Cette fin de semaine, je tenterai de rattraper mon retard oscarien avec si possible Lion, Jackie, Fences et 20th Century Women. En attendant, je suis allé voir Moonlight hier soir, et contre toute attente, j'ai été comblé. En effet, n'ayant lu jusqu'alors qu'un embryon de synopsis, je croyais qu'il s'agissait d'un film sur la drogue dans une banlieue de Floride, ce qui ne m'attirait pas. Et puis, grâce au retournement de situation mythique de la cérémonie de dimanche dernier, j'ai découvert que l'histoire dépasse largement ces questions pour évoquer la construction de son identité pour un jeune homme maltraité, avec en point d'orgue une dimension homosexuelle qui m'a vraiment ému. J'ai donc couru voir ce film de Barry Jenkins, et ce pour mon plus grand plaisir.
Le point fort du film? Son scénario: le découpage en trois partie entre enfance, adolescence et vie adulte fonctionne à merveille, d'autant que chacune des séquences en question se concentre sur un moment très bref, jamais plus d'une semaine, de la vie du héros. Or, la brièveté du temps permet tout de même de tout développer à la perfection, preuve de l'ingéniosité de l'histoire de Tarell Alvin McCraney. On passe ainsi quelques jours en compagnie d'un petit garçon (Chiron, dit Little) livré à lui-même et chahuté par ses voisins plus virils, puis on passe au lycéen (Chiron) régulièrement battu et spolié de son argent mais qui saura quand même conclure la séquence par un acte fort, avant d'aboutir à l'adulte (Black) sensible sous une carapace de fer. En filigrane apparaissent également les clichés attendus (la figure du mentor dans le premier acte, ou la mère pauvre et droguée incapable de s'occuper de son fils), mais ce sont aussi des réalités indéniables de cette banlieue défavorisée de Miami, voire le point de départ de l'intrigue tout court, puisque les scénaristes ont eux-mêmes vécu ces choses difficiles. Quant à l'image du modèle viril secrètement admiré par Chiron alors qu'il n'est encore que Little, elle est largement nuancée par les questions de sexualité qui permettent dieu merci de donner beaucoup de sensibilité à ce milieu très masculin. On pourra éventuellement regretter que les deux seules femmes marquantes soient donc une mauvaise mère et à l'inverse, une figure maternelle de substitution toujours un peu dans l'ombre malgré son charisme, mais l'histoire reste heureusement très riche malgré ces portraits.
L'autre force de Moonlight, c'est également la mise en scène de Barry Jenkins, en particulier pour son maniement de l'ellipse et la discrétion de ses images. J'entends par-là que tout est dit à chaque plan, mais sans que rien ne soit jamais martelé avec lourdeur. Les menaces pesant sur Juan sont par exemple très compréhensibles, bien qu'on ne les soupçonne que furtivement lors de coups à la porte, ou lors d'un geste très simple comme s'asseoir à table. De même, la prostitution de la mère n'est que brièvement devinée lors d'un dialogue, mais personne n'est évidemment dupe. A vrai dire, même la mort elliptique d'un personnage sert parfaitement le propos en révélant quels sont alors les acquis et les pertes pour le héros. Du point de vue de l'image, Barry Jenkins joue également très bien avec la couleur bleue, couleur dominante par rapport à un beau dialogue sur la plage, et l'on notera encore que les scènes de sexe sont elles aussi d'autant plus marquante par leur retenue, entre une main sur le sable et un lendemain de rêve dans des draps rejetés. Quant aux cercles concentriques parfois formés par la caméra, ils suggèrent tout autant la difficulté de se trouver soi-même dans un environnement difficile que le sentiment d'être seul au milieu d'un groupe qui vous cherche noise. Ceci dit, les quelques zooms rectilignes n'en sont pas moins révélateurs, entre la violence des cris d'une mère dans un couloir, et la marche décidée d'une dernière visite.
Enfin, l'interprétation est généralement de haut niveau. J'aborderai tout de même ce point en vous avouant n'être pas très friand de la performance de Naomie Harris dans le rôle de la mère, la seule actrice à apparaître dans toutes les séquences. La dame livre en effet une interprétation technique formatée pour les Oscars, mais elle m'y impressionne peu: les affres de l'addiction sont souvent trop appuyés (alors que la tonalité du film est justement à la modération, voir notamment son premier geste de recul envers Juan, qui trouvera son explication quelques scènes plus loin), et le repentir tardif n'offre rien de bien novateur par rapport à d'autres rôles de la sorte. Et peu importe que l'actrice ait dû tourner ses scènes en trois jours seulement, et passer également outre son choix de n'incarner que des personnages positifs dans sa carrière, car le résultat reste le même: elle en fait trop. Son meilleur moment est en fait celui où, calme et pas encore totalement perdue, elle demande à son fils d'aller lire au lieu de regarder la télévision: elle acquiert ici une crédibilité qui lui fera souvent défaut par la suite. En réalité, je préfère ce que fait Janelle Monáe, une personne dont je n'avais jamais entendu parler mais qui est apparemment la révélation de l'année pour sa participation à deux des meilleurs films en compétition, et qui bien que ne faisant quasiment rien s'avère d'une présence captivante qui m'émeut davantage que les effets de sa collègue. Quant aux hommes, je trouve les deux jeunes acteurs tout à fait crédible et probablement bien dirigés, quoiqu'ils aient surtout à se montrer soumis. Ce sont donc essentiellement les acteurs masculins qui mènent la danse, dont un Mahershala Ali incroyablement charismatique et séduisant dans le rôle du mentor, et trouvant le ton juste entre force de caractère d'un homme s'étant construit par-lui même après un passé qu'on devine douloureux, et vestige d'une réelle sensibilité que traduit son subtil sentiment de honte face aux questions de Little. Sans compter que le personnage reste ouvert d'esprit malgré sa virilité triomphante, ce qui fait un bien fou! André Holland n'est cependant pas en reste dans un rôle de meilleur ami adulte qui n'a pas oublié son ancien compagnon de route bien qu'il ne soit que très partiellement bisexuel, et ce au prix de sourires franchement émouvants. Ceci dit, c'est vraisemblablement Trevante Rhodes qui donne la meilleure performance du film, car il doit nous faire croire que le mastodonte aux dents d'or, dealant de la drogue dans sa grosse voiture, est bel et bien la même personne que le frêle garçon des deux premiers actes. Sur le plan visuel, le décalage est très perturbant, mais l'acteur réussit l'exploit de dépasser ce problème en soulignant son extrême sensibilité par quelques regards, avec quelques larmes parfaitement discrètes qui se marient fort bien à l'élégance de l'ensemble.
Avec tous ces ingrédients, Moonlight conduit à une fin déchirante qui m'a rappelé mon propre mal-être après avoir eu le cœur brisé à dix-neuf ans. Dans tous les cas, la dimension sentimentale est extrêmement touchante, et le parcours pour se trouver sa réelle personnalité à différents âges d'une vie reste excellemment mis en scène. C'est tellement bien fait que j'aurais probablement tout autant aimé le film avec un personnage hétéro, sachant que le plaisir de découvrir une œuvre sur un milieu qui ne m'est absolument pas consubstantiel, et dans lequel je me retrouve grâce à des questions universelles d'amour et d'émotions, rend cette découverte particulièrement savoureuse. Je suis donc très content de l'Oscar attribué à Moonlight, un trophée qui dépasse très clairement l'agréable message politique souhaité par les votants, pour reconnaître un véritable triomphe artistique où se mêlent réussite scénaristique, beauté du geste et interprétation de qualité. En l'absence de recul, j'en resterai actuellement à un très bon 8+, mais rien ne dit que je n'irai pas à 9 dans quelques temps.
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