dimanche 24 janvier 2016

The Danish Girl (2015)


Eh bien voilà, après avoir longuement hésité suite aux mauvaises critiques des cinéphiles et à une distribution pas du tout inspirante, j'ai finalement cédé à la tentation et ai payé plein tarif pour The Danish Girl. M'attendant à détester le film, la découverte a-t-elle changé la donne?

Crevons l'abcès dès le début: c'est raté. Complètement raté. Et les jolies images colorées n'ont hélas pas de quoi sauver les meubles malgré une profusion de décors et costumes ravissants qui, formellement, font tout de même passer un bon moment: l'atelier et le grand tableau de la danseuse, le fjord ou les reflets des maisons danoises dans l'eau sont entre autres un régal pour les yeux, mais il s'agit vraiment du seul point positif d'un film qui, non content de tout faire pour édulcorer son sujet au maximum, traîne également en longueur et suscite l'ennui dès les premières minutes.

La faute principale en revient bel et bien au scénario, ce qui déstabilise tout l'édifice. Le premier écueil: une naïveté sans bornes qui frise le ridicule. Ainsi, l'élément perturbateur n'a absolument rien à voir avec l'état d'esprit ou le vécu d'Einar/Lili, mais n'est que le fait d'un concours de circonstances puisque Gerda demande à son mari de se vêtir d'une robe le temps de finaliser un tableau alors que la modèle est en retard. Bingo! Einar caresse un tissu féminin par inadvertance et Lili apparaît comme par magie, sans qu'Eddie Redmayne ne fasse quoi que ce soit à aucun moment pour suggérer que celle-ci existait au fond d'Einar plus tôt. Le texte a beau révéler peu après qu'il y avait déjà eu une expérience jadis dans la maison des parents, ça n'est évoqué qu'après le "déclenchement" maladroit du premier acte, de quoi rendre celui-ci totalement ridicule. Impossible dès lors de croire que le mec totalement cis des premières minutes soit en fait trans refoulée depuis longtemps: ça intervient d'un claquement de doigts et la scénariste suppose que le spectateur va avaler ça comme si de rien n'était. Bien.

Le deuxième écueil: soucieux de plaire au plus grand nombre et de s'assurer un maximum de chances pour les Oscars, le réalisateur et la scénariste ont visiblement tout fait pour lénifier leur sujet au maximum, nous privant par-là même des problématiques les plus importantes. Le rapport au corps est par exemple totalement occulté, sauf lors d'une très brève scène où Einar tente de cacher ses organes génitaux entre ses jambes en regardant son reflet dans un miroir. Mais à part cette évocation trop furtive, la question du corps n'est jamais mise sur le tapis, puisque l'équipe du film préfère transformer son personnage principal en semi-enfant béat prêt à sourire à tout le monde pour attirer la sympathie des spectateurs, au lieu de parler des vrais sujets. A vrai dire, même lorsque intervient l'opération dans le dernier acte, aucun changement du corps n'est montré! C'aurait pu être intéressant de voir Lili prendre pleinement conscience de sa nouvelle apparence, mais le problème est jeté aux oubliettes, et le personnage reste le même du début à la fin. La preuve que le film ne fait que tourner autour du pot au lieu de mettre enfin le doigt sur quelque chose, c'est qu'on préfère carrément accentuer le pathos le plus larmoyant pour les remises de prix plutôt que s'intéresser à la transidentité en tant que telle. Le fait que les répliques s'approchant le plus de la question du corps soient dignes de la rubrique santé de Femme actuelle n'est d'ailleurs pas fait pour nous rassurer, si bien que la seule chose qu'on saura vraiment sur Lili, c'est qu'elle mange peu pour... "garder la ligne." Merci The Danish Girl!

Le troisième écueil: visiblement pas à l'aise avec un sujet qu'ils connaissent peu, les créateurs mixent maladroitement les sujets de la transidentité et de la sexualité. Sauf qu'en 2015, en être encore à ce stade est complètement rétrograde. Car enfin, c'est une chose de chercher à savoir qui l'on est au fond de soi (un homme, une femme ou les deux), mais c'en est une autre de savoir vers qui l'on ressent un désir sexuel (vers un homme, vers une femme, vers personne ou vers les deux). Il y a de multiples combinaisons possibles qui rendent précisément la question de la transidentité passionnante, mais le film ne s'embarrasse pas de subtilité et nous explique donc, à demi-mots, qu'Einar devient Lili à cause d'une paire de collants, et que ses désirs se mettent illico presto à se porter sur des hommes même si ça n'est jamais très clair et qu'on ne sait finalement pas grand chose de ces désirs-là. Quel que soit le thème abordé (identité ou sexualité), on reste dans un entre-deux flou traité mollement, de telle sorte qu'on en sait à la fin davantage sur les personnages secondaires (Henrik est bien homosexuel, on a compris) que sur le personnage central! Quand on vous dit que le scénario fait vraiment tout pour n'effleurer qu'à peine les bonnes questions, c'est hélas vrai.

Mais le pire dans tout ça, c'est qu'Eddie Redmayne ne fait absolument rien pour clarifier les choses. Au contraire! Au lieu de donner chair à ce personnage original et intrigant qu'est Lili, il choisit à l'inverse d'en faire une héroïne unidimensionnelle qui ne se pose aucune question et vogue dans le flou au gré des rebondissements du scénario. En effet, pourquoi suggérer que la personnalité féminine d'Einar existait chez lui depuis longtemps quand on peut se contenter de sourire bêtement à tout le monde quand on ne sait plus quoi faire? La seule clef que nous offre l'acteur pour tenter de cerner la personnalité de Lili, c'est de régresser mentalement en se comportant de plus en plus comme un enfant en bas âge, ce qui sonne comme le coup de grâce d'un film dont le scénario patinait déjà. Ni l'acteur ni le texte n'arrivent ainsi à éclairer ne serait-ce qu'une facette de la personnalité de l'héroïne, et pire, ils s'ingénient au contraire à faire systématiquement les plus mauvais choix. A cause d'eux, une entreprise qui aurait pu être progressiste (un film de prestige à Oscars centré sur un/e trans) en devient rétrograde (la transidentité est grosso modo ramenée à un caprice infantile) et son effet est dans le même coup réduit à néant.

A l'extrême limite, si on en restait là on pourrait n'être que simplement déçu par l'expérience. Et pourtant, The Danish Girl trouve le moyen de faire pire encore, en sciant la dernière branche à laquelle ma cinéphilie pouvait me raccrocher, à savoir l'interprétation. Or, Eddie Redmayne s'arrange pour livrer l'une des performances les plus horrifiantes de toute l'histoire du jeu scénique: la bouche tremble en permanence même quand ça n'a pas lieu d'être, la rencontre avec Ben Whishaw est l'une des choses les plus laborieuses du monde, et le tout est tellement technique qu'il n'y a plus aucune émotion à ressentir, toutes ayant été happées dans le même mouvement par un acteur atrocement scolaire qui n'a jamais compris qu'il faut laisser venir les choses de l'intérieur, et pas en en faisant des caisses avec chaque chose capable de bouger sur son corps. Le plus ahurissant: il n'essaie même pas de féminiser sa voix, ce qui aurait dû être le seul et unique artifice autorisé. A la place, le spectateur est censé croire que tous les invités du bal des artistes se fourvoient sur l'identité de la fameuse cousine, sauf qu'entre un acteur au timbre particulièrement grave et un maquillage peu crédible, il est impossible de prendre ce rebondissement au sérieux. Quoi qu'il en soit, cette performance est vraiment une horreur: et hop, une avalanche de sourires béats quand on ne sait plus quoi faire, et hop, on bouge ses bras dans tous les sens pour imiter la danseuse nue, et hop, on fait régresser le personnage jusqu'à l'état de bébé pour faire pleurer les votants qui vous nommeront à coup sûr pendant l'hiver. Bref, éloignez cet homme d'une caméra au plus vite, pitié!

Le comble, c'est que Redmayne a beau en faire des tonnes et des tonnes pour faire monter les larmes aux yeux, il trouve quand même le moyen de se faire complètement éclipser par la performance d'Alicia Vikander. En effet, visiblement consciente de son visage naturellement inexpressif, la jeune actrice très en vogue cette année prend bien soin de compenser son principal défaut par une force de caractère qui donne réellement chair à Gerda, alors bien loin de ressembler à un pantin. On arrive dès lors à s'intéresser absolument aux déboires de cette peintre vivace et non dénuée de repartie, mais là encore, le scénario joue en défaveur du personnage puisque passé le premier tiers du film, Gerda ne fait plus que pleurnicher et s'inquiéter, et n'est réduite à n'exister que par le prisme de Lili. Vikander en devient alors de plus en plus technique puisqu'elle doit avoir les yeux rougis la moitié du temps, et si on ne peut certainement pas lui faire le reproche de ne pas maîtriser ce type de jeu, elle retombe tout de même dans la démonstration de ce qu'elle a sagement appris en cours, en étudiant à quel moment faire couler une unique larme pour renforcer le ton d'une séquence. L'actrice finit alors par perdre en naturel, mais à ce moment-là, son personnage n'existe déjà presque plus pour le scénario... Même Felicity Jones réussissait à s'intéresser à son propre sort jusqu'au bout l'année dernière, mais la peintre dynamique perd ici toute ambition et ne pense plus qu'en fonction de sa partenaire. Accessoirement, ça fait deux films de 2015 où Alicia Vikander hérite d'un rôle principal, et dans les deux cas elle montre ses fesses. Pourquoi pas, mais on en revient un peu à ce que je pointais tout à l'heure: s'il est normal de la voir nue dans Ex-Machina puisque le corps d'Ava est l'un des ressorts principaux du film, on pourra s'étonner que dans The Danish Girl, le corps de Gerda soit davantage photographié que celui de Lili, preuve s'il en est que le film n'a vraiment pas le courage de mettre le doigt sur les vraies questions.

Concernant les autres acteurs, Matthias Schoenaerts ne fait strictement rien à part jouer au beau gosse qui ne sert même pas à faire avancer l'histoire, et Ben Whishaw n'a rien à se mettre sous la dent. La musique d'Alexandre Desplat manque cruellement d'inspiration de son côté... The Danish Girl reste donc un joli film de prestige assez agréable pour les yeux, mais c'est aussi l'archétype de l'œuvre calibrée pour les Oscars qui s'imagine, à l'image de son acteur principal, que des effets sur la forme feront oublier les défauts du fond aux spectateurs. Sauf que non! Le traitement du sujet est tellement évidé et maladroit que la déception est immense, et la performance catastrophique d'Eddie Redmayne enfonce d'autant plus le couteau dans la plaie. Je descends à un 3: un point pour la photographie, un point pour les décors, un point pour les costumes, et après réflexion je ne fais aucun geste pour la pauvre Alicia Vikander qui, je viens de le découvrir, ne tente même pas de suggérer la bisexualité de Gerda Wegener. Ce qui ajoute au caractère fort malsain du film.

mardi 19 janvier 2016

Le Bégonia rouge-sang (1949)


Deuxième partie de notre soirée Bai Kwong (白光), voici sa deuxième collaboration de 1949 avec Feng Yueh (岳楓), Le Bégonia rouge-sang (血染海棠紅) (Xue ran hai tang hong).

Malheureusement, si Une Femme oubliée partait sur une base prestigieuse grâce au texte de Tolstoï, Le Bégonia n'est pour sa part qu'un simple polar mélodramatique qui accuse son temps, et dont les toutes premières secondes font bien sentir qu'on ne se trouve pas devant un grand film. A vrai dire, j'ignore si le scénario a une origine littéraire, mais force est de reconnaître que le tout est complètement daté et peu intéressant. Bai Kwong incarne ainsi une vénéneuse tentatrice conduisant les hommes à voler des bijoux pour elle, tandis qu'elle abandonne son enfant à Gong Qiuxia (龔秋霞), alors qu'un quiproquo de sa part conduira son mari en prison et obligera l'héroïne à se confronter à sa rivale, entre autres rebondissements de la même espèce. Franchement, on s'ennuie assez vite, et le film pèche également par bien des aspects d'un point de vue formel, à commencer par un montage découpé à la tronçonneuse où l'on saute d'une séquence à l'autre sans que la première soit finie, et où des gens qu'on voit à l'intérieur d'une maison se retrouvent subitement dehors alors que le dialogue n'était même pas achevé! La mise en scène de Feng Yueh n'est pas en mesure de rattraper ces défauts, car autant ses images étaient suggestives et détaillées dans Une Femme oubliée, autant son langage cinématographique manque cruellement d'inspiration ici. Certes, le réalisateur sait toujours faire parler ses images, en plongeant notamment sa caméra sur un bras orné de bijoux à une table de jeu, avant de la faire remonter vers les regards avides de Bai Kwong et son partenaire, mais n'importe quel metteur en scène à peu près consciencieux aurait pu faire ça.

Dès lors, l'histoire ne m'intéressant pas du tout, ses atouts formels ont eu bien du mal à piquer ma curiosité, et ni les décors, ni les costumes, ni la photographie n'ont réussi à m'enthousiasmer. La musique de Hou Xiang (李厚襄) tente heureusement de sauver les meubles, le générique ouvrant le film sur la plus belle des trois mélodies de ses chansons coécrites avec Li Ping (黎平), et les séquences les plus mémorables étant orchestrées avec soin, comme le moment où l'héroïne paraît au lit, sublimement (dé)coiffée sur des accords subitement très romantiques. Ces partitions servent donc totalement l'esprit de certaines scènes, mais le scénario étant médiocre, difficile de s'intéresser aux musiques qui vont avec dans la plupart des cas. En outre, le travail des musiciens est desservi par le choix d'avoir placé les trois chansons au même moment: toutes se bousculent en effet à mi-parcours alors qu'on n'en avait pas entendu avant et qu'on en n'aura pas d'autres après, ce qui casse considérablement le rythme, sans compter que la chanson guillerette de la fille en robe blanche sur sa terrasse en fleurs ne colle pas du tout à l'atmosphère pesante et dramatique d'un film qu'elle ne parvient pas à aérer par contraste. Pour ça, il reste par bonheur la première chanson (voir en haut), dont je n'ai pas réussi à trouver la traduction des paroles, "東山一把青" (dōngshān yī bǎ qīng) ("La Montagne verte de l'est?"), mais dont la structure en trois actes résume assez bien l'état d'esprit de la dame, entre la séduction de la danse, les images de la nature évoquant une pureté inaccessible, et le retour à la réalité avec une Bai Kwong passablement triste à sa fenêtre. La chanson doucereuse jouée au piano par Gong Qiuxia, "祝福" (Zhû fû) (''Blessing You, Sweet Heart''), traduit quant à elle le caractère intègre de son personnage, tout en vantant les valeurs familiales sur des plans de coupe soulignant l'absence de l'homme alors en prison. Comme dans l'autre film, le son n'est pas très au point non plus...

Outre ces deux chansons finalement bien trouvées quoique mal distribuées sur la durée, l'interprétation reste l'un des points les plus positifs du film. Le visage de Bai Kwong est en effet idéal pour le cinéma, et dès qu'on lui demande d'être calme, elle captive rien qu'en apparaissant. Hélas, elle garde tout de même un trop-plein d'expressivité propre au jeu chinois de ces années-là, d'où certaines scènes de colère peu convaincantes. Mais sa rencontre avec Qong Qiuxia reste pleine d'énergie et permet aux deux actrices de faire des étincelles, chacune étant assez mesurée pour ne pas se laisser marcher sur les pieds, mais sans chercher à éclipser l'autre pour autant. Bai Kwong est la plus énervée et Gong Qiuxia reste courtoise sans s'écraser, avec pour technique interprétative de toujours baisser le menton en plissant les yeux pour encaisser une remarque blessante, avant de toujours savoir se ressaisir. En fait, c'est vraiment Gong qui crée la surprise depuis ce deuxième visionnage, car autant je n'en avais pas fait grand cas jadis, autant son personnage "havillandien" reste vigoureusement incarné dans le détail: son ton rassurant et compréhensif n'a d'égal que sa tristesse, laquelle se lit uniquement dans ses yeux sans que rien ne soit accentué par l'actrice. A la fin, il est tout de même dommage que ces deux femmes soient presque rendues secondaires par leur scénario caduque qui centre trop longtemps le propos sur des hommes transparents dont on se contrefiche. Mais Gong Qiuxia gagne au change puisque son personnage est nettement plus développé que dans Une Femme oubliée.

En somme, ce Bégonia rouge-sang n'est pas aussi vénéneux qu'on pourrait le croire, et c'est clairement un faux pas après la relative réussite de la Femme oubliée. Là encore, mon enthousiasme débordant de la découverte a été fortement tempéré par le recul et un meilleur sous-titrage, mais un film contenant une longue rencontre explosive entre deux stars n'est jamais une vaine expérience. J'en reste à 5/10, mention spéciale à Gong Qiuxia et à la chanson "verte".

Une Femme oubliée (1949)


Aujourd'hui, passons la soirée avec Bai Kwong (白光), l'une des sept grandes étoiles de la chanson chinoise qui, comme nombre de ses collègues, n'a pas manqué d'illuminer le cinéma de son auguste présence dans les années 1940, d'après son désir d'être "comme les rayons blancs allant du projecteur à l'écran", comme le rappelle son nom de scène signifiant littéralement "rayon blanc". 1949 fut en quelque sorte une année particulière pour elle, puisque la prise du pouvoir par les communistes la poussa comme bon nombre d'artistes à se réfugier à Hong Kong, le shídàiqǔ et le cinéma de l'époque de la République de Chine étant vivement dénoncés par le nouveau régime, et c'est finalement dans la ville du sud qu'elle connut deux de ses plus grands succès. Une Femme infidèle (蕩婦心) (Dang fu xin), un film du prolifique Feng Yueh (岳楓), reste d'ailleurs considéré par les cinéphiles chinois comme son plus grand rôle, et il est vrai que le destin de l'héroïne lui donne pas mal de grain à moudre. Au point de faire du film une réussite?

L'histoire est en fait une adaptation de Résurrection de Tolstoï, un roman que je n'ai pas lu mais dont l'argument a l'air particulièrement riche, entre corruption de la justice et recherche d'un sens à l'existence. Le scénario de Tao Qin ( 陶秦) reprend apparemment les grandes lignes du roman, mais disons-le d'emblée, on se retrouve davantage devant un mélodrame tout droit sorti du cinéma muet des années 1920 qu'avec un message philosophique à vocation universelle. En effet, le procès de l'héroïne est rejeté dans les toutes dernières minutes (j'image que le développement doit être plus long dans le livre), et ne reste alors que le parcours de Mei Ying résumé sous forme de flashback entre l'acte rural sur la paysanne et son amour inaccessible pour le propriétaire terrien, et l'acte urbain sur la difficulté de survivre en ville en chantant dans un cabaret (traduisez en se prostituant). Les rapides retours dans le présent tentent tout de même d'enrichir la relation de Mei Ying à son ancien amour devenu magistrat dans les quelques instants qui précèdent le procès, mais c'est vraiment l'héroïne qui est au centre du récit. On notera d'ailleurs la réappropriation misogyne du titre, Mei Ying étant ici qualifiée de femme infidèle alors que ce sont au contraire les hommes et la société qui se jouent d'elle. Le titre alternatif équivalent à "Une Femme oubliée" me semble plus louable et mériterait à mon sens de supplanter l'autre dans les mémoires. Quoi qu'il en soit, le parcours de l'héroïne n'est pas dénué d'intérêt, mais on a déjà l'impression d'avoir vu cent fois ce motif de la jeune fille pauvre engrossée par son riche employeur, si bien que le film perd en originalité. En outre, la seconde partie à la ville se transforme soudainement en polar ennuyeux afin d'expliquer pourquoi Mei Ying se retrouve en prison, au lieu de se recentrer sur un procès trop furtif, ce qui casse le rythme et a tendance à faire décrocher le spectateur. Cependant, certains motifs sont utilisés à bon escient, en particulier ceux du pont et du collier, de quoi montrer que la construction narrative reste cohérente et plutôt bien pensée. 

L'impression est un peu la même du côté de la mise en scène: la première partie fait croire à une réalisation inventive donnant un très bon avant-goût des surprises réservées par le film, avant que Feng Yueh ne baisse finalement les bras au point d'échouer à sauver le second acte de l'ennui où le plonge le scénario. Malgré tout, l'entrée en scène part sur une très bonne note, en particulier à travers la photographie de Dong Keyi (董克毅) qui nous plonge directement dans le drame avec les ombres des barreaux, dont une coupe le visage de Bai Kwong en deux, et les arcades de la prison. De même, un plan large isole peu après l'actrice dans l'immensité des couloirs, où elle se retrouve écrasée entre les croix formées par une série de barreaux en hauteur, et un groupe de geôliers agglutinés en face, et les jeux d'ombres sont encore renforcés par la suite lorsque seuls les personnages principaux sont éclairés, alors que leurs interlocuteurs, soit un geôlier, soit la mère, sont filmés en contre-jour. Mais ces trouvailles de génie sont hélas concentrées dans la première partie... Et il en va de même pour les décors, car si les motifs grillagés de la luxueuse maison impressionnent une Mei Ying fillette au moment où elle va être vendue à la propriété, et si les murs percés de grands cercles ajoutent une dimension quasi "ogresque" au domaine, ceux qui suivent ne sont pas du tout mémorables, quoiqu'il faille admettre que les petits appartements urbains soient nécessairement plus sommaires par comparaison. Les costumes de Chen Daqing (陳達卿) sont quant à eux bien trouvés puisqu'ils soulignent l'évolution de l'héroïne entre travaux des champs et "divertissements" citadins, la robe noire à fleurs blanches que Mei Ying porte dans la prison lui permettant en outre d'accrocher le regard dès le premier plan en découpant admirablement sa silhouette sur les murs sombres.

Afin d'estomper ma relative déception, rappelons malgré tout que ces divers aspects font du film une vraie réussite formelle, seul le traitement de l'histoire étant source d'ennui. Et Feng Yueh nous donne quand même à voir de magnifiques images de la campagne avec de très jolis cadres entre les arbres, mais aussi de la ville avec la jolie succession de toits dérivant sur l'entrée dans le bar où Bai Kwong chante la plus jolie chanson du film. Lorsqu'elle fume, les volutes blanches qui l'entourent ont par ailleurs quelque chose d'intensément cinématographique, et j'aime aussi l'idée de filmer son superbe visage en gros plan pour amorcer les réminiscences et dériver sur des images champêtres ou architecturales qui donnent vraiment envie d'avancer dans l'histoire. Gong Qiuxia (龔秋霞), autre étoile de la chanson habituée aux rôles de fiancées respectables, est ici mal utilisée, mais elle sert tout de même de prétexte à un effet de mise en scène assez amusant lorsqu'elle se promène le long d'une rampe, observatrice et suspicieuse, avant de se heurter à un homme que le spectateur découvre en même temps qu'elle, preuve que le réalisateur possède une réelle maîtrise de l'espace. Mais à la fin, la seconde partie lui fait perdre de son inventivité, et l'on regrette vivement le premier acte et sa romance délicate sous le pont.

L'autre grand atout du film d'un point de vue formel, c'est aussi l'usage de la musique spécialement composée par Hou Xiang (李厚襄). Car non contente d'être sublime, sa partition a surtout le mérite d'être pleinement en phase avec ce que l'histoire raconte. Ainsi, pour intensifier le drame d'une scène, le tempo se vivifie à la redécouverte du collier, avant que les notes ne deviennent plus légères dès que s'ouvre la réminiscence. Le compositeur a également écrit cinq chansons pour le film, à l'aide des paroles de Li Ping (黎平), qui servent toutes parfaitement le propos et sont fort bien réparties en fonction des rebondissements. La première ancre directement l'histoire dans l'atmosphère recherchée alors que Bai Kwong chante tristement derrière les barreaux dès le premier plan. La seconde souligne quant à elle les labeurs des paysans aux champs, et les deux dernières sont de simples chansons de cabaret destinées à satisfaire un public assez peu mélomane. La troisième est en revanche le clou du spectacle (voir en haut de la page), puisque cette chanson "des dix soupirs", la première interprétée à la ville lors de l'exode de l'héroïne, rappelle justement son passé de paysanne manipulée par la société, de quoi résumer idéalement le film avec sa plus belle mélodie, justement choisie pour agrémenter le générique d'ouverture. On regrettera simplement que le son ne soit pas tout à fait au point, comme dans bien des films chinois de l'époque.

En somme, l'histoire déçoit quelque peu, mais les équipes techniques ont tellement bien travaillé que bien des aspects formels parviennent à sauver le film et en faire une expérience agréable. L'interprétation de Bai Kwong n'est pas en reste puisqu'elle réussit absolument chacune des séquences, bien que j'aie du mal à être tout à fait impressionné par son jeu. C'est peut-être dû à ses larmes mécaniques lorsqu'elle pleure la mort de son père, mais dans la plupart des cas, on lui demande surtout de jouer calmement, ce qui fonctionne au mieux. Son air maussade des séquences de prison est notamment très bien joué, d'autant que ça sied parfaitement à ses traits, et son petit sourire jaune nuance joliment ce genre de scènes via l'amertume de l'héroïne. La simplicité lui est aussi demandée pour traduire la modestie de la jeune paysanne aux champs, et la grande scène de pleurs où elle tente de rattraper son partenaire sur la colline est pour sa part très convaincante. A son actif également, l'excellente transcription de sa déconvenue, lorsque l'homme à qui elle est ravie de faire signe à la gare se jette dans les bras de Gong Qiuxia située devant elle. Bref, c'est très réussi, mais je n'arrive pas à être ébloui non plus. L'actrice porte néanmoins le film sur ses épaules et y éclipse entièrement ses collègues, dont les personnages sont de toute façon assez transparents. Je me demande toutefois si j'irais jusqu'à la nommer dans ma liste pour cette difficile année 1949, ou si elle se contentera de rejoindre les rangs de Jennifer Jones et des autres recalées de justesse. J'hésite...

En définitive, j'étais tellement content de découvrir mes chanteuses préférées au cinéma que j'étais ravi de ma première expérience, mais le recul d'un second visionnage souligne bien davantage les faiblesses d'une histoire qui aurait pu être davantage passionnante. Les diverses qualités de l'œuvre lui valent tout de même un petit 6 bien mérité.

A suivre, la seconde collaboration de l'équipe de 1949, Le Bégonia rouge-sang.

dimanche 17 janvier 2016

Pour votre considération


Je viens de revoir quelques films de 1949, et Madeleine Carroll figure bel et bien dans le top 5. A vrai dire, la victoire se joue même entre elle et Susan Hayward à présent! Je n'ai pas le temps de mettre à jour les autres paragraphes de l'article, mais ça me semblait important de le dire puisque plusieurs d'entre vous l'ont élue meilleure performance de l'année. Je n'en avais personnellement pas fait grand cas de prime abord car le film m'avait déçu, mais dans le détail, elle est parfaite, aussi chic que pétillante, puis menaçante et réconfortante, et m'a totalement fait aimer sa version de la légendaire Mrs. Erlynne. Une vraie réussite qui s'élève tout à fait au-dessus d'un scénario pâlichon par rapport à la pièce d'origine.

Pour le moment, nous disons donc: Madeleine Carroll vs Susan Hayward, avec Katharine Hepburn, Ann Sothern et Linda Darnell qui complètent la sélection. Je fais d'ailleurs les mêmes choix de façon internationale, puisque les performances que j'attendais au tournant n'ont pas porté leurs fruits: Alida Valli est secondaire et The Third Man est une énorme déception, Setsuka Hara est trop pure dans le sublime Banshun (mon choix pour les meilleurs film et réalisateur de l'année), et Isa Miranda est hélas tirée vers le bas par son film, Le mura di Malapaga, où elle a néanmoins une forte présence et une vraie capacité à émouvoir malgré son personnage à clichés servant de prétexte à son partenaire. En attendant de nouvelles découvertes bien sûr (toujours pas vu Ginger mais c'est mort, elle chante la pire Marseillaise du monde...), mais c'est la première fois que je suis amplement satisfait par ma sélection 1949, ce qui est assez rare pour être marqué d'une pierre blanche!

Olivia de Havilland a quant à elle dégringolé vers la place qu'elle occupait à l'origine, même si j'ai vraiment tenté de lui être plus favorable entre temps, et j'en profite également pour signaler une revisite de Madame Bovary, Jennifer Jones y étant bien mieux que dans mon souvenir, même si la narration pesante de James Mason donne constamment l'impression qu'une voix lui dicte quoi faire au gré des séquences. C'est étrange, mais ce n'est pas la faute de l'actrice.

Alors, Madeleine Carroll ou Susan Hayward? Je suis totalement partant pour couronner la seconde en 1947, ce qui laisserait la voie libre pour la première... Mais je n'ai pas encore décidé. A méditer!

samedi 16 janvier 2016

Ex Machina (2015)


Toujours dans ma tentative de rattraper en marche le train de 2015 (et dieu sait si certaines nominations aux Oscars ne m'enchantent pas du tout!), j'ai récemment cédé à la tentation de découvrir Ex Machina, d'une part pour voir ce qu'allait donner un film de science-fiction acclamé par la critique, mais aussi pour essayer de comprendre le truc avec Alicia Vikander, une actrice non dénuée de charisme dans Anna Karénine, mais dont la personnalité publique et le physique très commun m'ennuient profondément.

La concernant, j'ai heureusement fait le bon choix! C'était soit The Danish Girl la semaine prochaine au cinéma (mais aucune envie, y'a Eddie Redmayne dedans...), soit Ex Machina en promotion à la librairie, et je dois dire que le film d'Alex Garland m'a plutôt conquis. Sa grande force, c'est la mise en place d'une ambiance oppressante à souhait, à travers un balancement entre le spectacle de la nature norvégienne où chaque montagne et chaque cascade écrase les personnages de son auguste présence, et une maison ultra moderne où l'immensité des surfaces vitrées vous donne le sentiment irritant d'être à deux doigts de pouvoir toucher l'extérieur tout en étant pris au piège malgré tout. Le plus angoissant: la chambre sans fenêtre éclairée nuit et jour par des lumières artificielles, soit disant pour protéger le secret de la recherche des scientifiques. Et lorsque les portes se verrouillent automatiquement à la moindre coupure de courant, la panique atteint son paroxysme... Ces émotions désagréables mais intenses sont renforcées par le choix d'avoir centré le film sur un huis clos à seulement quatre personnages dont trois sont techniquement effrayants autour d'un héros sain d'esprit, entre un génie de l'informatique franchement glauque, une servante ambiguë et un robot monstrueusement intelligent. Leurs interactions forment un scénario qu'on suit avec intérêt, même s'il m'est difficile de dire avoir été surpris par certains rebondissements, et si le rythme peut sembler assez lent d'une façon générale, ça sert finalement très bien cette atmosphère pesante à souhait. J'aime aussi le jeu sur les images, entre une descente d'escaliers derrière une baie vitrée où se reflète la nature, opposée à une montée des marches plus loin dans l'intrigue. Enfin, j'apprécie la parfaite utilisation des effets spéciaux: la grande réussite du film, c'est qu'il s'agit avant tout d'une histoire servie par les effets, et non l'inverse. A la fin, Ex Machina est plus un film de sensations que de science-fiction, ce qui me parle plus et m'a certainement fait aimer l'ensemble.

Un regret tout de même, Ex Machina n'est pas exactement un film d'acteurs. Pour être honnête, tout le monde est adéquat, mais je ressens difficilement quelque chose pour l'un ou l'autre des personnages. Domhnall Gleeson, par exemple, est assez bon en passant d'une certaine candeur à une forme d'obsession effroyable (le miroir), mais ce n'est pas un genre de héros qui m'intéresse outre mesure. Alicia Vikander est quant à elle judicieusement mystérieuse pour bien restituer l'esprit d'un robot nouveau-né, tout en jouant très bien les émotions qu'on lui demande, Ava étant programmée pour tout comprendre de la nature humaine, sentiments compris, afin de voir si on peut la prendre pour un véritable être humain. Honnêtement, l'actrice est parfaitement correcte, mais là encore, je suis assez peu impressionné, vu que son jeu reste obligatoirement sobre et froid par rapport au personnage à incarner. En fait, je doute qu'elle eût été sérieusement prise en considération pour ce rôle dans les remises de prix récentes, n'eût-elle figuré dans 50% de la production cinématographique de l'année. Pour moi, on est dans la continuité d'Anna Karénine: c'est vraiment bien, mais c'est nettement plus prometteur qu'éblouissant. Autrement, Ex Machina était aussi l'occasion de comprendre pourquoi tout le monde commence à se caresser depuis deux ans à la seule mention du nom d'Oscar Isaac au générique d'un film. En effet, le type est indéniablement séduisant, mais je l'ai rarement trouvé mémorable jusque ici (sans avoir encore vu Llewyn Davis). Dans le film qui nous occupe, il incarne une sorte de mélange glauquissime de geek et de hipster mégalomane: son intérêt est d'être flippant pour le héros et pour le spectateur, ce qui fonctionne plutôt pas mal, mais il accentue trop vite ce côté malsain dès le départ et laisse finalement peu de place à une forme d'ambiguïté qui aurait pu ajouter d'autres dimensions à son personnage. Il y a bien quelques émotions à la fin mais ça arrive assez tard et ce n'est pas forcément très convaincant... Je reste donc une fois de plus sur ma faim. Sonoya Mizuno a quant à elle un joli corps je suppose, mais c'est à peu près tout ce qu'on lui demande, dans le rôle le plus misogyne du film.

A la réflexion, Ex Machina reste une bonne expérience alors que ce n'est pas a priori mon style de cinéma. Mais je sens fortement qu'une fois l'effet de découverte éventé, je risque de trouver le rythme vraiment trop long lors d'une seconde tentative, dans une histoire où les personnages me touchent peu. Le film est néanmoins une incontestable réussite qui lui vaut bien un 7, et la découverte est vraiment plaisante.

jeudi 14 janvier 2016

Carol (2015)


Enfin! Le film le plus attendu de l'année (dernière...) vient d'arriver dans ce pays du tiers-monde que reste la France, et voici mes impressions à chaud.

Commençons par l'essentiel dès le départ: j'ai aimé le film. L'expérience est même plus que positive car son souvenir m'a hanté toute la journée, alors que je pensais juste avoir (beaucoup) aimé sur le moment. Je pense même que c'est mon Todd Haynes préféré dans l'immédiat. En effet, je n'ai à ce jour jamais réussi à rentrer dans Safe après deux essais, je respecte absolument le très beau Far from Heaven sans adorer pour autant, d'autant que rien ne bat les originaux de Douglas Sirk, et Velvet Goldmine remportait le plus de suffrages jusqu'alors. Mais à brûle-pourpoint, Carol vient de les surpasser. Franchement, l'histoire y est divinement touchante, avec des personnages réagissant de façon humaine sans aucun sentimentalisme au rabais, et le sort des deux héroïnes réussit à captiver tout autant, d'un côté avec une jeune vendeuse timide qui cherche sa place en amour et en société, de l'autre avec une quadragénaire éblouissante aux prises avec un divorce imminent et ses obligatoires conséquences juridiques. Je n'en révèle pas plus pour ceux qui n'ont pas encore vu le film, mais chaque séquence donne constamment envie d'en savoir plus, et l'on vibre vraiment en attendant que l'un des protagonistes fasse avancer leur histoire commune, au gré de trouvailles scénaristiques intéressantes comme le choix de Waterloo, Iowa comme arrêt lors d'un périple à travers le nord des Etats-Unis.

A titre personnel, ça me touche d'autant plus, d'une part pour les raisons qu'on devine aisément, et d'autre part parce que Carol définit en images mes propres fantasmes amoureux. Parlons net: je n'aime pas forcément ma propre époque et les moyens de rencontre contemporains me causent rarement du plaisir, surtout lorsqu'on cherche plus que tout à éviter la vulgarité. Mais dans Carol, tout est raffiné: j'adorerais rencontrer le grand amour en un lieu agréable (dans le film un magasin de jouets, c'est toujours amusant), j'adore m'habiller à la mode rétro avec laquelle tout le monde semble bien vêtu, et le film me fait donc totalement rêver et fantasmer. La cerise sur le gâteau: ça fait rêver sans trancher non plus avec la réalité humaine qui transcende les époques. Car l'action a beau se situer dans les années 1950, les jeunes continuent tout de même de se retrouver en soirée autour d'une bière, ceux qui le veulent pratiquent le sexe à leur souhait, et le film montre que la nature humaine reste la même d'une période à l'autre. Mais la délicatesse extrême qui nimbe l'ensemble me fait tout de même regretter de n'être pas né plus tôt, d'où une vive excitation durant le visionnage.

Nous dirons dès lors un grand merci à Todd Haynes, dont la mise en scène élégante fait des merveilles et recrée sous nos yeux le monde dans lequel j'aimerais vivre plus que tout. Les premières minutes avec un plan-séquence dans des rues à l'ancienne qui débouche sur l'apparition distinguée des héroïnes au restaurant accrochent d'emblée le regard, les vitres perlées de pluie au moment où Thérèse va se rappeler son histoire nous plongent encore davantage dans l'intrigue, la rencontre dans le magasin fascine sans modération, Carol s'amusant à faire tourner le train pour se remémorer cette même rencontre est une trouvaille passionnante et la grande scène d'amour reste filmée avec une pudeur et une sobriété exemplaire qui rend l'intime sublime. Le réalisateur montre aussi tout ce qu'il faut d'émotions sans jamais rien appuyer, un choix absolument judicieux pour une atmosphère de ce type, et chaque séquence reste vraiment travaillée avec soin et finesse. Je conçois même difficilement que des spectateurs aient pu trouver cette histoire d'amour trop "froide", car enfin, ce n'est pas parce qu'on ne couche pas le premier soir que la passion diminue pour autant. Au contraire, le temps et la délicatesse rendent celle-ci d'autant plus intense, et ça me parle comme à aucun autre.

Le brillant du film doit aussi beaucoup à sa reconstitution d'époque de grande qualité, ma propre subjectivité jouant encore à ce niveau, puisque je reste attaché aux images "années 1950" dans lesquelles j'ai en partie grandi quarante ans plus tard. Sans mentir, les costumes sont tous plus sublimes les uns que les autres (Cate Blanchett fumant dehors, lunettes de soleil et ensemble rouge à l'appui! Rooney Mara et son bonnet coloré!), et les décors n'ont rien à leur envier, notamment l'intérieur bourgeois des Aird, dont les images de nuit devant le sapin de Noël donnent une saveur toujours plus agréable à l'histoire. A côté, la photographie est comme il se doit très soignée, avec des couleurs sorties tout droit du Technicolor de jadis, et de très jolis plans sur les actrices, ou sur les rues d'une ville sublimée (les embouteillages lorsque Sarah Paulson conduit). Enfin, la musique est elle-même superbe, notamment le thème d'amour principal que j'ai déjà en tête pour le reste du mois.

Bref, tout sur le forme m'a fait aimer le film instantanément, mais restait à voir ce que donnerait l'interprétation. A mon avis, c'est le seul mini bémol du film, car malgré des performances incontestablement réussies, j'ai failli ne pas apprécier d'emblée ce que faisaient les actrices de leurs personnages. Disons que Cate Blanchett se la joue trop diva au départ: d'accord, Carol entre dans la maturité et en est donc au pic de son épanouissement physique, mais le personnage n'est pas non plus Katharine Hepburn. Je m'attendais peut-être inconsciemment à un peu plus de simplicité de sa part, alors que l'actrice m'a plutôt fait l'impression de jouer surtout de son charisme, ce qu'elle sait faire mieux que personne quoique ça reste une marque de fabrique un peu trop facile de sa part: son extase appuyée en répétant le nom de Thérèse à leur premier déjeuner, le salut militaire pour rassurer le possible partenaire de Thérèse alors qu'elle l'emmène à la campagne, la crise de nerfs à propos de l'absence de cigarettes: je n'imaginais vraiment pas Carol se la jouer autant diva. Mais après coup, tout fait sens, Blanchett fait bien ressentir les fêlures du personnage, de telle sorte que la personnalité de Carol, point de mire s'il en est, me semble à la réflexion excellemment retranscrite par l'actrice, même si c'est peut-être un poil trop adapté à sa propre personnalité cinématographique. Bref, c'est une bonne voire très bonne performance, mais je n'ai pas l'impression d'être absolument transcendé non plus. Ça méritera un second visionnage pour mieux en rejuger. Rooney Mara a quant à elle failli m'agacer à un moment à force d'être vraiment timide (plus que moi, il fallait oser!), mais en réalité elle est merveilleuse dans 99% des séquences: elle réussit parfaitement à nous attacher à Thérèse en dévoilant son caractère et sa volonté malgré sa réserve ("je ne sais même pas ce que je veux pour déjeuner!"), et je me demande finalement si la jeune actrice n'est pas meilleure que sa collègue. Sarah Paulson hérite quant à elle d'un second rôle qu'elle rend divinement croustillant et touchant à la fois, bien qu'elle n'apparaisse pas assez pour nous éblouir autant qu'elle aurait pu, tandis que Kyle Chandler est étonnamment intéressant dans un rôle de mari plus ou moins désespéré.

Bon, j'oublie certainement plein de choses, beaucoup me reviennent en tête à mesure où j'écris mais je ne sais plus où les développer, et l'important est de rappeler que le film est une totale réussite. Mais... mon sentiment est cent fois plus enthousiaste à présent que lors du visionnage, où j'ai tout de même eu les larmes aux yeux devant quelques expériences qui m'ont rappelé mon propre vécu sentimental. Donc, si j'essaie d'avoir les idées claires, je conclurai en avouant avoir aimé le film sur le moment, et de l'avoir vraiment beaucoup aimé en y repensant toute la journée. Mais je ne dirai pas que le seul sujet de Carol a suffi à m'emporter. Non, c'est vraiment la forme, alliée à cette histoire, qui me fait donner ma préférence à ce film sur d'autres traitant également d'homosexualité: je n'aime pas beaucoup Brokeback Mountain par exemple, et mon grand référent lesbien était jusqu'à présent le non parfait mais toutefois vraiment divertissant Aimée & Jaguar, les héroïnes évoluant dans ce cas là à une époque vraiment particulière. Carol a un côté plus universel par son atmosphère chaleureuse et quotidienne et je suis dans tous les cas enchanté par l'expérience. Pour le moment, je monte sans hésitations à 8/10, mais je n'ai pas du tout les idées claires à ce propos: c'est trop immédiat. Allez le voir néanmoins, ce sera assurément l'un des meilleurs films de l'année.

mardi 12 janvier 2016

The Music Lovers (1970)

Un film de Ken Russell.
Entre Women in Love (1969) et The Devils (1971), deux de mes films préférés de l'époque sur lesquels j'écrirai peut-être quelque chose plus tard, Ken Russell n'a pas chômé avec son extravagante Symphonie pathétique, une traduction française pour une fois bien trouvée en donnant à la fois une idée de la vigueur musicale d'un esprit tumultueux, idéal pour servir la partition hystérique d'un réalisateur au meilleur de sa forme, et l'idée d'une tragédie bouffonne centrée sur des personnages tous plus névrosés les uns que les autres. L'histoire, un véritable ballet de frustrations autour de la figure de Tchaïkovski, semble dès lors idéalement entourée par les amours champêtres des Women in Love, et la "légère" sensation de manque des sœurs du couvent de Loudun. Mais ces amateurs de musique, qui comblent leurs frustrations sexuelles en se vautrant allegro voire presto dans les symphonies les plus variées, soutiennent-ils la comparaison avec les chefs-d’œuvre de Ken Russell, malgré la mauvaise presse dont le film bénéficie encore aujourd'hui?

Pour ma part, j'apprécie énormément que ces Music Lovers soient moins un biopic qu'un film sur la descente aux enfers de toutes les psychés ayant eu l'heur, mal ou bon, de côtoyer Tchaïkovski d'un peu trop près, à mesure que le héros tente de réprimer son homosexualité en enchaînant des conquêtes forcément peu satisfaisantes. On évite alors la vision linéaire du propos pour se recentrer sur la problématique de l'amour, voire du sexe tout court, si bien qu'on reste principalement dans une même période de la vie du compositeur. A vrai dire, même l'évocation de l'enfance est intelligemment intégrée pour servir l'histoire, à travers une mère cholérique dont la perte aura traumatisé le héros à vie, celle-ci n'étant d'ailleurs que l'une des figures tragiques gravitant autour d'un Tchaïkovski tourmenté, aux côtés d'une épouse folle et nymphomane, d'une belle-mère maquerelle ignominieuse, d'un frère peu scrupuleux et pas très net, d'une comtesse frustrée affublée de la progéniture la plus effrayante du monde, et d'un amant envahissant. Peu importe, dès lors, que la réalité historique ne soit par moments qu'effleurée: il reste passionnant de voir comment chacun se brûle les ailes en approchant de trop près d'un musicien vénéré que seul le cygne blanc, Sacha, le premier amour et la plus sensée du lot, aurait peut-être pu sauver. Le scénario me captive donc au plus haut point parce qu'on n'a pas le temps de voir les protagonistes vieillir, afin de mieux profiter d'un ballet de personnages aux destins flamboyants.

La flamboyance, c'est d'ailleurs la marque de fabrique d'un réalisateur qui réussit constamment l'exploit de se vautrer dans l'hystérie la plus pure tout en maintenant une formidable cohérence formelle, et sans jamais donner la nausée au spectateur, malgré d'incessants mouvements de caméra qui reflètent parfaitement les tempi les plus rapides des symphonies entendues. En réalité, la mise en scène nous conduit tout droit dans les fantasmes les plus moites d'une galerie de personnages rocambolesques, à la façon d'un courant de conscience happant chacun dans un même mouvement. Chaque partition entendue est ainsi l'occasion pour l'une des femmes de s'imaginer un avenir merveilleux avec Tchaïkovski, entre Sacha qui se voit sagement marcher dans les forêts de bouleaux en sa compagnie; Nina, l'épouse, qui se rêve couronnée d'un diadème et festoyant dans un attelage lancé à grand galop, et la comtesse von Meck, la mécène exaltée, qui se croit déjà mariée avec son protégé en essayant de lui effleurer les mains dans son lit. Mais les hommes ne sont pas en reste, Modeste se rêvant par exemple en train d'amasser des montagnes d'argent sur le dos de son frère à mesure de son succès. De fait, Ken Russell fait monter la tension avec tous ces fantasmes, avant de briser avec délectation la frontière fragile entre désirs de s'approcher au plus près de Tchaïkovski et réalité néfaste de ses propres frustrations, à travers une Ouverture de 1812 délirante, où chacun comble son manque en se canonnant l'un l'autre au milieu de rubans bariolés qui volent dans tous les sens. Cette trouvaille est franchement géniale, et ça a même le mérite de faire avancer l'histoire en indiquant qui est à présent décédé ou toujours de ce monde, juste avant une conclusion des plus terrifiantes sur laquelle je ne dirai rien pour ne pas vous priver de la sensation ressentie.

Dans tous les cas, il va de soi qu'à l'image de l'Ouverture de 1812, la musique est parfaitement intégrée au propos parce qu'elle traduit en images les pensées exaltées des protagonistes. En général, le cinéma fait abondamment usage de Tchaïkovski pour renforcer l'émotion d'une séquence (Marlene Dietrich brisant son effigie de marbre précisément au son de la Symphonie pathétique dans The Song of Songs, par exemple), mais ici, chaque partition est parfaitement intégrée à l'atmosphère d'une séquence. Les puristes vous diront peut-être que voir des gens se tirer dessus ou se rouler nus dans un train de luxe ne sont pas nécessairement les paraboles qui viennent spontanément en tête à l'écoute d'une telle musique, mais le parti pris de Ken Russell reste très cohérent avec sa vision des choses, et la frénésie de ses images se marie finalement fort bien avec la musique iconique du génial compositeur. La représentation du Lac des cygnes fait notamment avancer l'intrigue en révélant qui sera le cygne noir capable de mener le héros à sa perte, tandis que le thème d'amour de Roméo et Juliette traduit à la perfection les désirs inavoués d'une mécène prête à se coucher dans le lit où l'artiste, ivre, vient de s'endormir.

Pour compléter le tableau, les éléments visuels sont eux aussi travaillés avec soin afin d'évoquer les tourments des personnages. Ainsi, outre les rubans multicolores de 1812, les toits dorés éclatants d'une église orthodoxe ou les murs d'une datcha en pleine forêt reconstituent parfaitement une atmosphère russe malgré la britannité entière du propos. Les tenues et coiffures embellissent elles-mêmes très bien une Glenda Jackson au pic de sa séduction, et dont le personnage est bien décidé à séduire tout ce qui bouge de son côté. L'image éphémère de Tchaïkovski lors du feu d'artifice rappelle par ailleurs que son ombre plane constamment au-dessus de ceux qui l'entourent, tandis que la photographie, sublime malgré les mouvements de caméra, pousse le génie à faire coïncider l'ouverture des bras du héros au bord d'un lac avec la chorégraphie des ailes d'un cygne au même moment. En définitive, le ballet est continu, et tout est très beau, même dans le sordide.

En revanche, si la réalisation est superbe, il est dommage que The Music Lovers ne soit pas vraiment un film d'acteurs, l'exaltation des uns pouvant en rebuter, et l'erreur de casting pour le personnage principal étant un peu gênante, même si l'une des interprètes parvient à tirer son épingle du jeu. On regrettera donc le casting de Richard Chamberlain, bien trop lisse et mal maquillé pour être crédible dans la peau d'un héros beaucoup plus beau et tourmenté que lui, malgré deux ou trois scènes assez solides qui sauvent quelques meubles. A ses côtés, la quasi totalité des seconds rôles ne sont que des caricatures, mais comme chaque personnage s'en donne à cœur joie, tout le monde finit tout de même par être assez mémorable: Christopher Gable fait assez bien l'amant empressé un peu trop insistant, malgré sa laideur; Kenneth Colley souligne également que Modeste n'est pas aussi net qu'il n'en a l'air; et Sabina Maydelle est assez émouvante en belle-sœur sincère et déçue. Maureen Pryor a quant à elle beaucoup de charisme, ce qui lui permet d'incarner le personnage le plus hideux du film, prêt à prostituer sa fille folle en lui faisant croire que ses "invités" sont les célèbres Rimski-Korsakov et autres compositeurs de l'époque soit disant venus "payer leurs respects" à l'épouse de leur collègue. Enfin, Izabella Telezynska joue bien la mécène exaltée en manque d'amour, et capable du pire autoritarisme à la moindre contrariété, tout en étant affublée d'une paire de jumeaux robotiques des plus effrayants.

Cependant, personne ne bat Glenda Jackson dans le rôle de l'épouse nymphomane. Impossible de feindre la surprise ici: son charisme est tel qu'elle réussit constamment à voler la vedette même à ses partenaires les plus vivaces, notamment sa mère à l'écran qu'elle peut éclipser d'un simple geste d'éventail. En fait, le miracle avec Glenda Jackson, c'est qu'il lui suffit d'apparaître devant une caméra ou un parlement pour que tout ce qui existe alentour de désintègre dans la seconde, et cet assemblage de traits particuliers, d'audace et de maintien en font certainement l'un des visages les plus cinématographiques qui soient. Malgré tout, je ne suis pas aussi facilement ébloui par la dame que la majorité des cinéphiles, à cause d'un jeu à mon avis trop redondant d'un film à l'autre, Jackson ayant généralement tendance à trop se reposer sur son charisme et à n'attendre que l'extrême fin d'un film pour révéler quelques fêlures. C'est le cas pour Women in Love et Mary, Quen of Scots, où elle est impérieuse à souhait mais ne nuance ses héroïnes qu'à la fin, ou encore pour A Touch of Class où elle n'est pas vraiment drôle par elle-même quoique impeccable dans les dernières minutes plus contrastées. Et dans Marat/Sade, sa fausse Charlotte Corday me semble trop technique pour me faire ressentir quelque chose pour elle, d'autant que lorsqu'on la découvre, elle est déjà irrémédiablement perdue. Mais ici, c'est autre chose. L'actrice nous fait bien comprendre le cheminement vers la folie de son personnage, et lorsqu'elle apparaît courant dans la neige lors de la fête, rien ne nous pousse à croire de prime abord qu'elle puisse avoir des problèmes. Dans tout les cas, elle est exaltée et dynamique, quitte à exacerber son jeu afin de fusionner en parfaite harmonie avec le style outré de Ken Russell, son grand exploit étant qu'elle ne donne jamais la sensation d'en faire trop dans ses excès, précisément parce qu'il y a toujours beaucoup d'humanité chez cette femme en chute libre. La démesure est alors toujours tempérée par la maîtrise au point qu'on ressent vraiment quelque chose pour le personnage, malgré une ou deux grimaces terrifiantes qui sont de toute façon voulues par le réalisateur. Bref, Sunday Bloody Sunday reste son plus grand rôle, mais je suis à présent très enthousiaste pour sa pathétique Antonina Milioukova de la symphonie en question. Je me demande simplement si je ne préfère pas, tout de même, Vanessa Redgrave dans Les Diables, parmi les hystériques chères à Ken Russell. Mais peu importe, la réussite interprétative est bel et bien au rendez-vous.

The Music Lovers est donc un film absolument fait pour moi qui aime autant les belles images, les ballets de personnages pas très nets, la frénésie de mouvements chorégraphiés et la musique de Tchaïkovski. J'ai dès lors beaucoup de mal à voir ce que tout le monde peut bien reprocher à ce film: c'est le chaînon parfait entre les galipettes rustiques de Women in Love et les outrances monacales des Diables, et peu importe que la réalité historique ne soit pas constamment respectée. Ken Russell a en fait trouvé le moyen d'adapter les partitions d'un génie tourmenté à son propre style, et le tout me ravit au plus haut point, même si The Devils reste son sommet. Je n'ai aucun scrupule à monter à un solide 8/10.

dimanche 10 janvier 2016

Le Juge et l'Assassin (1976)


Cette semaine, j'ai soupé chez mes grands-parents, et nous en avons profité pour regarder Le Juge et l'Assassin, de Bertrand Tavernier, diffusé spécialement en hommage à Michel Galabru. L'occasion pour moi de sortir un peu de la ligne éditoriale et de parler d'un film découvert avec plaisir, et vers lequel je ne serais pas allé spontanément en d'autres circonstances.


L'histoire : inspirés par la vie de Joseph Vacher, les échanges chargés de tension entre un éventreur de bergers et le juge d'une petite ville de province bien décidé à profiter de l'affaire pour son propre avancement, sur fond de crise sociale dans une France déchirée par l'affaire Dreyfus…


Tout d'abord, la première chose qui m'a frappé dans l'ensemble, c'est sa beauté photographique. J'avoue être encore maladivement néophyte en cinéma français, qui plus est en cinéma français des années 70, et j'ai toujours eu inconsciemment l'image, erronée, d'une certaine laideur visuelle (certains films avec Romy Schneider), sauvée jusqu'à présent par les couleurs de La Barbade dans Adèle H. Mais par bonheur, Le Juge et l'Assassin m'a rappelé qu'on filmait déjà très bien la France à cette époque, et pour moi qui considère le Massif Central comme l'un de mes biotopes vacanciers de prédilection, je suis ravi. En effet, l'Ardèche est magnifiée par la caméra de Pierre-William Glenn, avec des teintes chaleureuses et un cadre élargi qui font bien ressortir les beautés du paysage, ce qui sert absolument une réalisation qui marie justement la magnificence de la nature au sordide le plus effroyable. La photographie d'intérieur n'est pas en reste, notamment lors d'une séquence de prison aux accents caravagistes, où les ocres les plus chamarrés s'opposent brillamment à l'obscur. Dans tous les cas, le film est très beau et met dans de parfaites dispositions pour apprécier une histoire qui se révèle finalement captivante à souhait.


On peut même parler d'une histoire très riche, Bertrand Tavernier, Jean Aurenche et Pierre Bost ayant visiblement décidé de couvrir plusieurs pistes à la fois à partir d'une trame générale centrée sur les rapports entre un petit magistrat de province prêt à manipuler les faibles pour avancer, et un meurtrier pédophile se prenant pour la nouvelle Jeanne d'Arc. Cet axe principal suscite constamment l'intérêt parce que les deux protagonistes dévoilent de nouvelles facettes de leur personnalité au gré des échanges, les perversions ou les manigances de l'un attisant les désirs refoulés ou le mysticisme de l'autre. Et la deuxième grande force de ce cheminement, c'est aussi le refus du réalisateur de condamner ses personnages, en évitant une explication trop ostensible des choses. À vrai dire, on ne sait jamais si Bouvier est vraiment fou ou s'il prétend simplement l'être afin d'éviter la corde, et les questionnements des autres personnages à son sujet dans le deuxième acte laissent en définitive le spectateur libre de l'interprétation à donner à ce problème.


Cependant, à trop vouloir éviter de porter un jugement sur le criminel, le film en arrive parfois à perdre en subtilité, à l'image de ce texte final rappelant qui si Bouvier a tué une douzaine de bergers en cinq ans dans les derniers feux du XIXe siècle, le système économique et les forces de l'ordre en ont assassiné nettement plus parmi les ouvriers. Cette précision me semble trop ostensiblement lourde, car même s'il n'est pas malhonnête de révéler que Bouvier est lui aussi la victime d'une société qui l'a toujours rejeté depuis le début, il semble quand même difficile de comparer le viol, la mutilation et l'éventrement d'enfants avec un système élitiste plus abstrait. En essayant de garder un esprit ouvert, j'admettrai que ma propre subjectivité joue ici : nous nageons toujours dans un tel système inégalitaire, c'est quelque chose dont nous sommes imprégnés, aussi ai-je sans doute inconsciemment du mal à y voir plus de noirceur que dans la perversité inconnue, et donc plus immédiatement terrifiante, d'un individu isolé. Néanmoins, je suis depuis quelques années en train de migrer de plus en plus à gauche que je n'aurais pu l'imaginer de prime abord, et la dénonciation du système dans le film trouve désormais un écho en moi, bien que la ficelle employée par le réalisateur soit un peu trop grosse. Et ce n'est pas parce qu'on veut mettre en exergue une domination inégalitaire qu'il faut par ricochet dédouaner Bouvier de ses crimes, or le texte final fait bel et bien pencher la balance en ce sens.


Quoi qu'il en soit, ça n'empêche nullement le film d'être efficace sur tous les thèmes qui viennent se greffer à la trame générale. L'antisémitisme y est prégnant sans être trop lourdement appuyé, à travers les affiches jaunes que la presse catholique placarde dans les rues, tandis que les échos de l'affaire Dreyfus, quasi éclipsée dans cette petite société vivaraise par les crimes agitant la communauté, restent eux aussi bien mis en scène, à travers l'hypocrisie nocive d'une bourgeoisie fatiguée. Le personnage de Jean-Claude Brialy dira ainsi être devenu antisémite pour être à la mode, tandis que la très respectable mère du magistrat refusera la soupe populaire à des analphabètes ne sachant pas signer une pétition contre Dreyfus. À l'inverse, Isabelle Huppert deviendra l'une des âmes de la révolte sociale après s'être rendue compte du caractère toxique de ses relations avec certains notables, et finalement, ces questions politiques et religieuses qui agitèrent la France de ces années-là restent passionnantes à suivre à travers le film, tout en renforçant le duel principal dans un jeu de domination des plus éprouvants.


À titre personnel, ce qui me touche le plus dans la réalisation de Bertrand Tavernier, c'est la manière de faire venir l'effroi. En effet, rien ne me terrifie plus que d'avoir affaire à des individus louches, et pour avoir échappé de justesse à une expérience désastreuse au retour d'une soirée jadis, autant dire que voir les jolis paysages ardéchois se teinter d'ignominie à mesure qu'on avance dans le premier acte n'a pas manqué de me serrer la gorge. Ainsi, voir Bouvier sortir furtivement d'un buisson au beau milieu d'une scène pastorale, ou pire, savoir qu'il est caché dans une cavité obscure alors qu'une bergère passe juste à côté, avait de quoi me glacer le sang, mais le plus important, c'est de reconnaître que ce travail sur l'image, où l'horreur le dispute au sublime, reste incontestablement la grande force cinématographique du film. On ne saisit alors pas tout de suite le sens du premier plan sur une montagne enneigée et baignée par le soleil, mais lorsque l'on découvre plus tard quelles sont les activités du protagoniste lors de ses escapades champêtres, c'en devient réellement insoutenable, tout du moins pour moi qui ne connaissais pas l'histoire de Bouvier/Vacher avant de lancer le film et ai donc compris la chose en direct. Le plus terrifiant, également, c'est que la photographie a tendance à privilégier des paysages panoramiques, ce qui isole considérablement les personnages, et notamment les bergers aux champs.


Plus rassurante est en revanche la reconstitution urbaine de qualité où les intérieurs cossus de notables, certes pas nets et dont il faudrait se méfier, ont tout de même le mérite de nous sortir momentanément de l'horreur d'un pâturage isolé ou des murs d'une prison. Décors et costumes sont ainsi bien travaillés, même si pour le coup, c'est surtout le foisonnement du scénario qui réussit à me plonger entièrement dans l'époque, plus qu'une forme pourtant très honorable au demeurant. La musique colore également le tout avec un bon usage d'une Périchole dont les paroles ne sont pas sans faire écho aux rapports de domination dénoncés dans le film. Malgré tout, le plus marquant d'un point de vue musical restera surtout la collaboration de Philippe Sarde et Jean-Roger Caussimon, un tandem qui a concocté trois chansons spécialement écrites pour l'histoire, du patriotique Sigismond le Strasbourgeois, dont on jurerait que c'est un air d'époque tant ça semble réaliste, à la glaçante Complainte de Bouvier l'éventreur, en passant par La Commune est en lutte. Ces trois airs servent parfaitement l'atmosphère du film, et peu importe qu'on soit d'accord ou non avec les paroles, celles-ci restent tellement bien écrites (et chantées, et articulées, avec de vraies liaisons après les participes présents : bonheur !) que ça reste un plaisir à écouter. La Commune peut par exemple sembler trop simple dans sa mélodie, ou trop scolaire dans ses paroles, mais ça reste une belle chanson en soi, à laquelle je me trouve à présent assez sensible, et c'est essentiel pour clore le film étant donné les pistes amorcées auparavant.


Pour finir, impossible de passer outre l'interprétation, qui contribue également à la réussite de l'ensemble d'une façon générale. Michel Galabru, pour commencer, est indéniablement bon, voire très bon, mais en réalité je ne suis pas impressionné plus que ça. Il crie très bien des adresses à Dieu ou à la foule comme le mystique que Bouvier aimerait être, montre au passage qu'il sait ce qu'il veut et reste capable de faire preuve d'une forte personnalité, et pour couronner le tout, il détaille excellemment les conflits teintés de remords qui tourmentent le personnage, notamment lorsqu'il incite fortement l'une de ses possibles proies à déguerpir avant qu'il ne soit trop tard. Tout cela est très bien joué, et on reconnaîtra encore à l'acteur beaucoup de courage pour n'avoir pas hésité à incarner une personne aussi obscure, mais je n'arrive pas à être totalement ébloui non plus. Philippe Noiret hérite quant à lui d'un personnage techniquement plus intéressant, puisqu'il doit révéler de plus en plus de perversité à mesure de l'intrigue, mais tout en s'en acquittant à merveille, il n'arrive pas tout à fait à s'imposer face à son partenaire, qui semble davantage privilégié par les scénaristes. Renée Faure, physiquement sublime (les grandes actrices françaises vieillissent très bien, ne trouvez-vous pas ?), continue pour sa part de faire son chemin dans mon estime, après l'assez médiocre mais toutefois plaisante Chartreuse de Parme, où elle volait à mon avis la vedette à tout le monde, Gérard Philipe compris. Ici, elle compose avec délectation un personnage de bourgeoise qui n'a aucune honte à parler de choses effroyables avec un calme olympien, avant que sa propre hypocrisie ne la rattrape, cf. le dialogue assez jouissif sur Lourdes. Jean-Claude Brialy est de son côté franchement mémorable en procureur homosexuel de retour de Cochinchine, avec tout ce qu'il faut de manières pour ne laisser aucun doute sur l’ambiguïté de sa relation à son boy, tandis qu'Isabelle Huppert complète le tableau en me laissant un sentiment mitigé : elle semble trop détachée par moments, si bien qu'on a du mal à concevoir son dénouement. Mais dans l'ensemble, l'interprétation reste très solide, même si je ne suis ébahi par personne.


À la fin, Le Juge et l'Assassin reste un film riche qui maintient constamment l'intérêt en couvrant plusieurs domaines à la fois, et qui m'a beaucoup plus marqué que je ne l'aurais cru avant de m'y adonner. J'hésite entre un 7+ ou un 8 très solide. Mon fort désir de revoir le film sous peu me fait pencher vers le 8, mais j'ai peur que ça se stabilise à 7 avec un peu plus de recul, à cause d'un message politique qui manque légèrement de subtilité, et parce que pour le moment, ma surprise d'avoir vraiment aimé un film français de cette époque me donne très envie de mettre une excellente note. Dans tous les cas, c'est très bon, et j'ai maintenant envie de voir L'Horloger de Saint-Paul et Que la fête commence, c'est dire si ce visionnage n'aura pas été vain.


samedi 9 janvier 2016

Rébus!

Voilà longtemps qu'on n'en avait pas fait, alors voici un petit exercice ludique pour égayer votre weekend: saurez-vous retrouver les dix actrices cachées dans les images suivantes? Certaines risquent d'être un peu tirées par les cheveux, je l'avoue, mais il n'était pas évident de symboliser toutes les syllabes... Quoi qu'il en soit, n'hésitez pas à cliquer dessus pour les agrandir. Bonne soirée et bon dimanche à tous!

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lundi 4 janvier 2016

Gone with the Wind (1939)


Comment parler d'un film sur lequel tout a déjà été dit, considéré comme l'essence même du système hollywoodien et l'un des plus célèbres de l'histoire du cinéma? Tentons de relever le défi après un énième visionnage et une bonne quinzaine d'années de recul, depuis une découverte qui me bouleversa considérablement au tournant du nouveau millénaire.

Tout d'abord, et ce ne sera une surprise pour personne, Gone with the Wind reste un énorme chef-d’œuvre, et aucune des environ trente-cinq visites n'a changé la donne: tout y est, le caractère épique, les grands sentiments, la guerre et l'intime s'y côtoyant à l'infini... Bref, c'est le divertissement ultime et les trois grands axes de l'histoire (l'insouciance, la guerre, la reconstruction) continuent de captiver au plus haut point, sans que jamais ma connaissance sur le bout des doigts de toutes les répliques n'arrive à estomper les palpitations provoquées en continu. Vraiment, montage et scénario sont parfaitement dosés, la psychologie des personnages principaux détaillée avec assez de finesse, le balancement entre humour (l'habillage pour le pique-nique, les sœurs qui se tirent la langue!) et tragique mené de main de maître, et même les polémiques consécutives au viol conjugal et au racisme n'ont jamais réussi à m'empêcher de m'immerger dans l'intrigue.

Ainsi, l'effet de surprise a beau avoir disparu depuis belle lurette, revoir le film au moins une fois par an reste l'une des expériences les plus parfaites qui soient, et je gage que rien ne changera jamais de ce côté-là. S'il me fallait trouver un défaut à l'ensemble, je dirais que la dernière heure est peut-être légèrement trop longue, les déboires conjugaux de riches personnes dépressives m'intéressant moins que la réinvention des personnalités en pleine guerre, mais je serais tout de même bien en peine de trouver quoi que ce soit à retrancher à l'histoire tant sa cohérence est entière, sans compter que mon ressenti devient ici beaucoup trop subjectif pour être honnête: le film étant très long, j'ai souvent regardé le deuxième acte au petit matin avant d'aller en cours, si bien que le stress du lever et l'excitation nocturne en attendant de voir ou revoir la suite avaient quelque chose d'assez agressif au sujet d'une intrigue à présent portée par d'opulents décors oppressants. En définitive, la frivolité de l'ouverture teintée par l'angoisse d'un terrible conflit me fait davantage vibrer, mais l'histoire ne serait pas complète sans son dénouement bourgeois.

En réalité, s'il ne fait aucun doute que le film, indépassable, reste incontournable pour la récompense suprême de mes remises de prix de 1939, je suis malgré tout davantage enclin à donner ma préférence à l'adaptation de The Women du côté du scénario, surtout que l'on sait qu'Autant en emporte le vent porte avant tout la marque de Selznick, qui d'après le making of a tout supervisé de A à Z et a énormément contribué à l'écriture, sans que les qualités du script de Sidney Howard ne soient à nier, loin de là. Quant à la mise en scène, j'ai toujours du mal à faire la part des choses entre la marque de Selznick et celle de Victor Fleming, ce dernier ayant été accusé par les actrices de traiter les héroïnes avec rudesse, à la différence d'un George Cukor au point de vue plus féminin. A vrai dire, je ne sais plus exactement quelle est la part de Cukor laissée dans le résultat final, mais la perfection de l'ensemble doit incontestablement à Fleming, ce dont témoignent les innombrables qualités techniques dont le film regorge.

Je ne m'étendrai pas trop longtemps sur celles-ci, mais là encore, tout est parfait. En effet, les couleurs sont enchanteresses, à commencer par ces ciels rougeâtres de crépuscules ou d'incendies, tandis que les images chamarrées du Vieux Sud tout au long du générique font rêver dès les premières secondes. On parvient alors à s'immerger totalement dans le propos malgré une certaine artificialité formelle, les décors ayant un aspect "studio" un peu trop visible, tout en réussissant néanmoins à maintenir l'illusion: la chambre de jeune fille aux meubles blancs, les Douze Chênes et leur grand escalier, leur bibliothèque et leurs jardins, la salle de bal aux couleurs de Dixie, les fauteuils fleuris, les alcôves en arc de cercle, les rues d'Atlanta en terre battue, la campagne ravagée et son arc-en-ciel, les planches d'une cité en reconstruction, le lit du bateau à aube, l'immense escalier rouge, la chambre de jeu aux peintures de chevaliers, les vitraux en guise de fenêtres, la chambre aux tableaux pastels, le gigantesque portrait de Scarlett... Inutile de tout citer (oups, trop tard), mais visuellement, c'est une œuvre merveilleuse dont le côté artificiel a précisément quelque chose de rassurant, sauf peut-être l'opulence du dernier acte, légèrement étouffante quoique conforme à l'évolution du train de vie des protagonistes. D'ailleurs, cette surcharge un peu vulgaire colle bien à l'image du couple Butler, un peu brut sur les bords et pas toujours très scrupuleux.

Les costumes sont quant à eux éclatants, et ne manquent évidemment pas de suivre la psychologie de l'héroïne (la robe de chambre assez affreuse de la chute ne pouvait être portée que par elle), ma préférence personnelle allant à la mousseline blanche de l'introduction à Tara, le léger décolleté aux reflets verts du pique-nique et la capeline champêtre, le beige plus simple de la tenue d'infirmière, et l'assemblage jaune et rouge d'une Belle Watling tirant sa révérence, malgré un diadème en plastique hideux. Pour en revenir à Scarlett, la robe de rideaux et les froufrous rubis du décolleté d'anniversaire sont quant à eux mythiques pour de bonnes raisons, à l'image des autres tenues un peu rocambolesques d'une jeune femme mieux faite pour gérer une plantation que pour lancer de nouvelles modes. J'admets ne pas être le plus grand fan de Walter Plunkett, parfois capable de se vautrer dans les pires excès (Les Trois Mousquetaires), mais Gone with the Wind reste son sommet.

Quoi qu'il en soit, le plus impressionnant d'un point de vue visuel, ce sont surtout les effets spéciaux de Jack Cosgrove, qui s'est ingénié à peindre la totalité des décors d'arrière-plan sur pellicule, afin de reconstituer une atmosphère Vieux Sud d'un film tourné en Californie. La photographie d'Ernest Haller et Lee Garmes n'est quant à elle pas en reste dans cette sublimation de l'illusion, surtout lorsqu'on pense à la profondeur de champ obligatoirement limitée d'une séquence comme les soldats étendus dans toute la ville, où il fallait faire attention à ne pas filmer les immeubles modernes fleurissant alors derrière les studios. Dans le détail, j'aime également beaucoup les ombres chinoises des infirmières à l'hôpital, qui donnent un aspect très solennel à la guerre, ou encore les jeux de miroirs lors des essayages de lune de miel, qui reflètent bien la frivolité d'une Scarlett pas aussi mûre qu'on pourrait le croire malgré les épreuves traversées.

Enfin, pour en finir avec la forme, l'une des plus grandes qualités d'Autant en emporte le vent reste la sublime partition de Max Steiner, à juste titre l'une des plus mythiques de l'histoire du cinéma, dont chaque air définit aussi bien le caractère d'un lieu ou d'un personnage que le scénario. Mes préférences personnelles: l'iconique thème de Tara (évidemment), le thème de Rhett, la marche de Sherman sur la Géorgie alors que le domaine renaît de ses cendres, et la conversation sur la terrasse suite à la chute dans les escaliers. L'adaptation des grands airs de la guerre de Sécession et des chansons de Stephen Foster est quant à elle un plaisir orgasmique pour moi, et tout y passe pour mon plus grand plaisir: quelques accords de Louisiana Belle par-ci, quelques notes de Ring de banjo par-là, mais encore Swanee River, The Bonnie Blue Flag ou Tramp! Tramp! Tramp!, et me voilà parti pour danser toute la nuit sur des rythmes endiablés.

En somme, tout ce qui était déjà une griserie démentielle il y a quinze ans reste d'une perfection totale qui me fait toujours beaucoup d'effet, au point que je ne changerai pas ma note de si tôt: un 10/10 est plus que mérité pour une œuvre atteignant un tel degré d'éblouissement pour les sens. Mais à présent que je connais le film par cœur, ai-je changé d'avis sur l'interprétation?

Pour Vivien Leigh, la réponse est évidemment non. Scarlett O'Hara est le rôle le plus complet dont une actrice pouvait rêver, et Vivien lui fait réellement honneur à chaque instant. Elle livre un portrait sans concessions d'une femme somme toute antipathique, n'hésite pas à se montrer aussi désagréable que séduisante, balance superbement le personnage entre insouciance et dépression tout en révélant assez génialement comme l'héroïne apprend à s'enhardir au gré d'épreuves éprouvantes, sans toutefois parvenir à guérir ses propres démons, en l'occurrence indifférence pour tout ce qui ne lui rapporte aucun intérêt, enfant compris, et passion puérile pour un homme sur lequel elle aurait dû tirer un trait depuis longtemps. Quoi qu'il en soit, Leigh dévore le rôle à pleines dents, accent sudiste à l'appui, et si la performance est aussi légendaire, c'est à présent davantage de son fait à elle qu'aux convoitises suscitées par le rôle le plus recherché des années 1930. La seule surprise de ce dernier visionnage aura été de découvrir que Scarlett a finalement un peu tendance à m'ennuyer à certains moments, ce qui ne lui était encore jamais arrivé: elle minaude un peu trop longtemps au milieu de ses nombreux soupirants, continue de minauder une fois adulte et mariée avec Rhett, ce qui me rend par contraste de plus en plus favorable à Melanie, qui en définitive contrôle mieux les événements de la seconde partie. Ceci dit, tout ça ne tient qu'à l'écriture des personnages, et Vivien reste intouchable. Mais pour avoir revu Waterloo Bridge il y a peu, je suis à présent plus sensible à son interprétation dans ce beau film qu'à cette Scarlett parfois un peu agaçante. Peut-être ai-je mûri en même temps qu'elle et suis donc passé à autre chose qu'aux frivolités de l'héroïne, mais quoi qu'il en soit, la performance dans Waterloo Bridge me semble encore plus fraîche aujourd'hui. J'en viens parfois à me demander si dans mes remises de prix je ne vais pas en revenir à Davis en 1939 et Leigh en 1940, mais j'arrête de vous ennuyer avec mes incessantes sautes d'humeur à ce propos, et le grand acte sur la guerre de Sécession, où Scarlett doit enfin apprendre à grandir, reste un sommet interprétatif à peu près inégalable.

D'autre part, rien de nouveau à l'ouest pour Clark Gable. Son Rhett Butler reste aussi charmant et charismatique que lors des premiers visionnages, et ses larmes du second acte le rendent toujours extrêmement touchant dans ce qui doit rester son plus grand rôle. Ma scène préférée reste néanmoins la rencontre fracassante dans la bibliothèque des Douze Chênes, lorsqu'il se moque d'une Scarlett écervelée en lui rappelant qu'elle devait haïr Ashley jusqu'à la fin de ses jours: le rire y est désarmant! Mais reconnaissons tout de même que l'un des grands avantages de Clark Gable est que Rhett reste sans cesse comparé au faible Ashley Wilkes, incarné par un Leslie Howard plus intéressant dans le détail qu'en phase de découverte, mais qui n'a pas grand chose à faire à part être rigide, la faute à un personnage ennuyeux. Le seul avantage d'Ashley, c'est qu'il me permet de me retrouver en partie dans Scarlett, sur la question de l'idéalisation de l'autre, lorsqu'on tombe amoureux de la création de son esprit et non de ce qu'est réellement la personne ciblée, d'où la difficulté de se défaire d'un sentiment erroné tant qu'on ne se rend pas compte que l'être aimé est en fait le personnage le moins intéressant du monde. Je comprends donc totalement que Scarlett ait besoin d'attendre l'extrême fin du film pour réaliser quel est l'homme qu'elle aime réellement, même s'il est dommage que des excès de puérilité puissent nous faire passer à côté du vrai bonheur.

Autrement, Gone with the Wind compte trois rôles secondaires féminins que j'ai appris à apprécier au fil des ans, à savoir Melanie, Mammy et Belle Watling. Malheureusement, je ne suis plus autant séduit par aucune des trois que par le passé. Olivia de Havilland est pourtant extrêmement intéressante car hormis dans les scènes stridentes en pleine guerre où Scarlett a entièrement le dessus sur une Melanie geignarde ("Regarde à Wilkes, dans les W, à la fin!" "Oh, je suis malade et je ne peux vous aider, comme je m'en veux!"), elle ne joue jamais son personnage comme une cruche, et lui donne au contraire une épaisseur qu'on n'aurait pas forcément attendu dans un tel rôle. Le sourire qui ne s'estompe pas alors qu'elle sait tout du comportement de Scarlett et d'Ashley le matin même, sa sérénité rassurante face au capitaine lors du règlement de compte dans les bas quartiers, ou encore sa force de conviction sur Rhett font qu'on s'intéresse toujours, grâce à la riche interprétation de l'actrice, à un personnage qui peinait à séduire les premières fois. D'ailleurs, je suis convaincu qu'Olivia de Havilland donne la meilleure performance secondaire dans le film, même si d'autres femmes plus truculentes font de prime abord meilleure impression.

Hattie McDaniel est notamment délicieuse lorsqu'elle sourit après avoir rabattu le caquet de Scarlett, et sa composition reste bien étoffée grâce aux larmes du second acte, à la stupeur de découvrir l'absence totale de scrupules de l'héroïne dans la calèche, ou encore au réchauffement de ses relations avec Clark Gable, mais dans le reste du film, elle ne fait rien de si spécial que ça quand on y pense. Ona Munson est quant à elle sublime lors de ses confessions dans la voiture, et vraiment touchante lorsqu'elle tire sa révérence lors d'une visite de Rhett, mais le personnage reste un peu coincé dans le cliché de la pute au grand cœur malgré la réussite de l'actrice, qui marque tout de même pas mal les esprits malgré son temps d'écran très court. A la fin, je ne sais plus laquelle des trois nommer dans ma liste: Melanie m'ennuie pendant la guerre et Olivia de Havilland a fait encore mieux par la suite (Hold Back the Dawn), Hattie McDaniel trouve le rôle de sa vie et ça me briserait le cœur de ne pas la citer (elle me fait rire dans Miss Manton, mais ce serait franchement indélicat de troquer sa distinction pour un chef-d’œuvre contre de la série B), et j'aimerais également distinguer Ona Munson au moins une fois... J'ai longtemps sélectionné les deux dernières, mais la concurrence est tellement forte en face que je ne sais plus où donner de la tête (Gladys George, Mary Boland, Greer Garson...). La seule certitude, c'est que Geraldine Fitzgerald méritait absolument l'Oscar cette année-là, tout du moins parmi la sélection officielle.

Par ailleurs, le film regorge de personnages secondaires mais aucun ne me vient spontanément à l'esprit si ce n'est Thomas Mitchell, qui est de toute façon meilleur la même année dans Stagecoach. En conclusion, Autant en emporte le vent sera nommé pour sûr dans ma liste comme meilleur film (Selznick), meilleur réalisateur (Fleming), meilleure actrice (Leigh), meilleur acteur (Gable), meilleur scénario adapté, meilleurs montage, photographie, décors, costumes, maquillage (sauf la coiffure de Pittypat!), effets spéciaux, son et musique; et il y aura au moins un second rôle féminin dans le lot, reste à savoir qui (McDaniel semble inévitable même si à la réflexion son rôle est un cliché assez malsain). Pour finir, il y aurait encore bien des choses à dire, mais le film est trop riche, il faudrait en faire une thèse pour tout détailler. L'essentiel, c'est que ce soit non seulement parfait, mais aussi une œuvre qui me parle assez personnellement, arrivant à me retrouver en partie dans Scarlett et dans Melanie. Le 10/10 dont je parlais plus haut n'est pas prêt de céder sa place.

La véritable histoire... Autant en emporte le vent

How do you do, dahlings? Tallulah speaking! To celebrate the new year, I will tell you a nice story, a wonderful story of romance and passion that every young girl should read before getting married. So let's go back to Dixie...

"Oh Scarlett! I'm in love with you! I want to kiss you!"

 "Please kiss me my darling!'' 
 ''Ugh, I don't think so."

"But we are in love with each other!'' 
''Oh my god, she's crazy!"

 "Don't deny your own feelings! 
Look what your denial has done to me!"

"But I'm only crazy about you! 
And you love me too! I tell you!"

"Why Mellie... I'm bewildered now. 
I don't know what I want anymore..."

"Then sleep with me!"

"Well then... Happy?"

"Yes... amazingly... I am!"

"Oh, ladies! Wonderful news!"

"Yes? What is it, Melanie?"

"I don't have to marry that stupid Ashley! 
Scarlett is my lover!"