samedi 28 septembre 2019

To the happy few



Je ne fais rien comme tout le monde. Je vis mentalement dans un royaume de princesses régenté par Jeanette MacDonald, je trouve que Joan Fontaine méritait son Oscar pour Soupçons, j'éprouve une admiration sans bornes pour Marie de Médicis qui était pourtant la mère et la souveraine la plus incompétente du cosmos, et... je ne regarde jamais de séries télévisées, parce que je n'ai pas la patience d'attendre soixante épisodes pour connaître le dénouement d'une histoire.


C'est donc en toute logique que je suis allé voir Downton Abbey cette semaine, parce que, comme le dit si bien Bette Davis dans Mort sur le Nil, "les règles sont faites pour être violées, tout du moins les miennes le sont-elles, par moi." Ceci dit, savoir que je n'allais rester au cinéma qu'une centaine de minutes était plus attrayant que m'infliger des milliers d'heures d'une série, et puis, aimant Gosford Park de Julian Fellowes comme il se doit, et ayant entendu vanter les mérites de Downton de toutes parts, je me suis dit qu'il ne serait pas désagréable de découvrir cet univers... en commençant par la fin, parce que je n'allais quand même pas renier mon penchant pour le contre-courant en débutant avec le premier épisode de la première saison. Mal m'en a pris, car j'ai désormais envie de voir la série alors que j'en connais l'épilogue! En d'autres termes, ma vie est un labyrinthe insondable, priez pour moi!


Mais avant de commencer vos dévotions, que faut-il penser de Downton Abbey le film? Eh bien, c'est exactement ce à quoi je m'attendais: c'est parfaitement divertissant sur le moment sans être pour autant un vrai film. J'entends par-là que les aurores phosphorescentes sur le château de Highclere et la course-poursuite floue en plein défilé royal sont des choix de mise en scène fort maladroits pour une œuvre qui prétend relever du cinéma, mais à vrai dire, Downton Abbey n'a pas cette prétention. D'autre part, même si, à l'instar de Gosford Park, le scénario de Julian Fellowes s'amuse à jouer des différences de points de vue entre maîtres et valets, la fluidité dont savait faire preuve Robert Altman manque cruellement ici, puisqu'on a surtout l'impression de voir un film consacré aux domestiques, l'élimination progressive des membres du personnel royal par les serviteurs de l'abbaye étant le principal ressort narratif de l'histoire, avant que tout ce petit monde disparaisse et que le scénario se recentre in extremis sur les aristocrates pour conclure les petits conflits vaguement amorcés au départ. Dieu merci, les scènes mêlant à la fois les deux mondes ne manquent pas, avec entre autres la femme de chambre à forte personnalité qui est quasiment l'amie des filles de la maison, ou le valet fébrile qui se ridiculise devant la reine lors du souper, mais peut-être que par rapport à Gosford Park, les personnages sont moins croustillants.


D'ailleurs, qui sont-ils? La tête d'affiche est bien sûr Maggie Smith, qui joue exactement le même rôle qu'en 2001, sans oublier d'assurer la drôlerie de l'ensemble avec un lot de répliques assassines et de grimaces réchauffées quoique hilarantes, et qui se paye même le luxe d'avoir un petit monologue émouvant à la fin: les Baftas prennent note pour l'hiver prochain. Autrement, la fille aînée a une forte présence physique avec sa coupe à la garçonne, et c'est toujours un plaisir de croiser Imelda Staunton, mais il y a tant et tant de personnages esquissés en deux heures qu'en dehors de Maggie Smith, aucun aristocrate n'arrive vraiment à retenir l'attention. Les domestiques ont quant à eux plus de personnalité, à la fois parce que le scénario s'attarde davantage sur eux, et parce que leur statut social leur autorise davantage de franc-parler. Outre le valet haletant, on retiendra notamment une cuisinière toute sympathique, une fille de cuisine volontaire, une femme de chambre élégante et ferme, un majordome à la retraite forcé de reprendre du service, et le nouveau majordome homosexuel. En fait, Downton Abbey comme film n'a qu'une unique fonction: s'adresser aux admirateurs de la série, qui connaissent les personnages sur le bout des doigts et ont eu le temps de les voir évoluer. Bien sûr, Elizabeth McGovern doit avoir, je l'espère, nettement plus à faire en six saisons que n'être qu'une présence positive à peine développée, mais pour un néophyte comme moi, le film passe en revue trop de personnages pour qu'aucun d'entre eux ait le temps de marquer les esprits. Je n'ai d'ailleurs toujours pas compris qui est Penelope Wilton par rapport à Maggie Smith, et Matthew Goode qui débarque en courant dans la dernière scène alors que nul n'en a parlé avant m'a laissé pantois. Il me faudra donc bel et bien voir la série pour comprendre davantage la personnalité de chacun, mais très sincèrement, Gosford Park faisait bien mieux il y a bientôt vingt ans: tout le monde découvrait les personnages en direct au moment du visionnage, et l'histoire parvenait quand même à rendre la plupart d'entre eux émouvants et mémorables. En outre, l'admiration béate pour la noblesse et la monarchie y était nettement moins angoissante qu'ici.


Autrement, je pense que Downton Abbey en dit long sur la perception de l'homosexualité dans les années 2010, à la fois à la lecture du scénario et au regard des réactions des spectateurs. Dans le film, chaque individu a droit à son dénouement positif, et quasiment tout le monde finit en couple, même la fille du roi qui décide de prendre sur elle pour se réconcilier avec son horrible époux moustachu. Tout le monde sauf le majordome homosexuel qui devra se contenter d'un baiser d'adieu. Et même si l'amant en question lui laisse entendre qu'ils se reverront, quelle est la probabilité pour que le maître d'une maison de campagne et le valet personnel du roi se retrouvent avant longtemps? Il est tout de même attristant que l'unique personnage gay du château soit finalement le seul à rester en rade. En outre, après enquête de ma part, il s'avère que dans la série, ce même personnage est en quelque sorte le mouton noir de la distribution, car prêt à tout pour parvenir à ses fins et se servant de son homosexualité "pour approcher des membres de la haute société anglaise". J'espère qu'en une cinquantaine d'épisodes les choses sont plus nuancées que cela, car ce serait un cliché navrant. Quant à Julian Fellowes, on voit qu'il ne connaît pas grand chose à l'homosexualité en général, car dans son scénario, le lieu de rencontres clandestin d'un petit village du Yorkshire est peuplé d'une multitude d'hommes jeunes et beaux, vision idyllique mais hélas très éloignée de la réalité des choses en province. Mais le plus triste, ce sont, encore et toujours, les réactions des spectateurs dans une salle de cinéma dès que deux hommes s'embrassent: il y eut lors de ma séance deux sortes de manifestations fort bruyantes, soit des gloussements d'adolescentes, pouffant devant ce baiser comme si c'était la chose la plus incongrue qu'elles pouvaient imaginer, soit des cris de surprise étouffés de leurs parents, qui ne s'offusquaient pas tant lorsque tous les couples hétéros du film s'étreignaient à leur tour. Pourtant, la décennie touche à sa fin, mais la vision de l'homosexualité dans un film grand public semble encore ne récolter que stupeur et ricanements.


Moralité: il est difficile de ne pas passer un bon moment devant Downton Abbey, et ce furent là deux heures tout à fait plaisantes, mais il s'agit tout de même moins d'un film que de l'ultime épisode d'une série s'adressant en premier lieu à son public le plus fidèle. La démarche est sympathique, mais si vous étiez trop occupé.es à autre chose au début de la décennie, vous aurez parfois la désagréable impression de ne pas faire partie du club.

4 commentaires:

  1. Je l'ai vu ce week-end ! C'est à la base une série de haut niveau, de celles dont seuls les Britanniques ont le secret. J'ai bien aimé le film, probablement parce que c'est du fan service à tous les étages, et ce malgré un scénario pas toujours crédible, mais avec ces dialogues piquants et cette belle esthétique, qui sont la marque de fabrique de la série, c'est difficile de résister.

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    1. Merci! Content de savoir que la série est à la hauteur de sa réputation.

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  2. Moi aussi je suis fan de la série, de fait. Et Général Yen a bien résumé les choses. Du coup, oui, je peux te dire que dans le première saison Elizabeth MacGovern a un vrai rôle, même si elle devient assez vite moins essentielle, la nouvelle génération prenant toute la place.

    Il semblerait que le distributeur (Focus ?) n'ait pas grand chose à présenter aux oscars cette année et qu'ils envisagent une campagne (le film a été un énorme succès). Même si ça n'est sans doute pas vraiment mérité, espérons que Maggie Smith fera partie de la conversation, par principe !

    Le Vengeur de Rosalind

    PS : j'ai vu que tu avais commenté chez moi récemment, je réponds à mon retour de vacances (et ... oui, je peux tout lire, donc je te confirme déjà que l'histoire de Russalka n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd !!!!)

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    1. Tant mieux pour Roussalka! C'est un film actuellement classé dans mon top 4 de 1977, et qui donne du cachet à l'horrible décennie en question!

      Quant à Maggie Smith, je pressens qu'elle sera citée pour quelques prix mineurs, mais pas pour les plus importants. En général, quand je vois un film sur le territoire français à l'automne, ses chances de succès aux Oscars sont limitées.

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