lundi 28 mars 2016

La Chair et le Diable (1926)


Aujourd'hui, parlons de l'un de mes films muets préférés, une œuvre découverte pour la première fois il y a très exactement dix ans, en janvier 2006, preuve que l'année s'annonçait décidément sous les meilleurs auspices. Après une énième revisite, 575 captures d'écran et un vif désir de dévoiler l'intrigue point par point dans son intégralité, quel est à présent mon ressenti?

Indéniablement, c'est très positif. Le film est très riche aussi bien du point de vue de la mise en scène de Clarence Brown, particulièrement inventive ici, que du point de vue de l'extraordinaire pouvoir de fascination de Greta Garbo, d'où un cocktail explosif qui me fait totalement vibrer. Sans compter que Flesh and the Devil doit être le film le plus homoérotique qui soit, Lars Hanson jouant clairement un personnage homosexuel qui ne ressent que de l'honneur pour son épouse, et ne provoque son meilleur amour que par déception de voir ses sentiments se diriger vers sa femme, et non vers lui. Et que dire du pasteur qui reluque John Gilbert en jouant avec ses cigares? Tout cela est fort peu subtil, mais ça n'empêche pas de suivre l'histoire avec passion, quand bien même celle-ci ne soit pas franchement prestigieuse. C'est d'ailleurs tout à l'honneur de Clarence Brown d'avoir réussi à transformer en chef-d’œuvre un texte assez banal de triangle amoureux détruit par une vile tentatrice, quoique le sous-texte gay apporte assez de fraîcheur au scénario.

Je me suis même demandé s'il fallait interpréter la conclusion comme le triomphe du couple homosexuel sur l'hybris hétérosexuelle, mais la fin alternative de sécurité sur une note hétéro ne va pas dans ce sens. A moins d'admettre que cette solution de secours n'a été envisagée que par la censure, et que la réelle conclusion montre Ulrich et Leo s'enlacer à n'en plus finir dans leur jardin secret. Forcément, j'ai envie que la version "courte" soit celle qu'il faille retenir, bien qu'il soit misogyne de balayer les femmes d'un revers de la main en ne faisant d'elles que des subalternes prêtes à sauver l'ordre masculin après y avoir apporté le chaos. Dans tous les cas, le personnage de Felicitas reste un archétype sexiste et l'on comprend aisément que Garbo fût réticente à l'incarner, d'autant que loin d'apporter la joie au pays de l'amitié amoureuse sacrée en dépit de son prénom, l'héroïne passe son temps à s'amuser et à changer d'avis, sans avoir aucune constance dans ses désirs. C'est regrettable, mais la précision de la mise en scène est telle que j'admirerai toujours ce film malgré tout. D'ailleurs, je l'aime tellement que j'ai envie d'en parler une fois n'est pas coutume de façon linéaire, un exercice scolaire qui n'intéressera que moi mais qui me fera quand même plaisir.


"Ah que j'aime les militaires!": L'histoire commence dans une caserne, lieu viril s'il en est, mais qui a la particularité de solliciter un imaginaire tout ce qu'il y a de plus inverti, entre un tout premier plan sur un Ulrich désemparé de découvrir que Leo n'a pas dormi avec lui, entendez dans le lit du dessus; et un soldat torse nu et bronzé aux marques de maillot apparentes qui se dévêt en arrière-plan tout en titillant le pauvre Ulrich. Ce dernier n'a cependant pas le cœur à reluquer son collègue tant il se sent trompé par son grand amour, mais il est intéressant de noter qu'Ulrich est toujours montré comme actif: il déploie des trésors d'imagination afin de protéger Leo de l'ire des supérieurs, quitte à se mettre en retard lui-même lors de l'appel, où il lui faut s'engouffrer au plus vite dans une rangée de beaux garçons immaculés. Et lorsque les deux amis se retrouvent après avoir berné tout le monde sur l'absence de Leo, quelle réaction très spontanée leur vient-il à l'esprit alors qu'ils ne se sont pas vus depuis quelques heures grand maximum? Réponse: ils se lancent dans des préliminaires enflammés où l'on se tapote gentiment en faisant mine de se sauter dessus en douceur! C'est beau la franche camaraderie! Malheureusement, les compères ont oublié un petit détail: Leo est censé trembler de fièvre sous son drap, et le colonel derrière la porte n'a pas l'air très satisfait de voir ses soldats faire des galipettes bien qu'ils aient le dortoir pour eux tous seuls! Mais il en faudrait plus pour décourager les amoureux! Ainsi, même en punition, Ulrich et Leo trouvent le moyen de se toucher les mains à plusieurs reprises dans le fumier, et la drôlerie de la mise en scène pousse le vice à montrer Ulrich se masser les reins de douleur après avoir exécuté trop longtemps le même geste mécanique avec sa pelle... Faut-il en conclure que c'est aussi pour aller dans ce sens que ce premier chapitre est filmé tout en lignes horizontales, entre les alignements de clairons, de lits et de canons, et les rangs impeccables des soldats? Bref, j'ai toujours eu beaucoup de dédain pour le fait militaire, mais je veux bien l'adresse de cette caserne, ça a l'air drôle!


Arrivée d'un train en gare de Lussuria: Pour bien se remettre de leurs ébats, Ulrich et Leo s'en vont en permission en province, afin de retrouver un peu plus de calme après leur vie trépidante de militaires. Histoire d'estomper leurs désirs trop manifestes, la gare défile de moins en moins vite à mesure que le train ralentit, et la vitre de leur compartiment s'arrête pour sa part en plein sur deux figures familiales chastes: la sœur d'Ulrich et la mère de Leo. Le message est alors très clair: les amoureux seront sous haute surveillance pendant leurs vacances, et pas question d'aller batifoler dans le jardin, comme l'indiquera le plan montrant les calèches se séparer devant la première maison. D'autant qu'on comprend très vite que la jeune sœur, Hertha, n'est pas mariée, et qu'elle espère bien épouser Leo sous peu. Mais patatras! Hertha n'aura pas le baisemain tant attendu de la part de son fantasme car le regard de Leo est alors attiré par une belle jeune femme descendue d'un autre wagon. On regrettera d'ailleurs que cette séquence ne fût pas l'entrée en scène de Garbo sur les écrans américains, ce qui aurait pu être fascinant. Quoi qu'il en soit, la mystérieuse inconnue porte des fleurs sur elle. Des fleurs du mal? Il est impossible de le deviner à ce moment-là, Felicitas semblant davantage surprise qu'intéressée par Leo, qui se confond pourtant en courbettes devant elle, en ramassant la fleur échappée de son bouquet. Quoi qu'il en soit, l'opposition entre les deux femmes destinées à intervenir dans le vie de Leo est très marquée: Felicitas l'envoûtante a tous les égards que Leo refuse à la pure Hertha, qu'il connaît pourtant depuis plus longtemps. Le risque qu'il se sépare également du frère d'Hertha pour vivre sa bisexualité au grand jour n'est plus très loin... Notons au passage la beauté des peintures de cette ville toute germanique en arrière-plan, l'une des incontestables réussites du film.


Les plaisirs de l'île enchantée: Cependant, la séparation n'est pas pour tout de suite, car pour rentrer chez eux, les amis amoureux doivent traverser un lac et rester par conséquent un bon moment ensemble sur un bateau. Et ils se sourient à n'en plus finir, surtout lorsqu'ils observent avec enthousiasme l'île sur laquelle ils s'étaient jurés fidélité (en amitié) dans leur jeunesse. Dans cette séquence, le montage est irrésistible puisqu'on voit bien le sourire d'Ulrich s'estomper après avoir vu l'attribut féminin que porte Leo, en l'occurrence la fleur de Felicitas qu'il a gardé depuis la gare. Quoi qu'il en soit, le regard désemparé d'Ulrich en fixant le haut du visage de son ami ne laisse aucun doute sur ses sentiments, mais la réaction de Leo reste encore ambiguë puisqu'il étreint Ulrich avec vigueur parce qu'il craint de l'avoir offensé. Les voyant faire, le regard tendre de la mère est jouissif, et c'est l'occasion pour l'histoire d'évoquer le serment passé jadis sur l'île, un véritable serment de mariage s'il en est, comme l'indique l'intertitre évoquant la phrase "In love and in sorrow." Cette réminiscence est encore hautement érotique, puisque cette déclaration est entérinée par une alliance de sang, dont les gouttes viennent tacher un drap immaculé comme après avoir percé l'hymen de la complicité. Une complicité toute masculine évidemment, la petite Hertha ne servant que de prêtresse au service des garçons. Certes, il ne faut pas prendre la conception de l'amitié à l'époque du film, voire de l'histoire, pour celle de maintenant, les liens d'amitié ayant plus de sens jadis, mais les images sont tellement explicites qu'il y a forcément autre chose sous le vernis. En outre, lors de l'ouverture du bal de la séquence suivante, le pasteur précise bien que s'il a baptisé ces garçons séparément, il ne les a jamais vu l'un sans l'autre depuis.


Les lumières du bal: Le mot d'ordre de cette séquence n'est nul autre qu'éclairage, comme si le réalisateur avait tenu à jouer avec toutes les teintes de luminosité à sa disposition afin d'augmenter le pouvoir érotique de cette rencontre décisive. C'est aussi l'occasion de filmer la nouvelle recrue du studio sous son meilleur jour afin de la promouvoir aussi bien que les photos de publicité. Garbo y est alors lumineuse, par à opposition à tous les participants plus vulgaires tels les commères médisant derrière leur éventail, le pasteur alcoolique, l'hôte au mouvements de tête mécaniques et le gringalet amoureux d'Hertha bien qu'il ne lui arrive pas à la taille. On notera également que si Felicitas est toujours éclairée d'un rayon blanc, Ulrich n'apparaît en revanche pas une seule fois dans la séquence, comme s'il lui fallait disparaître de l'esprit troublé de Leo. La tentation de celui-ci devient d'ailleurs si obsédante que Brown traduit ce désir en images en faisant en sorte qu'on ne voie que l'immaculée conception parmi les valseurs. Mais les apparences sont trompeuses, puisque loin de correspondre aux symboliques traditionnellement associées au blanc, l'héroïne reste surtout une fleur vénéneuse qui brille dans la foule, ou dans l'ombre d'une jungle. Sa promenade avec Leo dans le parc, où il leur faut pousser de lourds rideaux de feuilles pour mieux s'isoler, la place d'ailleurs dans un véritable Jardin d'Eden dont elle est le serpent. D'ailleurs, d'où vient-elle? Que veut-elle? Pourquoi vient-elle de loin au bal? Et seule? Son seul but est visiblement d'attirer Leo dans sa zone de confort pour mieux le tenter, et c'est évidemment elle qui passe la première derrière les feuilles, ou qui souffle l'allumette: elle sait ce qu'elle veut, et son sourire très ouvert lors de l'invitation à la danse prend une coloration bien moins courtoise qu'on aurait pu le croire l'instant d'avant. Le plus bel exploit de la réalisation: après de simples sourires et gestes de la main avec des fleurs, montrer les visages se rapprocher de plus en plus sous une lueur plus ciblée mais aveuglante qui met bien en valeur l'érotisme de la scène, en particulier lorsque Felicitas met son porte-cigarettes à la bouche puis le fourre dans celle de Leo...


Étreintes brisées: Dans cette séquence où les nouveaux amants s'étreignent à n'en plus finir dans la chambre de Felicitas, le retour de l'époux est brillamment mis en scène, avec ce travelling avant sur une main se resserrant petit à petit sur les visages coupables. On est ici dans un thème cher à Clarence Brown, son jeu sur les travellings étant déjà visible dans The Eagle en 1925, et encore abondamment utilisé dans bien des œuvres futures, dont A Woman of Affairs et Anna Karénine. Mais pour en revenir à la chair tentée par le Diable, on relèvera cette image saisissante où Garbo met du temps à stopper son baiser bien qu'elle se soit déjà rendue compte de la présence de son mari à ce moment-là, ses yeux pétillant sans honte aucune en disant plus long que tous les textes surannés sur le thème éculé de la tentatrice. Par contre, l'histoire préfère enfoncer le clou trop lourdement en doublant cette tentatrice d'une fieffée menteuse, puisque Felicitas déclare n'avoir rien dit de son mariage à Leo par... amour.


La promenade des ombres: Après les délices de l'amour et de l'amitié amoureuse, il est à présent temps d'ancrer le film dans une dimension plus tragique, ce qui est traduit en images par le choix de colorer tous les personnages de noir. Ainsi, l'incontournable duel entre amant et mari est vu en ombres chinoises, dont un travelling arrière dévoile l'ampleur du désastre à mesure que les hommes s'apprêtent à tirer. Endeuillée, Felicitas essaie pour sa part différents chapeaux pour rester au faîte de sa séduction, en souriant méchamment derrière son voile après avoir trouvé le costume le plus digne de la mettre en valeur. En fait, l'unique plan où on la voit de loin dans le miroir dévoile la dualité du personnage, entre ce qu'elle présente à son chapelier, à savoir une femme digne malgré le drame, et ce qu'elle est vraiment, un vampire désormais libre d'aspirer l'âme de Leo jusqu'à expiration. Et c'est encore tout de noir vêtue qu'elle vient hanter la place animée de la ville, comme pour bien souligner que le Diable rôde toujours. Ceci dit, la noirceur touche également Leo, qui doit s'exiler en Afrique à cause du duel, et qui doit se cacher de la foule alors qu'il paraît au grand jour aux côtés de Felicitas. Pour ce faire, il doit masquer son visage derrière son chapeau baissé, de quoi illustrer grandement la crainte que le combat puisse avoir de funestes conséquences. A vrai dire, même les personnages purs deviennent obscurs, à mesure que la séparation d'avec un être cher s'approche: le chapeau blanc d'Hertha et la robe grise de la mère lors de la première séquence de gare sont à présent devenus noirs, ce qui renforce à merveille la tristesse d'Ulrich, qui n'en finit pas de faire des câlins à son Leo qui doit le quitter pour cinq ans. Pour couronner le tout, le train gagne en vitesse et laisse choir Hertha sur le quai de gare dans le même mouvement: tout le monde est dévasté, tout s'est obscurci. "Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé."


Obsessions: En vérité, même Felicitas semble triste, à rester soupirer d'ennui à sa fenêtre. Elle a même l'air tellement déçue de n'avoir plus de Leo à vampiriser qu'elle n'a même pas le cœur à séduire Ulrich, sans doute parce qu'elle a bien compris que celui-ci ne touchera jamais à la bisexualité et ne saurait vibrer de désir pour elle, bien qu'il ait l'air troublé par son regard, probablement parce qu'elle l'effraie. Il est encore dommage que l'histoire choisisse une fois de plus de rendre Felicitas vraiment mauvaise, en la dotant à présent d'une dose de vénalité. Ainsi, avide de se mettre à l'abri financièrement depuis son veuvage, c'est uniquement quand il est question d'argent qu'elle quitte sa fenêtre pour se mettre à véritablement considérer Ulrich. Mais il ne faudra pas chercher de sentimentalité de son côté non plus: c'est uniquement pour blanchir la réputation de Leo, parce qu'il pense lui rendre ainsi service, et parce qu'il a une haute conception de l'honneur, qu'il propose le mariage à la veuve. Ma bourse est celle de Leo, conclura-t-il naïvement et de façon involontairement drôle. Dans cette séquence, tout le monde agit en vertu d'une obsession: Felicitas ne peut guérir son obsession pour Leo qu'en s'en détachant au son des pièces d'or, Ulirch ne voit en leur union qu'un moyen d'estomper les conséquences du duel (la veuve sans le sou) et par conséquent de faire revenir Leo au plus vite, tandis que le pauvre exilé n'a toujours eu qu'un nom en tête lors de son séjour en Afrique: Felicitas! Felicitas! Fe-li-ci-tas, comme le rappellent inlassablement les roues du train et les machines du bateau, qui s'échauffent avec autant de vigueur que le sang d'un Leo bouillonnant d'impatience.


Le retour du banni: Une séquence très mémorable où la nouvelle épousée reste cachée dans l'ombre d'une calèche histoire de bien attiser le suspense et le désir de Leo. Après avoir révélé que Felicitas est son épouse, Ulrich a l'air une fois de plus désemparé, mais uniquement par peur d'avoir froissé Leo en lui rappelant le duel qui le conduisit à l'exil. Alors qu'il le regarde amoureusement sans remarquer le désir inassouvi des deux autres, le pauvre Ulrich perd vraiment en complexité par ses excès de naïveté (le pauvre croit encore que le duel n'eût lieu qu'à cause d'une partie de cartes et n'imagine pas que Leo et la veuve ait pu se rencontrer), mais c'est tout à l'honneur de Lars Hanson de rester fidèle à l'esprit du personnage, en indiquant toujours que celui-ci aime Leo et non son épouse. La froideur de ces retrouvailles est pour sa part opposée à la chaleur du retour en famille, avec un accueil plus qu'enthousiaste de la part de la mère et du chien, qui maculent le visage du revenant de bave et de baisers.


Le miel: Dans cette séquence où chaque personnage bourdonne d'un désir de plus en plus impossible à intérioriser, la maison des von Harden prend des aspects de ruche, dont les alvéoles des vitraux forment une grille apparemment infranchissable derrière laquelle Leo voit la sainte famille, son ami, son épouse et Hertha, se rassembler en un même carreau. Pendant ce temps, le pasteur le sermonne sur la chair et le diable, Felicitas en étant l'avatar, tout en jouant avec son cigare en érection. Ses paroles ne sont d'ailleurs pas toujours très claires, car il veut soit disant isoler les deux amis parce que Leo a laissé la tentatrice se mettre entre eux, mais ne jouit-il pas plutôt de voir le fringant Leo esseulé afin de le punir de sa tentation hétérosexuelle et ainsi mieux fantasmer sur lui tout son content? Quoi qu'il en soit, les volutes du cigare, ou de l'enfer, se transforment en une brume grise qui nimbe l'île de l'amitié. Et sous cette nouvelle teinte où toute l'iconographie du romantisme allemand est mobilisée, à grand renfort de barques et de végétation luxuriante, Felicitas tente de ramener Leo vers elle en lui avouant qu'Ulrich se laisse dépérir loin de lui. Sa supplication pour goûter à nouveau à la chair mielleuse de sa proie en devient une fois encore très érotique en vertu du placement de la caméra, mais qu'on se rassure: Leo n'est pas prêt de lui échapper, comme l'indiquent le lierre qui encercle la statue de l'amitié, et la branche en forme de fourche qui scinde à présent celle-ci en deux. A ce moment là, la chair s'apprête à nouveau à triompher de l'amour de longue date, et la bisexualité du héros penche davantage vers l'attirance féminine, au milieu des vestiges d'une relation masculine que Leo n'est cependant pas encore tout à fait prêt à trahir, par respect pour Ulrich.


Le vin: Si la reine des abeilles a réussi à engluer sa proie dans son miel, il lui faut encore savourer sa victoire en atteignant l'ivresse. Le vin sera alors le motif récurrent des séquences à venir, mais moins en évoquant le sang du Christ selon la pieuse hypocrisie de l'aristocratie s'en allant à la messe, qu'en évoquant au contraire un nectar païen dont les délices n'ont de cesse d'éloigner les héros de la pureté de l'âme. Ainsi, le salon de musique d'Ulrich a beau ressembler à une église avec son orgue et ses rais lumineux qui illuminent la pièce comme à travers des vitraux, le vin ne laissera pas le temps aux deux amis réconciliés de savourer le repos en ce lieu apaisant, puisque Felicitas ouvre la grande porte pour mieux paraître entre les deux hommes et leur proposer de trinquer. Dans une scène ridicule accentuant l'extrême naïveté d'Ulrich, celui-ci se blesse et suce son doigt face à la caméra, sans voir que deux centimètres plus loin, Leo et Felicitas continuent de boire en se dévorant des yeux. Le vin coule encore à flots dans leurs veines, et ce pourtant en la place la plus sainte de la ville, puisque c'est à l'église, où les rais lumineux rappellent le salon d'Ulrich, que s'apprête à se jouer la scène la plus iconique du film. D'ailleurs, le pasteur a beau changer son sermon à la dernière minute afin de mieux condamner l'adultère en brandissant ses deux poings précisément sur Leo et Felicitas, pourtant séparés par la nef et par Ulrich, ce n'est pas ça qui arrêtera la vénéneuse tentatrice. Ne se doutant de rien, Ulrich facilite en outre les choses en plaçant son épouse en robe sombre aux côtés de Leo pour la communion, et c'est alors que Felicitas tourne le calice pour boire à l'endroit même où vient de s'abreuver son amant l'instant d'avant. La chose faite, son regard semble triste et dur, tandis que de l'autre côté de Leo, Hertha, tout de blanc vêtue, prie avec sérénité.


De feu et de glace: De retour à la maison, Hertha se chamaille avec Leo dont elle ne comprend plus l'indifférence, mais la vivacité de ses réactions est soudainement refroidie par l'arrivée de Felicitas, qui secoue élégamment la neige de son foulard avant d'entrer. Hertha n'a évidemment aucune envie de voir celle qui lui a ravi son frère et son prétendant, mais elle se force à l'accueillir chaleureusement puisqu'elle est une maîtresse de maison accomplie, et l'on notera d'ailleurs que Barbara Kent fait toujours preuve d'une forte personnalité, loin de laisser Hertha devenir une bigote trop molle malgré sa pureté. La mise en scène fait encore tout pour opposer les deux femmes, car lorsque Felicitas, en manteau noir, va retrouver Leo dans son salon, Hertha, en robe blanche, les observe depuis le haut des escaliers, puis continue son observation depuis les losanges de sa fenêtre lorsqu'ils sortent faire un tour. Les collants couverts de neige, Felicitas sourit alors à Leo en sachant qu'il lui faudra la porter jusqu'à la maison, mais elle découvre en chemin un feu allumé dans une forge et y conduit son amant. Rien de tel pour faire fondre la froideur d'un Leo renfrogné sous la neige que de l'entraîner dans une véritable descente aux enfers, avec cet escalier concentrique conduisant an feu central, devant lequel Felicitas prend plaisir à se chauffer, les mains tendues comme une prêtresse satisfaite d'avoir amené sa proie dans son antre. Dans une ultime tentative pour le faire céder, elle appuie également très bien sur l'hypocrisie du bel amant, en lui montrant que c'est déjà pécher envers Ulrich que d'être ici avec elle; tout en arborant une mine déconfite qui ne parvient pas à dissimuler son intense satisfaction. Et c'est en se frottant les bras de ses mains qu'elle finit de faire monter la sève: Leo cède et se laisse embrasser avec passion, tandis que les mains de la dame prennent sa tête au piège de son étreinte. Il est vaincu, il s'enfuira avec elle le soir même.


Soupirs d'alcôves: Dans cette séquence où tout se joue dans la chambre de l'épouse, Felicitas attend l'heure pour s'enfuir avec sa fourrure noire, mais Ulrich arrive à l'improviste ce qui la conduit à repasser en catastrophe son peignoir blanc. On notera par ailleurs que la bonne est systématiquement dans le cadre afin que Felicitas puisse lui donner des ordres en étreignant son époux. Et comme si ça ne suffisait pas, la misogynie reparaît en accentuant à nouveau la vénalité de la dame, qui hésite à partir quand son mari lui offre une rivière de diamants. Malgré sa tonalité sexiste, ce rebondissement donne tout de même à Garbo l'occasion de jouer une très grande scène où on la voit se partager entre l'envie furieuse de partir avec son amant pour la satisfaction de la chair, et le désir étouffant de rester dans son confort luxueux, avec peut-être en filigrane, si l'on veut l'interpréter dans ce sens, un mouvement de remords envers Ulrich qu'elle ne veut pas non plus blesser trop violemment. En tout cas, même lorsqu'elle met la main sur son front pour manifester ce conflit intérieur, Garbo n'use pas d'un jeu daté: c'est très expressif mais parfaitement dosé. C'est en tout cas bien mieux joué que la déconvenue de John Gilbert lorsqu'il comprend les réticences de son amante à s'enfuir avec lui, et se met à jouer la folie destructrice à la manière d'un dilophosaure! Quoi qu'il en soit, la mise en scène brille une fois de plus par son inventivité, puisque cette rencontre chargée en tension se passe dans une chambre plongée dans l'obscurité où seule brille l'alcôve d'un lit devant lequel la tentatrice attend Leo, à la fois gênée de sa visite mais heureuse de le voir à son service. Et Felicitas a beau se jeter aux pieds d'Ulrich dans le plan suivant, celui-ci ne la voit pas et ne fait que regarder Leo, qu'il menace symboliquement de son revolver! En fait, même après le départ de Leo, Ulrich ne regarde pas sa femme, prouvant par-là même qu'il est blessé uniquement parce que Leo a des vues sur une autre.


Exorcisme: Pour conclure le film en beauté, les personnages, à présent dans une impasse, ne peuvent s'en sortir qu'en exorcisant leurs démons. Le montage atteint alors son apogée car le dialogue entre les deux femmes est entrecoupé par la marche funèbre d'Ulrich et Leo vers le cœur de l'île de l'amitié, où doit avoir lieu le duel ultime. Les dames arriveront-elles à sauver les héros, quitte à s'effacer complètement derrière leur volonté? Visiblement peu contente d'aliéner son libre-arbitre, Felicitas préfère coûte que coûte rester dans son lit, mais à force d'entendre les saintes prières d'Hertha, elle finit par sortir de ses gonds en se tordant de partout jusqu'à ce que le démon la quitte. Et c'était aussi simple que ça! Elle remercie d'ailleurs Hertha de lui avoir montré le vrai chemin céleste en l'embrassant, puisqu'elle la voit à présent comme une amie (et plus si affinités vu le regard lubrique qu'elle lui jette en s'approchant!), puis elle se décide à aller stopper le duel en exorcisant à son tour les deux hommes de leurs démons. Sa silhouette noire sur la neige blanche indique néanmoins que le glas va bientôt sonner pour l'un des membres du trio... Le démon terrassé, la roulette du revolver se met alors à s'embraser à l'instar du désir des deux amis qui ne peuvent se résoudre à tirer, et qui finissent par avouer qu'un voile s'est levé: Ulrich a enfin compris que Leo était amoureux de Felicitas et Leo s'apprêtent enfin a sauter le pas, et tout rentre dans l'ordre alors que la menace diabolique pourtant pétrie de bonne volonté vient de sombrer dans l'eau glacée. Pour finir, ils se prennent les mains et les pressent au niveau de leur bassin...

Puisque la fin officielle intervient ici, j'ai envie d'interpréter le dernier plan comme le triomphe du couple gay sur la tentation bisexuelle, mais on a parfaitement le droit de rester au premier degré et de n'y voir que la mise en lumière d'une belle amitié après la disparition du serpent tentateur. Mais pour prendre l'histoire au premier degré, mieux vaut se reporter à la fin alternative qui glorifie le couple hétérosexuel fidèle après l'échec de la briseuse de ménage. Dans tous les cas, le scénario est misogyne puisque la jeune fille pure et dynamique devient passive tandis que la repentie disparaît dans les antres de l'enfer. C'aurait été tellement mieux si chaque membre du quatuor avait survécu pour mieux se confronter en tenant compte de ses erreurs, mais on ne peut hélas pas attendre ce niveau de subtilité dans un film américain de 1926.

Dans tous les cas, la réalisation de Clarence Brown atteint ici des sommets en trouvant toujours quelque chose d'inventif pour illustrer chaque chapitre, ce qui vaudra très probablement au réalisateur l'Orfeoscar de la mise en scène de l'année. A cela s'ajoutent de beaux décors de neige et de village germanique, un jeu d'éclairage subtil du divin William Daniels et de bonnes performances d'acteurs, au moins Garbo, Hanson et Kent, qui valent au film un très bon 8+ voire un joli 9. Dommage, tout de même, que les personnages soient un peu inconsistants, Ulrich étant d'une naïveté sans bornes et Felicitas n'étant qu'un nouvel avatar de la pécheresse repentie, ce qui me fait hésiter quant à une nomination pour la Divine. Certes, sont jeu expressif et moderne est mille fois plus appréciable que bien des interprétations très datées de l'année, mais son héroïne présente-t-elle assez d'intérêt pour trouver sa performance vraiment incontournable? On ressent plus d'émotions pour sa cantatrice déçue dans le déjà assez vieillot Torrent, mais à la réflexion, son personnage antipathique de Flesh est peut-être un plus grand défi. Je me pose la question. 

vendredi 25 mars 2016

Prédictions!


Pour fêter l'arrivée du printemps, nous jouerons dans les semaines qui arrivent avec l'Orfeoscar de la meilleure actrice...

Sauras-tu aider Marlene à lire le nom des cinq finalistes dans les cartes? Cette année-là, c'est Claudette Colbert et Katharine Hepburn qui furent couronnées des deux côtés de l'Atlantique (la seconde pour un film de 1933 néanmoins). Pourront-elles prétendre au top 5 gretallulien?

Voici la liste des candidates éligibles, classées par pays. En bleu foncé, ce qui est vu. En bleu clair, ce qu'il me reste à voir courant avril, en espérant pouvoir publier l'article vers la fin du mois:

Autriche
Franciska Gaal: (Peter)
Jarmila Novotna: (Frasquita)
Paula Wessely: (Maskerade)

Chine
Hu Die: (Zi mei hua / Les Sœurs jumelles)
Li Lili: (Ti yu huang hou / La Reine du sport)
Ruan Lingyu: (Shen nu / La Déesse)
Wang Renmei: (Yu guang qu / Le Chant des pêcheurs)

États-Unis
Constance Bennett: (The Affairs of Cellini)
Mary Boland: (Six of a Kind)
Claudette Colbert: (Cleopatra) (Four Frightened People) (Imitation of Life) (It Happened One Night)
Bette Davis: (Housewife) (Of Human Bondage)
Marlene Dietrich: (The Scarlet Empress)
Irene Dunne: (Stingaree) (Sweet Adeline) (This Man Is Mine)
Ann Dvorak: (Housewife)
Greta Garbo: (The Painted Veil)
Miriam Hopkins: (The Richest Girl in the World) (She Loves Me Not)
Carole Lombard: (Now and Forever) (Twentieth Century)
Myrna Loy: (Evelyn Prentice) (Manhattan Melodrama) (Stamboul Quest) (The Thin Man)
Jeanette MacDonald: (The Cat and the Fiddle) (The Merry Widow)
Colleen Moore: (The Scarlet Letter)
Grace Moore: (One Night of Love)
Karen Morley: (Our Daily Bread)
Maureen O'Sullivan: (Tarzan and His Mate)
Ginger Rogers: (The Gay Divorcee)
Norma Shearer: (The Barretts of Wimpole Street)
Sylvia Sidney: (Behold My Wife)
Anna Sten: (We Live Again)
Margaret Sullavan: (Little Man, What Now?)
Gloria Swanson: (Music in the Air)
Mae West: (Belle of the Nineties)
Diana Wynyard: (One More River)
Loretta Young: (Born to Be Bad) (The House of Rothschild)

France:
Annabella: (Les Nuits moscovites)
Joséphine Baker: (Zouzou)
Danielle Darrieux: (La Crise est finie)
Orane Demazis: (Angèle)
Paulette Dubost: (Le Roi des Champs-Élysées)
Madeleine Ozeray: (Liliom)
Dita Parlo: (L'Atalante) (Rapt)

Japon
Yumeko Aizome: (Tonari no Yae-chan / Notre Voisine, Miss Yae)
Chōkō Iida: (Ukikusa monogatari / Histoire d'herbes flottantes) (tout le monde est supporting)

Royaume-Uni
Elisabeth Bergner: (The Rise of Catherine the Great)
Edna Best: (The Man Who Knew Too Much)
Violet Loraine: (Road House)
Jessie Matthews: (Evergreen) (Waltzes from Vienna)
Merle Oberon: (The Private Life of Don Juan) (The Scarlet Pimpernel)

Union soviétique
Lyubov Orlova: (Jolly Fellows)
Nina Shaternikova: (Lieutenant Kijé)
Valentina Tokarskaya: (Marionnettes)

Certains de ces noms sont sans doute plus secondaires (Cellini, Rothschild), mais il me faudra revoir les films pour bien rejuger des performances et de leur temps d'écran.

Autrement, il m'est impossible de mettre la main sur les performances suivantes, mais je les liste malgré tout au cas où j'arriverais à en dénicher certaines avant de publier l'article. En jaune, celles qui existent dans le domaine public mais sans sous-titres, donc non compréhensibles pour moi, même si je maîtrise curieusement les accents de ces pays-là!

A découvrir: 
Irén Ágay: (Emmy) (Lila akác / La Glycine)
Jean Arthur: (The Defense Rests) (Most Precious Thing in Life) (Whirlpool)
Fay Bainter: (This Side of Heaven)
Constance Bennett: (Moulin Rouge) (Outcast Lady)
Joan Blondell: (Dames) (He Was Her Man) (Kansas City Princess)
Maria Bogda: (Młody Las / Vibrante Jeunesse)
Madeleine Carroll: (The World Moves On)
Chen Bo'er: (Taoli jie / Les Malheurs de la jeunesse)
Anne Chevalier: (Czarna perła / La Perle noire)
Mae Clarke: (This Side of Heaven)
Joan Crawford: (Chained) (Forsaking All Others) (Sadie McKee)
Danielle Darrieux: (La Crise est finie) (Mauvaise Graine)
Marion Davies: (Operator 13)
Bette Davis: (The Big Shakedown) (Fashions of 1934) (Fog Over Frisco) (Jimmy the Gent)
Irene Dunne: (The Age of Innocence)
Mártha Eggerth: (Die Czardasfürstin) (Unfinished Symphony)
Kay Francis: (British Agent) (Dr. Monica) (Mandalay) (Wonder Bar)
Maria Gorczyńska: (Co mój mąż robi w nocy? / Que fait mon mari ce soir?) (Pieśniarz Warszawy / Le Chanteur de Varsovie)
Ann Harding: (The Fountain) (The Life of Vergie Winters)
Jean Harlow: (The Girl from Missouri)
Helen Hayes: (What Every Woman Knows)
Katharine Hepburn: (The Little Minister) (Spitfire)
Miriam Hopkins: (All of Me)
Hu Die: (Nu er jing / The Classic for Girls)
Ruby Keeler: (Flirtation Walk)
Carole Lombard: (Bolero) (The Gay Bride) (Lady by Choice) (We're Not Dressing)
Myrna Loy: (Broadway Bill) (Men in Black)
Aline MacMahon: (Side Streets)
Isa Miranda: (La signora di tutti)
Varvara Myasnikova: (Chapaev)
Anna Neagle: (Nell Gwynn)
Nora Ney: (Córka generała Pankratowa / La Fille du général Pankratov)
Zita Perczel: (Az új rokon / La nouvelle alliée) (Meseautó / La Voiture de rêves)
Yvonne Printemps: (La Dame aux Camélias)
Madeleine Renaud: (Maria Chapdelaine)
Ginger Rogers: (Change of Heart) (Finishing School) (Twenty Million Sweethearts) (Upperworld)
Françoise Rosay: (Le Grand Jeu)
Norma Shearer: (Riptide)
Sylvia Sidney: (Good Dame) (Thirty Day Princess)
Barbara Stanwyck: (Gambling Lady) (A Lost Lady) (The Secret Bride)
Nalini Tarkhad: (Amrit Manthan / Extraire le nectar)
Valentine Tessier: (Madame Bovary)
Ida Turay: (Márciusi mese / Le Conte de mars)
Umasashi: (Chandidas)
Evelyn Venable: (Death Takes a Holiday)
Fay Wray: (Viva Villa!)
Loretta Young: (Caravan) (The White Parade)

Si vous avez d'autres noms à me suggérer, n'hésitez pas! Et si vous voulez vous amuser à prévoir les seconds rôles féminins, je traiterai sans doute de cette catégorie dans la foulée. En attendant, qui sera la meilleure actrice 1934 parmi les films en bleu? Rien n'est encore joué, et j'attends avec impatience de me laisser surprendre par les dames en langue étrangère!

jeudi 24 mars 2016

Des voiles... des illusions.

Aujourd'hui, amusons-nous à comparer les trois versions du Voile des illusions de Somerset Maugham: celle de 1934 orchestrée par la MGM et mise en scène par le grand prêtre maison du film exotique en costumes, Richard Boleslawski (Raspoutine et l'Impératrice, Le Jardin d'Allah); le remake de 1957 par Ronald Neame, complété en cours de production par Vincente Minnelli; et la toute récente adaptation par John Curran en 2006, tournée dans la jolie province de Guangxi. Des trois, quelle est la meilleure?


3. The Seventh Sin (1957)

Outre son titre mélodramatique au possible qui infuse malheureusement la tonalité du film, le plus gros écueil de ce "péché" est que l'histoire commence directement à la tromperie dans une chambre. On n'a donc pas le temps de voir les rapports entre époux se mettre en place, de telle sorte qu'on se soucie peu de voir une parfaite inconnue tromper un parfait inconnu, et peu importe à la fin qu'ils parviennent à se réconcilier ou non. Or, le réchauffement de relations plus que tendues est le cœur même de l'intrigue! Et s'il fallait donner aux spectateurs l'envie de s'émouvoir pour les personnages, il aurait fallu les découvrir plus tôt, et connaître au minimum leurs motivations. La romance est alors remplacée par une sorte d'aigreur bourgeoise qui intéresse peu, si bien que ne reste à la fin que la capacité de l'héroïne à s'humaniser. Ce ressort là est digne d'intérêt grâce à la performance d'Eleanor Parker, qui passe très bien de la dureté égoïste à un charme beaucoup plus humain, mais on reste tout de même déçu par l'histoire, dont on aurait pu supprimer le personnage du mari sans vraiment altérer le produit fini. Et si l'on reste sur sa faim concernant cette relation mal exploitée, force est de reconnaître qu'il est également impossible de vibrer de terreur lorsqu'on en vient à l'épidémie de choléra, celle-ci étant expédiée en un rien de temps avant de faire un retour triomphal à la fin.

N'arrivant pas à m'échauffer pour l'histoire, j'ai également du mal à me laisser porter par cet exotisme "années 1950", la décoration étant pourtant bien travaillée mais largement éclipsée par l'Asie hollywoodienne de l'époque (The King and I, La Rivière Kwai), et la photographie ne présentant pas vraiment d'enjeux. Peut-être aurais-je plus apprécié si le studio avait davantage misé sur ce remake, en le tournant par exemple en couleurs et en Cinemascope, mais en l'état, rien n'arrive à m'émouvoir: la promenade dans les rues de Chine ne me fait pas vibrer (le quartier chinois de La Lettre est un milliard de fois plus excitant avec pourtant moins d'effets), les rapports entre époux sont trop vite submergés par les relations amicales que noue l'héroïne avec les Européens locaux, la religieuse et le voisin jovial, et même la musique de Miklós Rózsa, très quelconque dans ses accents orientalistes, ne peut se targuer d'être mémorable.

En revanche, le film n'est pas indigne non plus, et l'on appréciera tout particulièrement la mise en valeur d'une Eleanor Parker rayonnante de charisme et de beauté, que ce soit à travers des costumes et bijoux qui lui vont à ravir, ou à travers ce très beau plan final où son adieu de la main est l'un des gestes les plus gracieux qui soient. Mais là encore, j'en reviens à Eleanor, qui constitue donc le principal centre d'intérêt du film grâce à un caractère affirmé et une performance soulignant bien le changement qui s'opère dans le comportement de l'héroïne. Celle-ci n'étant ni très sympathique, ni trop antipathique, l'histoire aurait tout de même gagné à mieux présenter les contours de la relation de couple afin de captiver davantage, le rythme relativement long d'une intrigue pourtant amputée de son premier tiers n'aidant pas à dynamiser le tout. On se demande d'ailleurs quelle est la part de Minnelli dans le projet, car impossible de déceler parmi les portions de Ronald Neame ce qui fit sa marque dans ses plus grands succès. Parce que j'ai vu bien pire parmi les films de 1957, j'ai envie d'en rester à un tout petit 6-, mais on tend quand même méchamment vers le 5 à la réflexion.


2. The Painted Veil (2006)

Je suis content que cette version existe car les paysages méritaient d'être vus en couleur. C'est d'ailleurs la plus grande force d'un film qui, n'ayant jamais réussi à me faire vibrer, m'a tout de même déjà tenté par deux fois pour une revisite, rien que pour la beauté des lieux. On pourrait croire, néanmoins, que présenter de jolies images soit un chemin facile susceptible de masquer des carences de mise en scène ou de scénario, mais ce Voile des illusions fait heureusement plein d'efforts pour être plus qu'un strict tableau un peu pompier. Son plus bel atout, outre le Guangxi, c'est que le scénario est le seul, parmi les trois, à s'intéresser autant à la relation amoureuse qu'à l'épidémie de choléra, la synthèse de ces deux thèmes conduisant à un dernier acte tragique conservant beaucoup d'ampleur. Ainsi, on ne nous épargne pas les giclées de fientes liquides et les visages desséchés, de quoi laisser le temps d'être assez mal à l'aise pour ressentir réellement quelque chose devant ce couple à la sombre destinée. De même, cette version récente est la seule à nous présenter Walter Fane au travail, et qu'il est rafraîchissant de voir un héros agir réellement sur le terrain, au lieu de transformer son périple en Chine en simple promenade de santé en misant tout sur les rapports sentimentaux. Ici, l'équilibre entre tragique et romantique est parfait et, même si le premier acte présente un rythme plus rapide que les autres pour expliquer pourquoi le couple se retrouve au cœur de la campagne dès le premier plan, ça n'est nullement un problème puisqu'on y découvre l'essentiel sans perdre de temps en fioritures.

Dommage, toutefois, que le reste du film traîne un peu en longueur en multipliant d'inlassables prises de vues sur des barques flottant lentement devant les montagnes ou sur le visage d'une héroïne qui s'ennuie entre quatre murs, un procédé à la longue assez répétitif et qui ne parvient pas à ajouter plus de piquant à l'histoire. Ainsi, les thèmes principaux ont beau être traités avec succès, l'engrenage finit systématiquement par rouiller à partir de l'arrivée au village, mais c'est aussi que la Kitty Fane de 2006 étant la plus futile des trois, il m'a toujours été difficile de m'intéresser à son sort, d'où l'ennui systématique qui me saisit passée la tromperie à Hong Kong. On peut même dire que le réalisateur et les scénaristes font tout leur possible pour empêcher l'ennui de poindre, en évoquant notamment le travail du docteur déterminé à trouver un nouveau moyen d'alimenter le village en eau, sur fond de sentiment nationaliste et de critique des missionnaires occidentales. A moins de prendre l'affaire dans l'autre sens et de considérer qu'Edward Norton, systématiquement tenté de vouloir tout contrôler de A à Z sur un plateau, a parfait le portrait de Walter Fane au détriment de son épouse, qui a effectivement moins de grain à moudre que lui. Ça pourrait ainsi expliquer pourquoi Naomi Watts a peu d'effet sur moi, mais en un sens, il ne me déplaît pas que l'histoire se détourne d'elle par moments afin de donner plus d'épaisseur au colonel parfaitement bilingue et à la religieuse en proie au doute.

La version de 2006 a donc l'avantage de mieux étoffer les contours des personnages, jusqu'aux plus secondaires, aussi ne reprochera-t-on rien à la beauté des lieux, qui n'est pas qu'un artifice et ajoute en fait davantage d'émotions à une histoire rabâchée qui ne demandait qu'à être portée par un souffle épique. Les paysages sont alors au service de l'intrigue sans la submerger et c'est tant mieux, mais je regretterai toujours de ne pas réussir à m'intéresser réellement à la métamorphose de l'héroïne, d'où un certain déplaisir à chaque visionnage. Parce que le rythme s'enlise par moments et que je n'aime pas les personnes trop futiles qui ne s'intéressent pas à grand chose, je suis obligé d'en rester à un 6+. Mais c'est très beau, et ce sera toujours un régal pour les yeux.


1. The Painted Veil (1934)

L'adaptation récente a beau avoir le scénario le plus abouti et les paysages les plus époustouflants, c'est tout de même la version de 1934 qui l'emporte dans mon esprit, et je suis d'ailleurs très surpris de réaliser à quel point ce film est superbement travaillé dans le détail. Car force est de reconnaître la vérité: la mise en scène de Richard Boleslawski est curieusement la plus inventive des trois, et si l'on n'a pas de montagnes du Guangxi à filmer sous tous les angles, la photographie de William Daniels dépasse de très loin celle de Stuart Dryburgh, parce que l'illuminateur attitré du visage de la Divine ne se contente pas de créer de jolies images. En effet, la façon dont son cadre présente les personnages, et sa manière d'éclairer un décors de studio ou de contraster les noirs et blancs ont toutes une signification évidente pour l'intrigue. Ainsi, Garbo, seule avec elle-même et se dédoublant dans la vitre pour mieux mourir d'ennui; l'héroïne, de face, cernée par les deux hommes de sa vie dès son arrivée à Hong Kong; le motif de la statue blanche dominant toujours le cadre lors du dialogue entre les futurs amants; ou le clair de Lune mélancolique depuis la chambre à coucher constituent de très belles images qui en disent souvent plus long que le texte, d'où une réussite photographique incontestable, même si l'absence actuelle de restauration du film ne permet pas forcément de s'en rendre compte au premier abord.

Ce qui est absolument parfait également, c'est la manière qu'ont le réalisateur et le photographe de toujours intégrer un voile dans les séquences qu'on qualifiera "de rebondissements", afin d'en user comme d'un thème récurrent idéal pour traduire la pensée de l'auteur. Ainsi, lorsque Garbo est pour la première fois tentée de fuir l'ennui de son quotidien, elle court s'attacher un turban dans les cheveux, dont le long voile blanc qu'il lui faut nouer souligne qu'elle est encore pure, quoique plus pour très longtemps. Plus loin, lorsque Katrin rentre encore chaste de son excursion et qu'elle retrouve son mari au salon, le dialogue la montre dissimulée derrière un rideau fin très gris présageant du manque de confiance à venir. Il est encore captivant de noter qu'après ce même dialogue, Garbo ferme la frontière entre sa chambre et la pièce principale où est encore son mari en tirant un rideau peint, avant que le plan ne dérive sur un autre motif du même tissu derrière lequel on comprendra qu'elle n'y est plus seule, mais pas avec son mari. Et comme pendant du premier dialogue voilé entre les époux, la réconciliation verra pour sa part le couple séparé par un voile blanc dans une chambre, Walter n'émergeant de la toile qu'après avoir réalisé que sa femme n'était pas aussi mauvaise qu'il l'avait cru. Le voile blanc de l'infirmière concluant le film sur une note sainte participe encore de la réussite de cette mise en scène.

Mais ce n'est pas tout! Le montage est lui aussi brillant puisque de nombreuses séquences sont liées par un motif commun. Par exemple, après avoir reçu un baiser forcé, Garbo s'en va offensée en faisant sonner les tiges métalliques servant de porte, avant que le bruit ne continue, bien qu'il s'agisse cette fois-ci de la cloche que fait sonner l'héroïne pour rentrer se mettre à l'abri chez elle. Et alors que Katrin se languit de souper seule, un gros plan sur sa main tenant une cuillère se métamorphose en un plan sur la même main tenant cette fois-ci une tasse, isolant d'autant plus l'héroïne à mesure que s'écoulent les heures. Lors du voyage punitif dans les contrées reculées, les immenses statues de guerriers sages fondent quant à elles sur le visage d'un colonel peu avenant, comme si tout ce petit monde se mettait à juger Katrin dès son arrivée. Enfin, quand la servante allume une lanterne, la flamme fond sur un feu de cheminée qui lui-même dérive sur les torches du contingent de police, comme pour marquer le passage de la frivolité domestique animant un couple qui ne se comprend plus à des choses beaucoup plus graves telle l'épidémie. Indéniablement, la surprise est de taille, car je n'avais absolument pas fait attention à tout ça la première fois, et ça me berce de la douce illusion que Richard Boleslawski était finalement plus talentueux que sa désastreuse épopée au Maroc ne le laissait croire.

J'ajouterai encore que la décoration, quoique touchant davantage à l'imaginaire hollywoodien qu'à la réelle culture chinoise, n'en reste pas moins grandiose avec ce temple gigantesque reconstruit en studios pour donner de l'ampleur à la scène de danse exotique qui fera fondre l'héroïne pour son guide; et la musique d'Herbert Stothart est pour sa part absolument merveilleuse, l'effort du compositeur pour varier le thème principal étant évident à de multiples reprises. Ainsi, le tempo s'en va presto pour souligner l'excitation de l'héroïne à sortir enfin de chez elle à l'occasion de la fête, les accords deviennent tout de suite très chaleureux lors de la réconciliation autour d'une tasse de café, et le tout se fait subitement plus tragique, mais toujours avec un fond de douceur, lors de la séquence à l'hôpital. Autant la musique d'Alexandre Desplat est trop doucereuse et répétitive dans l'autre version, autant celle de Stothart divertit grandement tout en donnant chair au drame qui se joue. A la fin, le plus gros défaut du film sera de passer un peu trop vite sur la question épidémique, mais on a quand même le minimum requis de séquences impliquant Walter sur le terrain, ou montrant des cadavres conduits devant une héroïne effrayée; tandis que la fin glamour transformant le choléra en un simple coup de poignard est largement compensée par le rythme très rapide d'une histoire qui n'ennuie jamais et qui développe parfaitement le conflit central sans perdre de temps en fioritures. Les personnages secondaires sont sacrifiés, mais les héros intelligents me passionnant nettement plus que les femmes futiles des autres versions, j'ai tout de même de quoi me prendre de passion pour l'intrigue sans jamais me lasser. La redécouverte est donc nettement plus positive que le premier essai, d'où un 7 très solide qui me fait plaisir.

Et maintenant, amusons-nous à classer les portraits de madame...

Katrin Fane

3. Naomi Watts (2006)

Naomi Watts a incontestablement un atout que les autres n'ont pas. En effet, c'est elle qui suggère le plus de futilité chez l'héroïne, de telle sorte qu'il semble toujours très logique de la voir s'enamourer du premier bellâtre venu, ou de constater qu'elle a du mal à s'intéresser au monde extérieur ou à des choses culturelles: sa transformation est alors, tout du moins sur le papier, intéressante à observer et l'on croit aisément qu'elle ne comprenne pas tout de suite les efforts de son mari dans sa recherche contre l'épidémie. Ainsi, Naomi sait estomper une impression de trop grande intelligence, ce qui n'est pas tout à fait le cas chez Eleanor Parker et Greta Garbo, qui présentent des personnages sans doute un peu trop fins par rapport à ce que devrait être Madame Fane. Le problème, c'est que ce trop-plein de futilité rend la dame bien moins captivante que les autres, et je dois dire que Naomi se repose un peu trop sur ses lauriers, ou tout du moins sur la beauté des lieux et des costumes. Elle sait alors qu'elle est très joliment photographiée, mais elle reste tout de même trop lisse, ses regards ayant souvent plus l'air évaporés qu'inquiets ou intenses. Vraiment, il se dégage de cette performance une impression de fadeur qui déçoit quand on sait ce dont l'actrice est capable, et c'est principalement cette fadeur qui rend l'édifice un peu bancal à mes yeux, en suscitant trop vite l'ennui. Elle aurait à mon sens gagné à tricher un peu et à rendre son héroïne plus charismatique et moins futile, mais à ne faire que le strict minimum, elle n'a pas le temps de nous laisser nous émouvoir pour son personnage et, pire, elle révèle certaines limites décevantes que le réalisateur n'aurait pas dû laisser passer. Il est notamment très facile de déterminer les passages où elle est à court d'idées quant à ses choix interprétatifs, puisqu'elle se réfugie alors dans un tic qui revient trop souvent dans le film, à savoir cette horrible moue qui la fait ressembler à Donald Duck. Le fait qu'elle soit complètement éclipsée par Edward Norton ne joue pas non plus en sa faveur.


2. Eleanor Parker (1957)

Par comparaison, Eleanor est plus immédiatement chic et grande dame, ce qui rend le personnage un peu plus fort qu'il le faudrait, encore que cette force s'exprime surtout dans le domaine du port de tête et de l'élégance, si bien qu'on ne sort pas tout à fait du domaine du futile, sachant qu'on ne voit jamais la dame faire l'effort de s'intéresser à des choses scientifiques avant son repentir. L'avantage d'Eleanor, c'est qu'en présentant l'héroïne la plus dure et la moins chaleureuse des trois, elle arrive à bien suggérer l'antipathie qu'on devrait théoriquement ressentir pour elle dans une bonne moitié de l'histoire (alors que Naomi a l'air trop inoffensive et Garbo trop sympa), ce qui fonctionne en outre absolument dans son film: la relation du couple étant la moins bien exploitée du lot, il était essentiel que l'actrice sauve les meubles en énervant le spectateur, d'une part pour aider à comprendre pourquoi son mari lui en veut alors qu'on ne sait rien de leurs rapports avant la tromperie, et d'autre part pour rendre la métamorphose en dame épanouie plus captivante. Il est également appréciable que sa repentance se fasse toujours sous le couvert d'un grand charisme, car ça donne ainsi envie de suivre la transformation de l'héroïne, ce qui reste, rappelons-le, le seul ressort de cette histoire décevante. Eleanor fait alors preuve d'un charme fou à mesure qu'elle s'épanouit avec les enfants de la mission, ou lorsqu'elle rencontre l'épouse chinoise de George Sanders, une métamorphose qui fait plaisir à voir après que la dame a passé la moitié du temps à dire des choses sèches à tout le monde, y compris à Sanders lors de leur première rencontre. Tout cela n'empêche pas la performance de pâtir du manque d'intérêt de l'intrigue, sans compter que le jeu très "années 1950" de l'actrice a assez mal vieilli en ce qui concerne les scènes de colère trop expressives. Mais dans tout le reste, elle est parfaite et distinguée, et son charisme ne manque jamais de piquer notre curiosité.


1. Greta Garbo (1934)

Cependant, si Garbo nous présente une Katrin Fane trop immédiatement sympathique et intelligente (seul le scénario la retenant d'aider son époux dans son travail), c'est tout de même elle qui donne la performance la plus merveilleuse et la plus nuancée, avec toujours ce bon mélange de théâtralité et de modernité qui fait la force de la Divine dans à peu près tous ses rôles. Elle est ainsi irrésistiblement chaleureuse d'entrée de jeu, ses sourires ravageurs et la complicité qu'elle noue aussitôt avec sa famille ayant de quoi faire fondre les cœurs les plus aigris, et elle ne manque évidemment pas de suggérer le profond désir d'évasion qui l'anime, que ce soit dans la maison des parents où l'on sent bien qu'elle se force à obéir à sa mère malgré son âge, ou dans sa propre maison chinoise où elle déchante très vite en découvrant qu'elle passera la plupart de ses journées seule. Elle résiste encore joliment à la séduction avant de finir par céder, et l'on sent bien qu'elle a jusqu'alors été plus amicale que vraiment aimante envers son mari: sa faute ne choque donc pas même si le couple semblait complice de prime abord. La scène où elle découvre que Walter l'a bien entendue avec son amant est jouée avec charisme et sérieux, sans rien de surjoué; ses regards mélancoliques teintés d'effroi lors du séjour punitif sont encore très bien exprimés, et le dernier acte, plus théâtral, n'en passe pas moins par toutes les émotions requises pour constituer un sommet interprétatif tel qu'on les aimait à l'époque, sans que les sentiments soient trop appuyés par la dame. Mais surtout, Garbo est tellement sympathique et lumineuse qu'elle rend son personnage très attachant, tout en dynamisant assez le film par elle-même pour qu'on guette le prochain rebondissement avec grand intérêt. La scène hilarante où elle surprend son père et son futur mari dans la cuisine avant d'allumer la lampe avec un sourire espiègle est clairement un sommet d'humour qui me fait complètement craquer, de telle sorte que Le Voile des illusions compte vraiment parmi mes rôles préférés de la Divine.


Autres personnages



De ce côté-là, c'est très facile: la distribution de 2006 remporte la compétition haut la main. En effet, aucun personnage secondaire n'est assez développé dans la version de 1934, si bien que seul Herbert Marshall est autorisé à se mesurer à la Divine, et ce avec talent qui plus est, car il ne joue jamais au mari soumis et fait bien ressentir sa peine, même si ses réactions sont peut-être un peu trop violentes compte tenu de la chaleur joviale qu'il suggérait dans le premier acte. Il est en tout cas nettement plus passionnant que Bill Travers dans l'adaptation de 1957, bien qu'il n'arrive pas à la cheville de la performance d'Edward Norton qui, lui, présente le surcroît de réserve et de timidité nécessaire au bon fonctionnement de l'intrigue, afin que sa déception le conduise à des gestes si durs. Et puis Norton est toujours intense, tout en gardant un certain capital de sympathie derrière sa façade de plus en plus austère. Du côté des amants, il n'en est pas un qui présente le moindre intérêt, tous étant de fieffés goujats qui ne méritent même pas leur héroïne futile, aussi les acteurs n'ont-ils pas de grain à moudre avec un tel rôle. Par contre, du côté du voisin-confident qui comprend Madame Fane mieux qui quiconque, il m'est difficile de départager un jovial George Sanders d'un Toby Jones plus triste. Le premier charme davantage, mais le second intrigue plus par son rapport secret avec la dame chinoise, alors que Sanders ne semble jamais perturbé par son mariage (et tant mieux d'ailleurs). Concernant les religieuses, Françoise Rosay se contente simplement de faire ce qu'on lui demande, à savoir pas grand chose, si bien que la sublime Diana Rigg remporte le match en suggérant merveilleusement bien le doute qui l'assaille lors d'une scène de confidences émouvante. Enfin, Anthony Wong est un bon colonel cultivé qui garde toujours une certaine réserve tout en résistant avec panache au mépris des Occidentaux, mais comme le personnage n'est pas développé dans les autres versions, l'acteur n'a pas de duel digne de ce nom pour concourir.


En somme, mon palmarès concernant ces trois versions sacre celle de 1934 comme meilleur film, meilleur montage et meilleure mise en scène, tandis que Greta Garbo gagne le trophée de la meilleure actrice, William Daniels celui de la meilleure photographie (navré pour les jolies images de Chine, mais la conception du cadre m'intéresse plus), et Herbert Stothart celui de la meilleure musique. En revanche, l'adaptation de 2006 remporte les titres de meilleur scénario, meilleur acteur pour Edward Norton, et meilleurs seconds rôles pour le reste du casting. Je n'arrive pas à me décider pour les décors et costumes: le temple de 1934 m'impressionne sans doute le plus à défaut d'être réellement chinois, et par comparaison, les intérieurs de 1957 sont loin d'être novateurs, tandis que ce sont les décors naturels qui comptent essentiellement en 2006. Les costumes se joueraient pour leur part entre 1957 et 2006, mais je n'ai pas de préférence dans l'absolu. Quoi qu'il en soit, la version de 1934 reste la meilleure, et je vous invite vivement à tenter l'expérience: c'est passionnant!

dimanche 20 mars 2016

The Assasszzzzzzzz...


Bon, voilà, je suis allé voir Nie yin niang (The Assassin) ce matin. Que vous dire? On m'avait prévenu qu'il y avait "quelques longueurs de ci de là" mais que c'était un beau film. Alors oui, c'est beau. Mais peut-on qualifier de film une succession d'images où il ne se passe rien, absolument rien, du premier au dernier plan, tout du moins jusqu'au centième plan de trois minutes sur un énième champ, après quoi je me suis décidé à quitter la salle pour de bon? Et peut-on raisonnablement utiliser les termes "quelques" et "de ci de là" quand 100% des séquences sont précisément des longueurs dans leur intégralité?

Car voilà la triste vérité, sur l'heure et quart de film que j'ai vu, on ne décèle environ que dix lignes de dialogue, et encore, chaque personnage se croit obligé de laisser un espace de deux secondes entre chaque mot, sans compter qu'une fois la réplique terminée, l'interlocuteur ne répond jamais et tout le monde se contente de rester là le regard fixe, comme pour nous dire: "Avez-vous bien compris que vous venez d'entendre des choses très intenses? Hein? Hein? Il vous faudra au moins une dizaine de minutes pour que vous réussissiez à digérer les dix mots prononcés, quitte à vous répéter la même phrase un peu plus tard, pour être bien sûr que vous ayez tout compris!" Ainsi, on nous assène plusieurs fois qu'il n'aurait jamais fallu confier l'héroïne à la nonne dans son enfance parce que celle-ci vient précisément de la former à tuer son cousin, mais c'est bien le seul rebondissement qui intervient dans cette première partie, et si l'on enlève tous les plans fixes sur les pivoines et les paravents, ce qui met une heure et quart à se mettre en place n'aurait duré que six minutes trente en temps normal. Autrement, la seule autre chose compréhensible, c'est qu'il est question d'une femme enceinte se créant de fausses menstrues avec du sang de poulet, mais comme cette découverte n'intervient qu'au bout d'une heure et que l'histoire n'a toujours pas commencé à ce moment-là, c'est peu dire que l'excitation suscitée par une telle réplique est proche du néant.

Et puis, même en admettant que l'histoire ait un but, la mise en scène ne fait pas toujours sens. Par exemple, l'héroïne, qui n'aligne que trois mots en une heure, a toujours l'air constamment passive, et on la fiche systématiquement sur des poutres où elle se contente de regarder intensément ses possibles victimes sans qu'on sache comment elle parvient à s'infiltrer dans les maisons en question. Pour que ça fonctionne, il aurait fallu que l'absence d'action soit compensée par une accentuation psychologique, mais comme les personnages restent à se contempler pendant des heures en se faisant rapidement éclipser par les motifs des moquettes au sol, impossible de déceler la moindre émotion sur leurs visages. Il n'y a donc aucun enjeu: si l'héroïne veut tuer quelqu'un, il lui suffit de sauter sur son cheval et d'expédier sa besogne en un tour de main, et si elle hésite, elle passe son temps à s'introduire dans les maisons avant de ressortir sans rien faire. Et le même enchaînement de se succéder jusqu'à l'épuisement. Par moments, on voit également des gens marcher longuement dans un jardin, ou des chevaux passer à l'extérieur, mais ces très longs plans-séquences n'aboutissent jamais sur rien, puisqu'on saute ensuite à une tout autre scène sans rapport avec la précédente.

Honnêtement, le seul et unique élément qui parvient à dynamiser le film, c'est lorsque le gouverneur s'énerve (enfin!!!) et jette son sceau d'or dans les escaliers, mais... là encore, on passe à une autre séquence et l'on se retrouve subitement dans la campagne à voir des épis onduler sous la brise légère pendant dix minutes. Bref, c'est insupportable, et j'ai du mal à concevoir que Hou Hsiao-Hsien ait remporté le prix de la mise en scène à Cannes: l'absence d'action et de psychologie n'est comblée par rien, tout est creux et vide à pleurer, et l'on a surtout affaire à un réalisateur qui veut en mettre plein la vue avec de très beaux décors et de très belles images. Malheureusement, une mise en scène réussie doit quand même servir une histoire avant toutes choses, et pas se reposer exclusivement sur la beauté des chinoiseries locales. La seule réussite du film est donc sa photographie, superbement contrastée par Mark Lee Ping Bin, en particulier dans les intérieurs où l'ocre des dorures sur fonds sombres est sublimé par la lueur des bougies. Hélas, comme cette beauté du geste est (à peine) au service d'un scénario contenu sur un timbre-poste, on est très vite exténué par ces trop belles images qui ne montrent rien. Franchement, j'aurais mieux fait de passer la matinée seul dans mon salon chinois à compter des moutons, ça m'aurait encore plus diverti. Et si je veux voir de jolis paysages, je préfère autant y aller par moi-même et les apprécier à l'air frais plutôt qu'étudier l'onde d'un lac se mouvoir doucement sous le vent pendant trois minutes et quarante-sept secondes.

Parce que c'est complètement creux et lisse, que l'histoire concrète ne dure que huit minutes et que le réalisateur croit impressionner le chaland en enchaînant les longs plans fixes sur des poutres ou des épis, je vois en cet Assassin une vaste imposture qui ne vaudra 2 que pour le joli paravent aux montagnes noires et jaunes que j'aimerais ajouter à ma collection. L'avantage, c'est que j'ai maintenant envie de courir voir Maggie Smith dans sa voiture pour finir la saison sur un film qui aura peu de chances de m'impressionner, mais devant lequel j'arriverai forcément à tenir jusqu'au bout sans fondre d'ennui.

La surprise du soir.


Qui l'eût cru? Je viens de revoir Mata Hari pour la troisième fois et contrairement à toute attente, ce n'est pas du tout aussi mauvais que dans mon souvenir! Ce n'est pas très bon pour autant, mais les qualités de l’œuvre ne m'avaient visiblement jamais sauté aux yeux jusqu'alors.

La première chose qui m'a frappé, c'est la réussite photographique de William Daniels. Vous me direz qu'avec Garbo en personne pour modèle, il aurait été difficile de mal photographier le film, et l'actrice reste certes très joliment mise en valeur même si l'on ne voit presque jamais ses cheveux. Cependant, nombre d'images ont une réelle puissance cinématographique: les lignes de tambours et trompettes qui dérivent vers le champ des fusillés ancrent d'emblée le film dans sa dimension tragique; les bras tentaculaires de la statue de Shiva donnent quant à eux une dimension vraiment érotique à la danse de l'héroïne, quand bien même la séquence fût apparemment tronçonnée par la censure, d'où l'impression que Garbo ne fait que marcher sur scène; les plongées sur la foule félicitant Mata alors que celle-ci monte les escaliers permettent pour leur part de placer le personnage sur le piédestal que son charisme et son habileté méritent; les ombres chinoises des espions ont de leur côté quelque chose de quasi expressionniste qui rehausse la qualité de l’œuvre; et la descente des marches finale, brillamment opposée à l'ascension de l'introduction de la légendaire danseuse après son spectacle, reste un plan magnifique où tous les personnages se retrouvent pour un dernier adieu.

Le placement des personnages d'une séquence à l'autre est également très intéressant, la grande force de la mise en scène de George Fitzmaurice étant de toujours placer l'héroïne fatale et tragique au centre d'un plan, qu'elle soit tranquillement assise sur un canapé et s'amuse à toiser du regard les hommes debout devant elle quoique psychologiquement à ses pieds, ou qu'elle soit cernée par l'ombre de multiples soldats lors de la scène de cour martiale. Le plan où Mata Hari et Rosanoff s'étreignent dans la prison avec les religieuses à droite et la gardien à gauche a également tout d'une scène mythique; celui où la dame referme lentement ses rideaux sur son amant contient pour sa part plus d'érotisme que toute autre image un tant soit peu suggestive; et le cadrage sur l'icône sainte éclairée à la bougie et dominant de son auguste présence une héroïne allongée suintant de charme oppose religieusement le mal et la bonté représentés par chaque personnage de la scène. En y repensant, le film n'est pas du tout statique, mon ressenti désagréable des deux premiers essais tenant sans doute à l'absence de musique, une chose qui fausse systématiquement, et assez bêtement, ma perception d'une œuvre de cinéma, sans compter que pour avoir découvert Mata Hari après des chefs-d’œuvre comme Anna Karénine, il m'avait probablement été plus difficile d'en admettre ses réelles qualités. 

Les décors sont pour leur part bien travaillés, notamment la chambre de Garbo et ses arcades monumentales illustrant à la perfection le haut rang que la dame tient dans la société parisienne au faîte de sa carrière, tandis que les costumes sont trop ostensiblement exotiques pour croire que Mata Hari se promenait tous les jours dans la rue avec huit pyramides sur la tête en guise de chapeau! Néanmoins, le pied bot de l'assassin reste effrayant, l'immense chaussure gauche donnant à elle seule la mesure de l'angoisse du second acte, même si le rythme du film pèche un peu à ce moment-là pour que ce genre de scènes parviennent à captiver. A l'image du rythme un peu lent, le montage est parfois un peu laborieux, a fortiori lorsqu'on voit un personnage prêt à se faire assassiner avant de sauter sans transition à une toute autre scène, pour mieux entendre le cri funeste avec plus de deux bonnes minutes de retard. Certes, il fallait intégrer Mata Hari à l'action afin de faire peser sur elle le poids de la menace, mais l'agencement de cette séquence reste un peu maladroit.

Toutefois, le plus gros défaut du film tient à un scénario qui enchaîne les rebondissements incongrus, selon lesquels une héroïne sûre d'elle et qui privilégie son confort avant tout autre chose se met à tout sacrifier du jour au lendemain, d'après le schéma bien connu de bon nombre d'histoires romanesques, où le désir d'un moment est confondu avec le grand amour. Dans bien des cas, ces coups de foudre ahurissants ne posent pas vraiment problème du moment que les acteurs ont assez d'alchimie entre eux pour faire passer la pilule, mais c'est particulièrement gênant ici puisque Ramon Novarro n'y met clairement pas du sien pour composer un amant crédible. Il faut dire que les personnages masculins sont tous plus inconsistants les uns que les autres, Rosanoff jouant la carte de l'amoureux transi toujours ébahi, Shubin n'étant qu'un imbécile teigneux, et Andriani étant simplement méchant, sans aucune trace de complexité décelable. On regrettera par ailleurs que l'histoire d'espionnage devienne de plus en plus brouillonne à mesure que le dénouement approche, ce qui semble confirmé par ce procès expédié en un rien de temps où les indices fusent de toutes parts sans avoir été suggérés avant. Le scénario a malgré tout des qualités, et j'apprécie tout particulièrement le second degré dont fait toujours preuve la vivace héroïne afin de mieux manipuler les hommes, sans que les scénaristes se sentent obligés de trop expliquer ses manigances aux spectateurs et laissent ceux-ci découvrir les choses avec fraîcheur et amusement. Sur le moment, on ne comprend pas vraiment la présence de l'espion chez Rosanoff pendant que Mata passe la nuit avec lui, mais tout fait sens après coup, et ça ne me semble pas être un problème de coupes dans le film.

Du côté de l'interprétation, Garbo est nettement meilleure que je ne l'avais cru du prime abord. En effet, elle livre une prestation détonante chargée d'humour, de charisme et d'émotions, et jamais sa séduction ne semble fausse ou forcée, malgré l'apathie de son partenaire en face. L'actrice parvient donc à sauver leur couple en faisant totalement illusion à elle seule, en particulier dans le premier acte où son mordant et sa repartie font merveilles, Garbo arrivant même à rendre l'héroïne indéniablement sympathique alors que le scénario fait tout pour la présenter comme la pire des tentatrices. Mais c'est surtout dans la dernière partie tragique qu'elle impressionne, car bien qu'il soit impossible de prendre au sérieux cet amour foudroyant et le repentir qui en découle sur le papier, la Divine n'en est pas moins sincère dans ses sentiments contrariés, à travers les touches de regret qu'elle s'autorise devant les nonnes, et le regard lumineux qui l'anime en présence de son amant retrouvé. A vrai dire, sa théâtralité passe extrêmement bien dans la dernière séquence, lorsqu'elle reprend non sans humour son au revoir en faisant tout pour le rendre le moins dramatique possible, afin de ne pas troubler Rosanoff. En somme, Mata Hari confirme bien le talent de l'une des mes idoles préférées, et si j'ai toujours tendance à me laisser éblouir par la dame dans à peu près tout, je suis content qu'elle me plaise bien ici, dans un film beaucoup plus en demi-teinte que ses chefs-d’œuvre habituels. Je n'irai tout de même pas jusqu'à la sélectionner pour un Orfeoscar: elle a été encore bien meilleure ailleurs, et il y a déjà trop de beau monde sur les rangs en 1931.

Devant les qualités à présent indéniables du film, je remonte la note jusqu'à un petit 6/10, Garbo et William Daniels y étant pour beaucoup en s'élevant au-dessus d'une histoire aberrante et d'un rythme trop lent. Malgré tout, je ne me suis ennuyé à aucun moment lors de cette troisième visite, et j'ai réussi à prendre plaisir au visionnage sans jamais décrocher. Ça me conforte donc dans l'idée qu'on reste sur un 6 et non un 5, même si bien des éléments restent à améliorer. Le bonus dont je ne me lasse pas: ce doublage français, sublime dans son atrocité, et qu'il est de bon ton de regarder en parallèle pour comparer: "Il a eu trèèès bon goût, elle n'est paaas ordinaiiire." "Prenez-moiii dans vos braaas." "Éteignez cette lampe, si vous m'aimez!" "Bonjour menteuse serait plus poli!" Même sans ça, Mata Hari est loin du chef-d’œuvre mais j'aime redécouvrir les films maudits sous un jour plus lumineux. 

samedi 19 mars 2016

Room (2015)


Autre film de l'année dernière ajouté à ma collection, voici ce qui valut un Oscar à Brie Larson en février. Bien sûr, après l'avalanche de prix que reçut la demoiselle cet hiver, j'étais évidemment très curieux de découvrir une œuvre que bon nombre de cinéphiles considèrent comme une réussite. Ai-je été séduit?

Tout d'abord, il faut savoir que je n'ai pas lu le livre d'Emma Donoghue et ne puis être déçu par conséquent. Or, avec le film comme seule clef à ma disposition, je trouve ça très solide. En effet, Room est filmé et découpé de façon à jouer avec nos nerfs et troubler un peu nos perceptions du monde, de quoi constituer une expérience captivante et novatrice à mesure qu'une petite cuillère tordue devient un objet culturel de la plus haute importance pour un petit garçon qui n'a jamais vu le monde extérieur. Quitte à devoir dévoiler l'intégralité de l'intrigue, le premier acte est alors des plus angoissants, et l'on se sent oppressé dès la première minute dans cette pièce sombre épouvantable éclairée d'un seul vasistas inaccessible qui isole d'autant plus les protagonistes. L'isolement est d'ailleurs l'un des grands ressorts du film puisqu'on n'a jamais aucun moyen de savoir où les personnages se trouvent dans la première partie, et lorsque l'on entrevoit un bout de jardin le temps d'une fraction de seconde à mi-parcours, on hurle de désespoir comme l'héroïne et l'on prie sincèrement pour que son plan fonctionne. L'échappée cléopâtrienne du fils est à ce titre excitante à souhait, avec un montage qui alterne brillamment les plans pour nous faire vibrer en souhaitant de tout notre cœur que la réussite soit au rendez-vous. Dans le second acte, on enchaîne les soupirs de soulagement une fois à l'air libre, et la toute dernière minute revient vers quelque chose d'effroyable qui rappelle les sueurs froides du début.

Si le scénario est assez simple dans ses grandes lignes, quitte à manquer parfois de subtilité notamment avec le personnage du père, la réussite du film repose en fait énormément sur un réalisateur possédant une excellente maîtrise de l'espace, en jouant notamment sur les contrastes de couleurs, la pièce sombre étant ainsi opposée aux immenses baies vitrées lumineuses de l'hôpital et à la blancheur des moquettes et tapisseries de Joan Allen. Surtout, le choix de Lenny Abrahamson de toujours montrer le monde par les yeux de l'enfant, avec juste ce qu'il faut d'images "réelles" pour que le spectateur comprenne ce qui se passe, est plus que payant, de telle sorte que l'image brouillée de la télévision n'est ni plus ni moins que le reflet de la vision incomplète d'un enfant qui n'a jamais vu le monde, et ne connaît son géniteur qu'à travers les persiennes d'une armoire, ou ne découvre l'air libre qu'à travers les mailles d'un tapis et les soubresauts d'une voiture qui rendent les câbles électriques flous. On s'étonnera néanmoins qu'un enfant jamais sorti d'un vase clos arrive à indiquer aussi vite à la police qu'il a sauté au troisième ralentissement, et que le violeur disparaisse un peu trop rapidement: retourne-t-il se venger de Joy qui l'a berné? Tente-t-il de quitter la ville? Ça n'a pas trop d'importance car l'histoire passe avant tout par les yeux de Jack, mais on est en droit de se poser des questions.

L'autre grande force du film, ce sont évidemment les performances d'acteurs. Et je suis enfin en paix avec Brie Larson. En effet, il est toujours ennuyeux de voir la même personne rafler tous les prix d'interprétation d'une même saison, et c'est d'autant plus rageant lorsqu'on n'a pas accès au film avant les cérémonies. Mais par bonheur, cet Oscar n'est nullement volé malgré la belle compétition en face. Ainsi, on sent dès le début le poids des années d'enfermement pesant trop lourdement sur elle, aussi bien dans sa démarche que dans ses regards, quoiqu'elle ait conservé assez de force de caractère pour sourire à son fils lorsqu'ils jouent. L'atroce expérience qu'elle subit n'empêche donc jamais l'héroïne d'avoir des sentiments humains contrastés, de telle sorte que l'actrice nous la rend encore plus attachante que son seul statut de victime, et quelques scènes de colère peut-être un peu trop marquées dans les yeux nuancent également le personnage pour enrichir la performance, de même que l'agacement palpable qu'elle suggère quand son fils ne veut pas l'écouter. Une fois libre, Brie Larson fait aussi très bien ressentir les séquelles sans trop les montrer, notamment lors de l'odieuse interview où la journaliste lui laisse entendre qu'elle a été une mauvaise mère pour Jack et où l'on sent que Joy accuse douloureusement le coup sans que l'actrice ne l'exprime trop manifestement sur son visage. 

La seule chose qui manque peut-être, c'est de la voir vraiment craquer à sa libération. Certes, elle pleure dans les bras de son fils puis de sa mère, mais lorsqu'elle se réveille à l'hôpital, elle semble légèrement trop sereine, ou tout du moins trop maîtresse d'elle-même, mais c'est aussi que la scène est vue à travers le regard de Jack et qu'on nous précise qu'elle a déjà vu le personnel médical plus tôt dans la matinée. On peut aussi se poser des questions à travers sa chambre d'esprit très adolescent, qui contraste énormément avec le caractère de la jeune femme qu'elle est devenue: comment a-t-elle réussi à se transformer en une adulte aussi posée en sept ans d'enfermement sans jamais devenir folle ou déséquilibrée? J'ai lu que certains reprochent à l'actrice de ne pas rendre le personnage aussi complexe que dans le livre, mais ne pouvant juger que du film, je n'ai absolument rien à lui reprocher, à part ce sentiment de la savoir trop forte par moments dans le second acte. On se demandera peut-être si Joy a accepté son fils aussitôt dès qu'on comprend qu'elle l'a eu en captivité, mais l'histoire démarrant lors du cinquième anniversaire de Jack, on peut raisonnablement imaginer qu'elle a eu le temps de l'accepter quand bien même c'eût été difficile au début, d'autant qu'il est sa seule porte de sortie et son unique espoir.

Jacob Tremblay est justement très adéquat dans le rôle du fils, avec des réactions vivaces qui semblent toujours naturelles, mais ça reste une performance d'enfant, alors comme toujours, difficile de savoir si le jeune acteur a du potentiel puisque son interprétation a été essentiellement construite par le réalisateur et Brie Larson. Parmi les seconds rôles, le beau-père est sympathique, William H. Macy est doté d'une unique scène assez peu subtile où il ne peut se résoudre à regarder un petit-fils qu'il ne veut pas reconnaître, et la lumière du film reste la merveilleuse Joan Allen. En effet, la dame a beau s'être défigurée depuis bientôt dix ans, son jeu reste heureusement intact et elle tire du personnage tout ce qu'il était possible d'en extraire: elle en fait une femme inquiète et chaleureuse, dotée d'un sentiment de culpabilité et d'une volonté de bien faire, et sur qui l'on ressent toujours le poids des années sans sa fille. Ayant tendance à être de moins en moins séduit par les seconds rôles contemporains, j'avais des doutes quant au possible brillant de cette performance, mais tout est heureusement au rendez-vous pour en faire la parfaite interprétation à récompenser en fin de saison. Et c'est là le drame: comment les votants arrivent-ils à s'intéresser à des Machina Wallpaper (qui est allée chercher son Oscar avec sa tapisserie sur le dos tout de même, que dire de plus?), quand ils ont l'occasion de nommer une grande actrice qui aurait déjà dû gagner quelque chose dans les années 1990 et qui donne une excellente performance dans un bon film? Bref, les Oscars ont perdu tout crédit à mes yeux ces dernières années, mais une fois n'est pas coutume, ils ont fait un bon choix avec Brie Larson, de loin la meilleure gagnante dans cette catégorie depuis... Helen Mirren en 2006 en ce qui me concerne, et ce malgré une merveilleuse concurrence en face.

J'irai voir The Assassin aujourd'hui ou demain, mais en attendant, voilà comment je classerai les premiers rôles de 2015 dans l'extrême limite du peu visionné actuellement (Maggie Smith ne me tente pas assez pour une visite en salles, désolé): A récompenser: Charlotte Rampling (45 Years). Envie de nommer: Brie Larson (Room), Rooney Mara (Carol), Saoirse Ronan (Brooklyn). Séduisante mais choisit la voie de la facilité: Cate Blanchett (Carol). Bon début: Alicia Vikander (Ex Machina). Sans intérêt: Alicia Vikander (The Danish Girl), Michelle Williams (Suite française). Non merci: Lily James (Cinderella). Mine de rien, ça fait déjà du beau monde à nommer, et je suis content que mes quatre performances préférées se soient retrouvées aux Oscars, malgré une fraude évidente. Pour les seconds rôles, je nomme Joan Allen (Room), je classe Sarah Paulson (Carol), Julie Walters (Brooklyn) et Kate Winslet (Steve Jobs) comme très intéressantes, Kristin Scott Thomas (Suite française) comme pas mal mais dans un rôle à clichés, Cate Blanchett (Cinderella) comme épouvantable et on ne dira rien de Bryce Dallas Howard car son "film" ne mérite même pas d'être cité.

Quoi qu'il en soit, Room reste une très bonne surprise, mais le premier acte est tellement oppressant que je suis marqué à vie et doute fortement de pouvoir retenter l'expérience un jour. J'aurais pourtant aimé lire le livre pour voir ce qui déplaît à certains chez Brie Larson, mais la seule perspective de revenir ne serait-ce qu'en pensées dans cette chambre immonde m'angoisse beaucoup trop pour ce faire. Dans l'immédiat, j'attribue un très bon 7+, et l'essentiel est de savoir que Brie Larson et Saoirse Ronan ont l'air de jeunes filles intéressantes, drôles et bien plus posées que 90% des starlettes de leur âge, ce qui est rafraîchissant et me donne très envie de voir la suite de leurs activités.