que tout n'est pas au point dans cette interprétation, à commencer par cet accent suspect au possible dont les "r" gutturaux roulés sur plusieurs secondes n'ont rien de suave ni de latin, mais il me faut avouer que le charme général qui se dégage de ce rôle éminemment sympathique suffit à estomper ces quelques défauts de fabrication. On contourne également la séquence d'opéra sans prendre de gants, mais Garbo n'ayant pas de formation musicale, on le pardonnera volontiers. Par ailleurs, sa performance trouve le moyen de sortir constamment grandie par l'incessante comparaison qui s'impose entre l'actrice et son partenaire masculin franchement indigeste, voire avec le reste d'une distribution assez peu subtile, entre les sœurs aigries et un Lewis Stone trop égal à lui-même. Dès lors, Rita Cavallini n'est peut-être pas Marguerite Gautier, Romance est peut-être bien loin d'égaler Camille, mais il n'en reste pas moins que le film comme le personnage laissent une impression entièrement positive qui donne envie d'y revenir assez souvent.


Ann Harding dans Holiday: Dans un rôle auquel elle fait pleinement justice et où elle ne souffre aucunement de la comparaison avec Katharine Hepburn, Ann Harding fait preuve d'une classe, d'un dynamisme et d'une repartie qui piquent d'emblée l'intérêt, comme lorsqu'elle pousse sa sœur du coude à l'église pour la rassurer, sans compter qu'elle est encore très drôle dans le mode inquisitoire, en questionnant sans aucun problème, et avec une pointe d'humour, le héros sur sa situation financière. Elle crée également une complicité immédiate avec Mary Astor avant que leurs différences de points de vue ne les éloignent, sans oublier de renvoyer une image protectrice lorsqu'elle tapote gentiment les mains de sa sœur pour l'apaiser, bien que le résultat tombe un peu à l'eau à mesure qu'Astor révèle sa vraie personnalité. C'est l'une des raisons pour lesquelles on lui préférera tout de même sa collègue, d'autant qu'à force de vouloir la consoler, Ann Harding se lance dans des envolées lyriques se voulant réconfortantes mais qui passent de plus en plus mal face à la force rêche d'Astor, d'autant que cette alternance entre des passages très naturels et des répliques beaucoup plus théâtrales n'est pas des plus heureuses dans une adaptation cinématographique, à l'image de son vibrato sur des phrases tout à fait quelconques telles "Ooooooh! Let me do it for you! Leeeeet me do something for you once!" D'ailleurs, Harding joue de la même façon lors d'un conflit avec son père, qui lui reproche de ne pas paraître à la fête publique au rez-de-chaussée, mais cette fois-ci, ses envolées théâtrales sont atténuées par son regard défiant qui souligne la véritable force de l'héroïne. En fait, la théâtralisation passe évidemment beaucoup mieux quand Linda se met en scène et tente de dérider l'atmosphère: "I think he is a verrrrry good number". Finalement, si ces fameuses envolées tranchent quelque peu parmi le reste du casting, on retiendra avant tout une performance d'actrice excessivement charmante, avec toujours un brin d'humour même quand Linda est déçue (voir la scène où son frère Ned lui dit qu'il a compris ses sentiments, à quoi elle répond: "Give me some water."), et sa présence d'esprit reste constamment rafraîchissante.


Jeanette MacDonald dans Monte Carlo: Une fois n'est pas coutume, Lubitsch a été bien peu inspiré pour ce film, que ce soit à cause de certaines scènes qui rappellent trop The Love Parade sans pour autant prétendre à son brillant, ou à cause d'un casting de seconds rôles peu judicieux, en particulier ZaSu Pitts, l'actrice la moins drôle de l'univers qu'on s'est à nouveau obstiné à caser dans une comédie, et Jack Buchanan, qui réussit l'exploit de me faire regretter Maurice Chevalier, c'est dire. Par ailleurs, si le film se propose d'exploiter à nouveau les talents musicaux de Jeanette MacDonald, force est de reconnaître qu'aucune chanson n'est assez mémorable, Beyond the Blue Horizon compris, pour la faire briller dans ce registre, à part éventuellement Always in All Ways. Néanmoins, malgré toutes les embûches mises sur sa route, super Jeanette arrive largement à tirer son épingle du jeu, et si elle mérite absolument d'être citée ici, voire d'être à deux doigts de finir dans le top 5, c'est aussi parce qu'elle tire à elle seule le film vers le haut. Il faut dire que contrairement à tous ses partenaires, lorsqu'elle décide d'être drôle, elle est... hilarante! Vraiment. Rien que l'introduction qui la voit fuir une cérémonie en robe de mariée pour se jeter dans un train est à mourir de rire, et chaque tic comique de l'actrice, savamment dispensés ça et là, souligne qu'elle sait parfaitement ce qu'elle fait, à l'image de sa façon atrocement mignonne de s'enthousiasmer pour un séjour à Monte Carlo, lever de doigt et large sourire à l'appui. Et tout ça n'est qu'un avant-goût de ce qu'elle réserve par la suite, le sommet de sa performance restant cette séquence ahurissante où on lui masse le cuir chevelu, et où elle n'est jamais loin de friser l'orgasme, avant de s'ébouriffer de dépit à la moindre contrariété. En définitive, elle est la seule du casting à ne pas se prendre au sérieux, de quoi décupler mon estime pour sa performance. La seule chose qui me retient de la nommer, outre la petite concurrence en face, c'est que je la sélectionne déjà trois fois pour des Lubitsch dans un court laps de temps, et celui-ci étant leur collaboration la moins étincelante, je préfère finalement faire l'impasse dessus, quand bien même l'actrice s'en donne à cœur joie et a peut-être davantage de choses à faire par elle-même que dans les autres.


Ita Rina dans Tonka  Šibenice: Comme je le disais dans un article récent, Tonka  Šibenice est un film décevant dans sa seconde partie, puisque après un premier acte faisant la part belle à la personnalité et aux désirs de l'héroïne, on passe à une suite sans fin de drames en tous genres dans laquelle Tonka devient de plus en plus passive, sans jamais se rebeller contre ce qui lui arrive, ce qui n'est même pas particulièrement logique par rapport à sa forte volonté révélée au départ. Ceci dit, ça n'empêche pas la performance d'actrice de s'élever au-dessus d'un scénario misérabiliste franchement daté, et l'on félicitera Ita Rina de savoir rester fidèle à la psychologie de son personnage, alors même que le texte l'incite à d'impardonnables infidélités. Ainsi, elle est autant crédible en hétaïre un peu sûre d'elle qu'en clocharde laminée, sa grande force étant qu'elle parvient à connecter ces deux parties sans qu'on doute jamais qu'il s'agit du même personnage, l'hétaïre étant rongée par le doute sous sa façade légèrement arrogante envers ses consœurs, et la clocharde faisant toujours preuve d'une certaine intensité même si le scénario s'ingénie à la rendre totalement passive. Tout du moins sa disgrâce est-elle rendue cohérente, et l'on rendra grâce à l'actrice de se garder d'être trop expressive comme d'autres actrices du muet auraient pu l'être dans un tel rôle, au point qu'elle touche beaucoup plus facilement qu'avec un déploiement d'effets, malgré son maquillage final qui sert bien le rôle, de toute façon. Elle est en tout cas très charismatique de bout en bout, de telle sorte qu'elle s'impose bel et bien comme la lumière du film. Malgré tout, il m'est difficile de lui faire passer le cap des nominations, la faute à cette deuxième partie vraiment peu intéressante dans le parcours du personnage, à présent trop passif malgré son regard perçant. En outre, la dame vient de perdre un précieux capital sympathie depuis qu'il s'avère qu'elle s'est d'abord fait connaître par un concours de beauté: ça c'est vraiment gênant. Heureusement que son charisme et son talent non feint rattrapent le coup et justifient sa brève mais très intéressante carrière au cinéma.


Norma Shearer dans The Divorcee: En parlant de divorcées, j'ai davantage de goût pour sa Mary Haines de The Women, mais impossible de nier que Jerry Martin reste l'un de ses plus grands rôles, d'autant que c'est arrivé à une bonne époque pour l'actrice qui désirait changer son image qu'elle jugeait alors trop "saine". Pourtant, tout le monde lui a déconseillé de jouer ce personnage, et Irving Thalberg lui-même pensait qu'elle n'avait pas la personnalité requise pour jouer une divorcée, thème sulfureux pour l'époque. Il a donc fallu une séance de photos osées pour que Norma parvienne à convaincre la MGM de lui laisser le rôle, ou tout du moins de l'arracher des mains de cette satanée Joan Crawford, et bien lui en a pris, car l'héroïne lui va comme un gant. En effet, Norma brille de mille feux dans l'aspect léger du film, faisant un sort à une série de répliques coquines parfaitement savoureuses ("I can't scream!"), et n'hésitant pas à flirter avec la gent masculine une fois sa liberté retrouvée, avec en prime un délicieux sourire lors de la fête du nouvel an. On notera aussi qu'elle est très à l'aise en socialite épanouie, ce qu'on avait déjà pu voir auparavant dans Their Own Desire, de quoi ajouter au charme de cette performance. Néanmoins, si la partie comédie révèle une véritable fraîcheur dans son jeu d'actrice, la partie plus sérieuse a malheureusement tendance à souligner quelque peu les limites de son interprétation, Norma partant parfois dans des envolées lyriques un peu mièvres, notamment lorsqu'elle tente de retenir Chester Morris, et ne nous épargnant pas certains gestes ampoulés un peu maladroits. Mais même dans ces moments-là, elle garde malgré tout une classe folle, surtout lors de ses retrouvailles avec Dot où l'on apprécie sincèrement la noblesse de l'héroïne, et avouons que les défauts de cette performance s'effacent très rapidement au profit de ses qualités, puisque ce sont principalement les passages enjoués qui retiennent l'attention. De toute façon, malgré les réserves énoncées, on tient là une délicieuse composition typiquement pré-Code, et lorsque les critiques professionnels définissent Norma Shearer comme "the first American film actress to make it chic and acceptable to be single and not a virgin on screen", ce n'est que trop vrai, et ce rôle rend tout à fait justice à une telle description.


Mes finalistes

5. Marlene Dietrich dans
Morocco

Malgré les images absolument mythiques de Marlene en costume embrassant l'une des clientes du cabaret sur la bouche, la performance en tant que telle reste éminemment contentieuse, puisqu'on a d'un côté les admirateurs éblouis par le fascinant charisme de la dame, et de l'autre ceux pour qui l'actrice ne joue pas vraiment, et se contente d'être très joliment filmée par Sternberg. Sans aucune surprise, je fais partie des premiers, mais j'entends tout à fait les arguments des détracteurs: oui, il est clair que Marlene a essentiellement suivi les ordres de son mentor sans afficher une palette expressive très étendue, et concrètement, elle ne joue qu'avec deux expressions, très justement exécutées ceci dit, via ses regards désabusés un peu déprimés et ses sourires légèrement ironiques. Cependant, nous parlons bien de Marlene Dietrich, la femme la plus charismatique de l'univers et l'une des mes idoles absolues, que je vénère depuis l'enfance, ce qui me rend totalement partial. Alors, peu importe qu'il y ait en fait peu de choses à dire sur l'interprétation en tant que telle, que Marlene récite toutes ses répliques d'une même voix (mais elle ne parlait pas encore anglais à l'époque), ou qu'elle n'approfondisse pas vraiment le personnage: la fascination est bel et bien là, son degré de photogénie inouï lui permet de voler la vedette à Gary Cooper et même Adolphe Menjou, qui donne pourtant la performance du film, et force est de reconnaître que Marlene sait comment regarder ses partenaires avec intensité même en ne faisant rien, chose que Sternberg a parfaitement su capter. Et bien que la performance soit uniquement due à la direction d'acteurs, le fait que Marlene ait parfois à ajouter des sourires en coin au gré des besoins de l'histoire donne une impression d'aération et de nuance qui rend le personnage d'autant plus intéressant, entre force et vulnérabilité. Et puis, avouons-le, dirigée ou pas, c'est quand même Marlene qui crève l'écran par sa seule personnalité, et l'éblouissement de la séquence du cabaret est bien à mettre à son crédit: en effet, c'est l'actrice en personne qui a suggéré de jouer sur sa bisexualité en ajoutant un baiser lesbien, et c'est encore elle qui a pris soin de charmer l'assistance avec une fleur pour empêcher que la scène ne soit coupée par la censure par un savant jeu de continuité. En somme, voilà autant d'aspects qui font de ce film excitant l'un des meilleurs de l'année, et la contribution de Marlene n'est certainement pas à nier.


4. Mary Duncan dans
City Girl

J'ai toujours considéré City Girl comme un chef-d'oeuvre, certes pas au point de surpasser Sunrise ou Nosferatu, mais chef-d'oeuvre quand même, ce qui confirme par ailleurs mon goût pour les histoires rurales, après ma déclaration d'amour ardente à The Stranger's Return. Quoi qu'il en soit, Mary Duncan rend parfaitement justice à l'excellence du film et, autant j'ai pu la trouver un peu fade auparavant, autant City Girl apparaît clairement comme le rôle de sa vie. En effet, elle éblouit dès son entrée en scène au restaurant, en se moquant de Charles Farrell qui récite ses grâces, surpassant au passage sa collègue qui préfère surjouer en écarquillant les yeux, alors que Mary reste parfaitement subtile et naturelle. La rencontre entre les deux héros permet encore à l'actrice de faire des étincelles, puisqu'elle se montre à la fois entreprenante et séduisante, quoiqu'un peu rude, contrastant joliment avec la personnalité réservée de Farrell, et l'on admirera surtout sa façon de dissimuler ses véritables émotions, surtout lorsqu'elle fait bien sentir qu'elle est contente de ses échanges avec son nouveau client, bien qu'elle tente de le masquer pour ne pas perdre la face devant les habitués plus cyniques du fast-food. D'ailleurs, c'est seulement après être rentrée chez elle qu'elle dévoile ses réelles intentions, en se révélant particulièrement touchante dans son désir d'évasion depuis sa chambre glauque. Autrement, tout ce qui est amené dans la première partie est parfaitement restitué par la suite: l'émotion est toujours là dès que les regards ne sont pas braqués sur elle (sa façon poignante de regarder la mère et le fils s'embrasser), elle crée toujours très facilement une bonne alchimie avec les autres personnages (son charme quand elle donne la cage à oiseaux à Anne Shirley), et force est de constater que même en arrière plan, notamment lors des disputes père-fils, sa présence reste incontestable. Mais en définitive, c'est surtout son répondant face aux hommes qui marque le plus les esprits, qu'il s'agisse pour elle de relâcher l'étreinte de son agresseur, de provoquer son mari faible ou d'impressionner par son expressivité flamboyante face à son beau-père qui la rejette. En somme, un très beau rôle pour une bien belle histoire, et une exquise performance silencieuse au crépuscule du muet.


3. Nancy Carroll dans
The Devil's Holiday

Comme je le disais tout à l'heure, Nancy Carroll est l'une de ces actrices absolument incontournables de 1930, et malgré son excellence dans le fabuleux Laughter et son naturel désarmant dans le léger, mais creux, Follow Thru, c'est finalement pour son contre-emploi dramatique dans The Devil's Holiday que je la nomme, d'une part parce que le rôle lui permet de sortir de l'ordinaire, et d'autre part parce que le contraste entre sa frêle silhouette et son gigantesque charisme y est particulièrement saisissant. On admirera donc sa façon de crever l'écran à chaque seconde en ne laissant jamais retomber la pression, au point de se hisser au-dessus du matériel de départ, et de tirer l'ensemble du film vers le haut alors que ni le scénario improbable, ni la mise en scène peu inspirée de Goulding, ni le reste d'un casting franchement mauvais, lui sont d'une quelconque aide en la matière. Je garde ainsi un bon souvenir du film pour la seule performance d'actrice, de quoi lui faire gagner bien des points. Dans le détail, force est de reconnaître que Nancy Carroll est en fait loin d'être subtile, mais sa théâtralisation à outrance est malgré tout nettement plus naturelle que les désastreuses approches mélodramatiques de Phillips Holmes et Hobart Bosworth, d'autant que l'actrice sait ne pas franchir la limite avec le sur-jeu, en nuançant sa performance dans les moments les plus graves, dont une grande scène de confessions tout en retenue. En définitive, le seul reproche qu'on peut lui faire, c'est de ne pouvoir empêcher une scène mal écrite de sombrer dans le grotesque, en l'occurrence lorsqu'elle se félicite de laisser son amant entre la vie et la mort pour la modique somme de 50.000 $, avant de revenir lui déclamer son amour quand le pauvre chou fait une rechute sur un tapis quelques mois plus tard: l'actrice reste pourtant énergique à souhait, mais on perd la logique du personnage à cause de ces répliques impossibles à jouer: "Non! David! Je réalise à quel point je t'aime!" Malgré ce petit défaut, l'héroïne reste très dynamique, ambiguë car peu scrupuleuse quoique amoureuse, et Nancy Carroll lui rend parfaitement justice en en remontrant à tous ses partenaires. Ainsi, elle a beau être techniquement meilleure dans Laughter, la nomination pour The Devil n'en est pas moins entièrement justifiée.


2. Norma Shearer dans
Let Us Be Gay

Ce sera donc mon seul changement par rapport à ma liste originelle, mais on reste tout de même en terrain connu puisque je remplace l'actrice par elle-même, dans un rôle délibérément comique qui lui sied mieux que sa flamboyante divorcée aux expressions dramatiques pas toujours très bien maîtrisées. Surprise: sa Kitty Brown est également une divorcée, mais cette performance est d'une plus grande fraîcheur pour deux raisons, d'une part parce qu'on nous épargne ici une seconde intrigue tragique pour n'user que du registre de la comédie de reconquête maritale, et d'autre part parce que l'actrice doit esquisser une évolution entre l'épouse atrocement commune qui finit par lasser son mari à force de dévotion, et la flamboyante mondaine devenue coquette et apte à tourner la tête aux célibataires les plus endurcis. La clef de la réussite, c'est évidemment de suggérer que la ménagère naïve habillée comme un sac et coiffée comme un balais à brosse, puis la divorcée ravissante qui papillonne en société sont bel et bien la même femme, or Norma s'en tire avec tous les honneurs, justement parce que la performance est très bien dosée. Ainsi, l'épouse terne a beau se laisser berner par son mari, elle n'est jamais dupe trop longtemps et Norma souligne bien que cette femme a une personnalité et une perspicacité refoulées qui ne demandent qu'à sortir, le tout sans jamais se reposer sur les accoutrements grossiers qui indiquent trop lourdement le manque de confiance en soi de l'héroïne. De l'autre côté, la mondaine chic et très drôle a gardé en elle une sorte de bonté et d'honnêteté qui nous font bien dire qu'elle est la même personne qu'au début du récit, son évolution étant rendue totalement logique par le jeu d'actrice. Et sincèrement, Norma est absolument délicieuse avec son aisance inégalable dans le registre mondain, sans compter que sa repartie fait mouche à plus d'une reprise, et que ses sourires coquins lui donnent un charme ravageur qui séduit en toute simplicité. Norma se surpassera l'année suivante dans le registre purement comique, mais ce qu'elle montre ici est une réelle réussite dont le pouvoir de divertissement reste très grand.


1. Barbara Stanwyck dans
Ladies of Leisure

Donner une seconde chance aux films a toujours du bon, car à l'instar de Casablanca, It Happened One Night et The Philadelphia Story, autres chefs-d'oeuvre universellement adorés qui viennent de faire une remontée considérable dans mon estime, Ladies of Leisure a gagné de très nombreux points la seconde fois, en partie grâce à la mise en scène inspirée de Frank Capra, et principalement grâce à la phénoménale performance de Barbara Stanwyck dans son premier grand rôle. Il faut dire qu'elle crève l'écran dès son apparition un brin gouailleuse ("Yep, do you have a cigarette?") et impose d'emblée un personnage doté d'une forte personnalité, qui rechigne par exemple lors des séances de pose pour l'artiste, et répond de façon ironique aux gens de la haute société ("Take a good look, it's free", dit-elle à l'homme qui la dévisage). Elle est encore très drôle lorsqu'elle se moque des manières du peintre, mais on admirera surtout sa façon de ne jamais reculer devant les aspects les plus antipathiques de Kay, qui conserve longtemps une certaine vulgarité en parlant d'argent. Par ailleurs, toujours excellente, l'actrice n'oublie pas d'esquisser l'évolution du personnage avec une grande cohérence puisqu'elle passe d'abord par une certaine dose d'exaspération lorsqu'elle s'aperçoit que Ralph Graves ne l'appelle toujours pas par son prénom malgré leur nombreuses séances, avant d'éblouir de façon extrêmement impressionnante lors de la nuit qu'elle passe à l'atelier: elle fait monter les larmes en réalisant que l'artiste tient vraiment à elle, mais elle ne les lui montre pas, quitte à redevenir un peu gouailleuse face à lui, afin de mieux pleurer une fois seule, en mordant la couverture avec un sourire déchirant qui en dit long sur le passé de l'héroïne. Une autre séquence très marquante, c'est aussi la confrontation avec la mère de son hôte, à qui Barbara tient parfaitement tête tout en restant très polie, de quoi conduire à une fin absolument pas mélodramatique malgré la tonalité du film dans sa conclusion. On évite alors tout pathos, les larmes sont savamment dosées, et l'on est finalement bien en peine de trouver le moindre défaut à cette performance. Bon, peut-être un "I wish I was dead" un peu exagéré, comme les aimait l'époque, ou un petit cri de diva lorsque l'héroïne se fait arracher ses faux cils, mais ce ne sont là que d'infimes détails qui n'ont aucun poids devant le degré d'excellence de cette brillante composition.


Barbara Stanwyck, si fière de son Orfeoscar de la meilleure actrice.


En définitive, on reste sur ma liste américaine, mais je n'ai décidément pas trouvé mieux dans l'immédiat. Après tout, si Marlene Dietrich parvient à se maintenir dans le top 5 même après 90 films visionnés, c'est qu'il y a bel et bien quelque chose d'addictif dans sa performance, alors autant arrêter de me justifier en permanence et embrasser pleinement son premier grand rôle américain. De toute façon par qui la remplacer? Garbo ne fut pas à son meilleur en 1930, la théâtralité d'Ann Harding paraît davantage datée, Jeanette MacDonald est dans un film raté tandis qu'Ita Rina est en partie embarrassée par son scénario. A l'inverse, Barbara Stanwyck donne la meilleure performance dramatique de l'année et ne saurait être recalée, Norma Shearer donne la meilleure interprétation comique et doit rester elle aussi, Mary Duncan bénéficie d'un grand rôle qui lui permettra d'être sélectionnée au moins une fois, et Marlene Dietrich et Nancy Carroll rivalisent de charisme dans plusieurs projets prestigieux. Ma liste a beau ne pas changer, j'en suis donc amplement satisfait. La seule chose qui manque, finalement, c'est une présence un peu plus internationale. On pourrait bien tricher et dire que pour trois actrices américaines, j'ai quand même une Canadienne et une Allemande, mais ça ne compte évidemment pas, ces cinq performances étant 100% hollywoodiennes. Tant pis. Mais tout de même, 1930 reste un moment particulier de transition au parlant, aussi est-il difficile de s'enthousiasmer pour autant d'interprétations que d'autres années. L'important, c'est de savoir que Barbara Stanwyck reste confortablement en tête pour le moment.

Autres performances dignes d'intérêt: Evelyn Brent dans Framed et The Silver Horde, parce qu'elle y est très bien distribuée, extrêmement charismatique, et que sa dureté ne semble jamais forcée, d'où une transition au parlant très réussie. Joan Crawford dans Our Blushing Brides, parce que même si ça sent un peu le réchauffé après Our Dancing Daughters, et même si la star est un peu trop occupée à montrer qu'elle joue, il est toujours bon de se rappeler qu'elle était déjà très bonne actrice dès le départ. Marie Dressler dans Min and Bill, parce qu'elle a beau en faire des tonnes et des tonnes, ce dernier regard tire vraiment sa performance vers le haut. Greta Garbo dans Anna Christie, toutes versions confondues, pour son entrée en scène fracassante dans le monde du parlant, bien qu'elle ne soit pas entièrement faite pour le rôle. Miriam Hopkins dans Fast and Loose, pour son charisme et son dynamisme qui laissent présager de très bonnes choses par la suite. Enfin, si je suis généreux, on pourra également lister Constance Bennett dans Sin Takes a Holiday, puisqu'elle ne se laisse pas marcher sur les pieds malgré un personnage un peu trop sérieux; Claudette Colbert dans Young Man of Manhattan, qui préfigure elle aussi de bonnes choses à l'avenir; Lilian Harvey dans Die Drei von der Tankstelle, pour sa légèreté qui sert bien le propos; et Mary Nolan dans Outside the Law, où elle fait plutôt honneur à ce rôle dur, sans pour autant effacer le souvenir de la version précédente. A part elles, c'est tout pour le moment. Aucun des autres films sus-cités ne contient de performances assez marquantes pour mériter qu'on les évoque ici, et je n'ai pas envie de passer trois mois à déterminer qui est plutôt mauvaise et qui est simplement peu intéressante. Contentons-nous dès lors de parler du meilleur de l'année.

Envie de découvrir: The Florodora Girl et Not So Dumb (États-Unis), parce qu'il y a Marion Davies dedans, donc forcément; Manslaughter (États-Unis), parce que Fredric March et Claudette Colbert dans le même film; A Notorious Affair (États-Unis), pour Basil; Paid (États-Unis), pour Joan; Raffles (États-Unis), parce que tout le monde m'en parle; The Royal Family of Broadway (États-Unis), avant tout pour Fredric March, mais aussi parce que les rôles féminins y ont plutôt bonne presse; Skandal um Eva (Allemagne), pour voir ce que Pabst a fait d'Henny Porten; et Tarakanova (France), parce que les costumes me font d'ores et déjà rêver, et que ce synopsis ultra romanesque me captive au plus haut point!

mardi 13 octobre 2015

La Cité interdite (2006)


Film de Zhang Yimou sorti le 21 décembre 2006 sous le titre original 满城尽带黄金甲, littéralement La Malédiction de la fleur d'or, même si une fois n'est pas coutume, le titre français contient déjà assez de grandeur et de complots supposés pour mettre dans de bonnes dispositions.

L'histoire: Dans une Chine médiévale fantasmée, l'empereur, sa femme et les p'tits princes s'adonnent à une lutte sans merci pour le pouvoir. Quelles en seront les conséquences? Et qui aura le dernier mot?

Pour tout vous dire, j'ai regardé ce film après la découverte des très beaux Héros et Secret des poignards volants, deux wǔxiá piàn que j'avais vraiment adorés sur le coup mais qui ne tiennent pas forcément toutes leurs promesses lorsqu'on y revient avec un regard objectif. Eh bien il en va de même avec La Cité interdite, une oeuvre au départ éblouissante pour son côté "film de sabre impérial sur fond de drame familial", mais dont les défauts ressortent en trop grand nombre dès le deuxième essai. Pourquoi une telle déception?

Tout d'abord parce que la forme est submergée par une surcharge d'effets. La Cité interdite a d'ailleurs la réputation d'être le film le plus cher de l'histoire du cinéma chinois, avec son budget ridicule de 45 millions de dollars, mais à vouloir trop éblouir, Zhang Yimou a fini par noyer son œuvre dans un océan d'effets spéciaux et de décors tous plus criards les uns que les autres, de quoi conduire le spectateur à la nausée passée la première fois, où le grand spectacle fait malgré tout son petit effet. Hélas, tous se passe dans des intérieurs jaune fluo parsemés de touches bleues, rouges ou vertes phosphorescentes, ce qui finit par faire réellement mal aux yeux, et fait vivement regretter les jolies couleurs de Héros et du Secret des poignards volants, où chaque séquence était soutenue par une couleur, au point de mieux rythmer et aérer l'ensemble. Mais ici, tout est trop jaune, même les costumes sont dorés, et si l'on comprend aisément que cette couleur doive dominer le film, afin de rappeler cette atmosphère de complots liés au motif du chrysanthème empoisonnant la cour, cette cascade jaunâtre donne finalement le tournis, au point qu'on regrette que le réalisateur ait succombé à la tentation de vouloir trop émerveiller. A la réflexion, je ne suis même pas convaincu de l'utilité des effets spéciaux, ce mélodrame familial n'appelant pas à mon sens de servir de prétexte à un film de sabre, sauf à la limite lors de l'affrontement final entre les murs du palais. Mais pour le reste? Les duels pour la forme entre le père et son deuxième fils, noyés sous une pluie de bruits métalliques en tous genres, ne font pas du tout avancer l'histoire, et l'attaque de la maison du nouveau gouverneur est finalement rendue caduque par le scénario, alors tant pis pour cette séquence de bataille très bien organisée, dont les tons gris nocturnes des Trois Ponts Naturels font tout de même du bien au milieu de la mer jaune du reste du film. Malgré tout, trop d'effets spéciaux et de couleurs criardes conduisent à l’écœurement, et si l'on peut trouver ça effectivement spectaculaire la première fois, ça ne soutient pas un second visionnage.

Et comme je le disais, cette avalanche d'effets semble souvent en décalage avec une histoire avant tout intimiste, dont les accents lyriques exacerbés étaient déjà très chargés en eux-mêmes sans qu'on ait besoin d'en rajouter une couche formellement. En fait, le scénario est une adaptation de L'Orage, une pièce de Cao Yu créée en 1934 et située dans la Chine contemporaine, à travers le destin d'une famille minée par l'inceste et le poids des traditions. Le succès fut à la hauteur de sa réputation sulfureuse, mais si la transposition est apparemment correcte d'après ce qui est montré à l'écran, force est de reconnaître que cette base dépasse allègrement des limites que même un livret d'opéra n'oserait franchir. Voyons un peu: Monsieur cherche à empoisonner Madame à petit feu par son remède quotidien; Madame couche avec le prince-héritier, son beau-fils mais à qui elle a tout de même servi de modèle maternel toute sa jeunesse, tout en complotant avec le deuxième prince, son propre fils à elle, tandis que le prince-héritier est en parallèle l'amant de la fille du médecin impérial... dont la mère n'est pas étrangère à l'empereur... ni même à l'impératrice. Pour couronner le tout, le troisième prince, le plus jeune, ne sert à rien et revient comme par magie dans le dernier acte avec un gros complot sur les bras. Rien que ça! Bref, tout le monde trompe tout le monde, mais le grand problème du scénario, c'est aussi que tout le monde s'espionne l'un l'autre, si bien que chaque membre de la famille est apte à déjouer les complots de son adversaire, à tel point qu'on se retrouve dans un schéma poussif du type: "Hahaha, ma garde personnelle t'encercle pour te tuer!" "Oui, mais j'avais eu vent de tes projets et ma propre garde encercle la tienne!" "Héhé, mais moi aussi j'étais au courant de ton mouvement, et mes soldats entourent eux-même ta garde!" "Oui, mais moi aussi je savais que tes soldats allaient nous encercler, aussi ai-je demandé à mon propre contingent d'assiéger le palais!" "Huhu, mais moi aussi je sav..." Stop! On tourne en rond! Mais c'est hélas le cas dans tout le film: chaque complot est ainsi déjoué à la dernière minute par une nouvelle garde sortie de n'importe où, si bien que chaque piste amorcée par le texte est trop rapidement abandonnée au profit d'un nouveau rebondissement inattendu. A ce titre, le scénario est finalement caduque. La preuve, c'est la famille du médecin, qui fait un peu pièce rapportée et qui disparaît d'un claquement de doigts, quand les scénaristes ne savent plus quoi en faire.

Pour couronner le tout, cette histoire qui patine au point de départ affecte les performances d'acteurs, en particulier celle de Chow Yun-fat qui, après avoir joué à l'empereur cruel mais serein dans les trois quarts du film, nous offre un changement de personnalité à la limite de la bipolarité, en se mettant à pleurer comme un gros bébé sur un mort, alors qu'il n'avait montré que mépris frisant le désir d'assassinat jusqu'à présent. L'acteur se rattrape heureusement par la suite en reprenant ses vieilles habitudes malgré la succession de drames, mais certains accents fort mélodramatiques ne suivent pas du tout le parcours du personnage. Comme pour l'éblouissement visuel qui cherche à trop en faire, le texte va lui aussi trop loin par moments, au point de négliger la véritable psychologie de ses personnages. En même temps, que pouvaient faire les acteurs pour se sauver d'un scénario où de nouveaux complots poussent comme des champignons toutes les dix minutes, sans souci d'honnêteté envers les protagonistes? Quoi qu'il en soit, le reste de la distribution reste correct mais sans réellement marquer les esprits, les princes, le médecin et sa fille étant somme toute assez pâlichons, de telle sorte que seule la mystérieuse épouse de l'apothicaire, incarnée par Chen Jin, parvient à mettre le spectateur de son côté de par sa classe, son destin émouvant et ses talents de lutteuse. Néanmoins, d'un point de vue interprétatif, les honneurs reviennent à Gong Li, idéalement distribuée dans ce rôle, et qui détaille à merveille le personnage complexe de l'impératrice, à travers une performance fébrile jamais loin de franchir la ligne de la folie. Disons que l'actrice reste la principale lumière du film, même si je préfère largement ses collaborations antérieures avec Zhang Yimou.

Comme précisé plus haut, le réalisateur semble en fait avoir perdu le sens de la mesure après ses succès précédents dans le registre du film de sabre, mais s'il est constamment tenté de trop en faire afin d'aboutir au spectacle le plus grandiose possible, on reconnaîtra tout de même de réelles qualités dans sa mise en scène, en particulier à travers la photographie de Zhao Xiaoding, lequel utilise parfaitement les détails du décor afin de bien servir le propos, à l'image de ce plan judicieux où l'ombre d'un chrysanthème brodé se reflète sur le visage de l'impératrice, en pleine séance de couture. Les formes géométriques de la terrasse des chrysanthèmes sont également très bien utilisées, ce qui doit être mis au crédit de l'équipe, mais on regrettera tout de même ces nombreuses séquences d'intérieur submergées par cette décoration nauséeuse. A vrai dire, les costumes, pourtant grandioses, ont du mal à se distinguer dans la masse, tant ce qui les entoure part dans des outrances inacceptables. On en revient donc bien au même problème: les ors tuent la grandeur.

Néanmoins, La Cité interdite reste un beau spectacle en phase de découverte, bien que la déception soit rude après coup. Cela n'a pas empêché les Hong Kong Film Awards de nommer le film dans pas moins de quatorze catégories, même si je dois m'insurger contre le prix de la meilleure chanson originale décerné à Jay Chou (le deuxième prince). Non seulement on n'entend pas la chanson dans le film, celle-ci ayant été composée à côté afin de promouvoir son album de l'époque, mais en outre, son espèce de pop sirupeuse ne colle pas du tout au propos! C'est comme si dans La Reine Margot, on avait remplacé Elo Hi par Pull Marine sur le générique de fin! Ça n'aurait eu aucun sens! Deux ans plus tôt, le sublime Lovers des Poignards volants, composé par Shigeru Umebayashi et interprété par Kathleen Battle, était un milliard de fois plus poignant, tout en servant parfaitement l'histoire.

En définitive, j'en resterai à un correct 6/10. J'ai tout de même eu du mal à décrocher du 7 où le film trônait jusqu'alors, mais les imperfections deviennent trop grandes avec le recul pour maintenir cette note. A la réflexion, ça n'a pas grande importance: c'est agréable à découvrir et c'est au moins divertissant. Mais on préférera un Zhang Yimou plus intimiste et avec moins d'effets, quand seules des lanternes rouges apportaient de la couleur à une histoire austère bien plus bouleversante.