Michiyo Kogure (木暮実千代), née Tsuma Wada, aurait eu 100 ans aujourd'hui. Accordé, elle n'est pas l'actrice japonaise la plus célébrée parmi une pléiade de stars des années 1950 comptant des noms légendaires tels Setsuko Hara, Machiko Kyō, Hideko Takamine, Kinuyo Tanaka, Ayako Wakao et Isuzu Yamada, mais Michiyo Kogure tient une place particulière dans mon panthéon, d'une part parce qu'elle est l'une des premières actrices de ces contrées que j'ai découvertes, et d'autre part parce que sa filmographie parcourt la gamme des grands réalisateurs dont Ozu, Mizoguchi, Kurosawa et Naruse.
Sous la baguette de ces metteurs en scène de légende, Michiyo Kogure a donné des performances absolument différentes qui soulignent l'étendue de son talent. Dans L'Ange ivre (醉いどれ天使, Yoidore tenshi) de Kurosawa (1948), elle est l'entraîneuse qui courtise le gangster en voie de rédemption incarné par un impressionnant Toshirō Mifune, qu'elle n'hésitera pas à rejeter d'un revers de la main en apprenant qu'il est tuberculeux. La confrontation entre les deux interprètes, alors que Mifune la force à le toucher malgré son horreur absolue de la contagion, a ceci de savoureux qu'elle montre la superbe Nanae perdre toute contenance pour révéler la lâcheté véritable du personnage. Ce n'est pas le plus grand rôle de la comédienne, et le film est clairement dominé par ses partenaires, mais elle incarne impeccablement les émotions que ce cliché misogyne requiert.
Un an plus tard, dans La Montagne bleue (青い山脈, Aoi sanmyaku) de Tadashi Imai, elle hérite d'un petit rôle très différent dans une intrigue sentimentale nettement moins toxique, bien que là encore, le film fasse davantage la part belle à sa partenaire, l'institutrice charismatique prête à faire bouger les choses dans une petite ville de province, jouée avec saveur par Setsuko Hara.
Les cinéphiles citent généralement Le Goût du riz au thé vert (お茶漬の味, Ochazuke no aji) d'Ozu (1952) comme le sommet de la carrière de Michiyo Kogure. Elle y retrouve un personnage antipathique mais pas méchant, et donne toute sa dignité à une épouse aigrie qui apprendra tout au long du film à regarder son mari autrement, en faisant éclater les préjugés qui les séparaient. Le film est un chef-d’œuvre, comme souvent chez Ozu, et l'actrice trouve là un premier rôle à la mesure de son talent, bien que je n'en aie plus un souvenir très précis depuis une découverte fort lointaine.
C'est néanmoins chez Kenji Mizoguchi qu'elle brille le plus, en donnant vie à des femmes prises au piège du patriarcat à tous les niveaux de l'échelle sociale. C'est notamment manifeste dans Le Portrait de Madame Yuki (雪夫人絵図, Yuki fujin ezu) (1950), où alors qu'elle apparaît exemplaire et fascinante de dignité au yeux de sa nouvelle servante candide, laquelle est impressionnée par cette grande dame qui passe sont temps à se parer joliment et à se promener dans de magnifiques jardins de bords de mer, elle se révèle finalement incapable de se rebeller contre sa soumission maritale et reste à souffrir avec médiocrité malgré l'aide extérieure que son amant lui apporte. La performance est honnêtement peu variée, et le personnage finalement si décevant qu'on ressort de cet excellent film avec un fort sentiment d'amertume, mais c'est tout à l'honneur de l'actrice que d'avoir su rendre avec autant d'acuité la personnalité d'une femme aussi velléitaire.
A l'autre bout de l'échelle sociale, on la retrouve en geisha accomplie dans le chef-d’œuvre absolu Les Musiciens de Gion (祇園囃子, Gion bayashi) (1953), également son sommet interprétatif, où elle fait naviguer la sublime Miyoharu entre une multitude d'émotions complexes, de son amitié fraternelle envers la jeune Eiko, la révélation Ayako Wakao, à son obligation de rendre des comptes à sa patronne, l'inquiétante Chieko Naniwa, en passant par ses propres sentiments envers son client le plus élégant, devant qui elle peut se comporter avec plus de charisme et de naturel. Son désarroi devant l'attitude rebelle de sa pupille, qu'elle a formé à devenir une geisha distinguée, souligne avec finesse toute l'ambiguïté de ce métier particulier: elle sait très bien ce qui attend Eiko lorsque celle-ci franchit la porte striée de barres de cet établissement de Gion, mais elle est en même temps horrifiée de voir celle-ci forcée de se donner à des hommes d'affaires repoussants, tout en essayant de se leurrer lors du temps de formation de la jeune fille, en s'évertuant à ne voir que le côté raffiné de la profession. Le rôle est joué avec une subtilité extraordinaire tout en explorant des sentiments très différents, ce qui ajouté à la force d'un scénario tout en finesse rend le film absolument parfait.
Enfin, descendant encore davantage dans les bas-fonds, Michiyo Kogure se retrouve entièrement prostituée dans un quartier nettement moins prestigieux que le faussement tranquille Gion dans La Rue de la honte (赤線 地帯, Akasen chitai) (1956). Ici, la critique de l'oppression des prostituées est sévère, puisque pour son dernier film, Mizoguchi renforce la noirceur des lieux par l'usage d'une musique particulièrement désagréable dès l'ouverture, tout en donnant à ces personnages féminins une immense beauté intérieure qui rend le contraste saisissant. Pour notre actrice, ce nouveau film est l'occasion de ne pas se reposer sur ses lauriers puisque à l'inverse de l'exquise Miyoharu de Gion, elle incarne cette fois-ci une femme peu attirante, forcée de se prostituer pour rapporter un peu d'argent dans le foyer. Pour dissimuler son immense beauté, elle porte des lunettes tout au long du film, mais son interprétation dépasse merveilleusement cet artifice en creusant en profondeur dans l'épuisement physique de cette femme: sans forcer le trait, l'actrice parvient à faire croire qu'elle est effectivement peu jolie et à bout de forces, ce qui reste impressionnant. Malgré tout, difficile de n'avoir d'yeux que pour Michiyo ici, puisqu'elle partage la vedette avec une touchante Aiko Mimasu en mère désireuse de retrouver son fils, une émouvante Hiroko Machida qui espère, à tort, que le mariage pourra la sortir de sa condition misérable, une Ayako Wakao énergique qui use de tout son charisme pour retourner les méfaits du patriarcat à son avantage, et une Machiko Kyō volcanique dans le rôle attendu mais fabuleusement bien joué de la fille rebelle au grand cœur.
Evidemment, Michiyo Kogure a tourné dans bien d'autres films, mais elle est précisément une de ces actrices dont j'ai très envie d'explorer la filmographie rien que pour elle. Les six œuvres listées ici donnent déjà un excellent aperçu de ce que la dame sait faire dans de nombreux registres, puisqu'en fonction des rôles elle peut se montrer aussi bien exécrable qu'adorable, soumise ou manipulatrice, incroyablement attirante ou peu avenante, riante ou tragique, et le tout avec toutes la finesse et la retenue qu'on est en droit d'attendre d'une actrice japonaise de cette époque. Elle mérite donc parfaitement sa place parmi les grands noms cités en début d'article et vaut réellement d'être redécouverte.
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