Hélas. Ce que l'on redoutait est arrivé: Olivia de Havilland s'en est allée cet été, à l'âge impressionnant de 104 ans. Avec un tel nombre au compteur, on pourrait se dire que c'était dans l'ordre des choses, mais je confesse être réellement sous le choc, incapable de dormir à 2h du matin: je me suis toujours naïvement imaginé que les personnes qui vivent le plus longtemps possible sont en quelque sorte immortelles, Luise Rainer m'en est témoin. J'ai toujours eu le sentiment que si l'on arrive à vivre un siècle, on peut facilement en vivre encore un de plus, mais de tels dénouements nous apprennent qu'il faut savoir raison garder.
Le choc est peut-être d'autant plus vif que le cinéma des années 1930 et 1940, pour tout dire l'Âge d'or du cinéma hollywoodien, a beau avoir existé longtemps avant ma naissance, ça n'en reste pas moins mon histoire, ma culture, mes références. Passionné par le noir et blanc depuis la fin de l'enfance, je me suis immédiatement reconnu dans les films de cette époque, et bien qu'il fût au contraire coloré, je n'oublierai jamais ce Noël de l'an 2000, quelques jours avant l'entrée dans un nouveau millénaire, alors que je vis Autant en emporte le vent (1939) pour la première fois. Certes, il y avait Vivien Leigh dans le rôle du siècle, mais Olivia de Havilland fut l'un des premiers visages de cinéma que je découvris, de telle sorte qu'elle est restée une référence tout au long de mon apprentissage cinéphile. Le recul et la maturité aidant, je suis même devenu l'un des fervents admirateurs de son interprétation inoubliable de Mélanie, la comédienne ayant le talent de lui donner, en quelques regards, une densité qui n'existait pas sur le papier: loin d'être uniquement sainte, Mélanie devient comme par magie une femme complexe, qui n'est au fond jamais dupe des sentiments de ses proches, mais qui a trop bon cœur, et beaucoup trop de tact, pour le leur faire savoir.
À vrai dire, cette composition est la pièce maîtresse d'un processus de cinq ans, au long duquel l'actrice, alors cantonnée aux rôles de soutien, a toujours cherché à exprimer des émotions auxquelles les scénaristes n'avaient pas forcément pensé. Dès ses débuts, elle fut l'exquise Hermia du Songe d'une nuit d'été (1935), donnant par-là même une performance remarquable pour ce qui fut quasiment son premier film, sans oublier de pousser le séduisant Errol Flynn dans ses retranchements dans sa première collaboration avec le grand héros du film d'aventures de la Warner, Capitaine Blood (1935). De même, on ne peut manquer de s'extasier sur sa personnalité plus forte, et plus fine, qu'il n'y paraît, dans des rôles subalternes qu'elle sut rendre incroyablement charmants, à l'image de sa princesse médiévale Marianne des Aventures de Robin des bois (1938), le pic absolu de son partenariat avec Errol Flynn. Et même lorsqu'on lui demandait de soutenir d'autres comédiens, Olivia de Havilland n'a jamais fait défaut à son principe phare, celui d'ajouter de nouvelles dimensions à ses personnages. Elle fut ainsi la lumière d'Anthony Adverse (1936), apportant à elle seule la fraîcheur faisant cruellement défaut à cette adaptation empesée, et réussit à voler la vedette à rien moins que Bette Davis dans deux registres très différents: le drame avec L'Amour n'est pas en jeu (1942), et la comédie avec L'Aventure de minuit (1937), où elle compose une héritière amoureuse d'une naïveté à hurler de rire!
Entre drame et comédie, Olivia de Havilland pouvait décidément tout faire, avec toujours ce goût pour la nuance et les couleurs subtiles. Sa plus grande année hollywoodienne en est une parfaite illustration: 1941 la vit s'illustrer dans trois tonalités différentes dans des films aussi variés qu'un western, un drame sentimental, et une pure comédie. Pour son dernier film avec Errol Flynn, La Charge fantastique (1941), elle fit le choix surprenant mais délicieux de proposer une interprétation comique d'une décontraction sans égale, ce qui eu pour effet de rendre une biographie pour le moins pompeuse et controversée entièrement divertissante: son alchimie avec son fringant partenaire fait des merveilles, les deux acteurs se renvoyant la balle avec un enthousiasme communicatif, alors que la pauvre héroïne est en train de s'enflammer la gorge avec un oignon! Non moins succulent est son jeu avec James Cagney dans La Blonde Framboise (1941): alors qu'elle hérite apparemment d'un rôle ingrat, celui de la bonne épouse un peu terne qu'on peut allègrement tromper avec la sulfureuse Rita Hayworth, Olivia renverse la situation en s'imposant comme la femme la plus captivante de l'époque du Ragtime, faisant preuve d'une forte personnalité teintée d'humour, et d'une soif de découvertes toujours plus intrépide. À l'opposé du spectre, elle est l'institutrice touchante, graine de vieille fille qui croit trouver le grand amour sans réaliser qu'on se joue d'elle, dans le politiquement passionnant Par la porte de d'or (1941), dont la confrontation avec Paulette Goddard, lors de laquelle Olivia se refuse au mélodrame attendu afin de faire montre d'une force de caractère insoupçonnée, aurait dû lui valoir son premier Oscar cette année-là.
Il lui fallut pourtant attendre cinq ans pour de remporter la statuette, après une période haletante où elle joua son va-tout, à savoir intenter un procès à la toute puissante Warner afin de mettre fin à l'exploitation que faisaient les grands studios d'alors de leurs acteurs sous contrat. Sortie victorieuse de l'affaire, alors que même Bette Davis s'y était cassé les dents quelques années plus tôt, Olivia de Havilland reçut la gratitude de l'ensemble de la profession pour son courage et son acharnement ayant débouché sur de meilleures conditions de travail pour tous, reconnaissance qui se matérialisa sous la forme d'un Oscar pour À chacun son destin (1946), un mélodrame des années 1930 transporté quinze ans dans le futur, dans lequel l'actrice put s'exercer à jouer aussi bien les jeunes filles audacieuses que les femmes mûres aigries par un destin cruel, en passant par les mères sacrificielles. Loin de choisir la facilité, elle joua également le double-rôle de La Double Énigme (1946) cette année-là, en brossant avec retenue le portrait de deux sœurs que tout oppose: l'une sage mais non dénuée de personnalité, l'autre passionnée au point d'être capable d'aller jusqu'au crime.
Forte de ces nouveaux succès, Olivia de Havilland put clore la décennie en apothéose avec les deux rôles qui restent aujourd'hui considérés comme les sommets indépassables de son répertoire. Dans La Fosse aux serpents (1948), elle ose montrer de l'intérieur la psyché fracassée d'une jeune femme victime d'un traumatisme et enfermée dans un asile. Sa performance physique et fébrile, d'une intensité toujours inventive, lui valut certaines des meilleures critiques de sa carrière, ce qui fut amplement mérité puisque chaque scène est un régal pour qui aime voir une actrice à l’œuvre: qu'elle revienne à l'état de nature en mordant sauvagement le doigt qui l'agressait, ou qu'elle retrouve la raison avec une lumière étincelante, elle est sincèrement éblouissante dans l'un des plus grands rôles de folles qu'affectionnaient tout particulièrement les années du sortir de guerre. Ce fut néanmoins L'Héritière (1949) qui lui valut son second Oscar. Vous savez que je ne cautionne pas nécessairement tous ses choix interprétatifs dans ce rôle-ci, la faute à un forçage de trait manquant un peu de la subtilité qui lui allait si bien jadis, en particulier dans les scènes d'une jeunesse anéantie par un père distant, mais le passage où l'héroïne prend conscience de sa situation, et cherche à s'en émanciper avec un dynamisme hors du commun, reste heureusement une merveille de nuances et d'énergie, constituant par-là même une grande transition vers un troisième acte tout de sécheresse et de vengeance sournoise dissimulées sous du taffetas soyeux. Toujours parfaitement costumée, mais avec moins d'éclat, Ma Cousine Rachel (1952) fut l'un de ses derniers grands rôles, avant une réinvention étonnante dans les années 1960, où surfant sur la vague camp amorcée par Baby Jane, Olivia retrouva son amie Bette Davis en remplaçant Joan Crawford au pied levé dans Chut... Chut, Chère Charlotte (1964), incarnant pour la première fois de sa carrière une méchante pure et dure passée maîtresse dans l'art de l'hypocrisie.
Au regard de ce merveilleux testament immortalisé sur pellicule, on ne peut que s'émerveiller du talent versatile d'une grande dame du septième art, qui à défaut de compter parmi mes archi-favorites personnelles fut incontestablement l'une des toutes meilleures actrices de son époque. Sachant qu'elle venait de fêter ses 104 ans en début de mois, j'étais persuadé qu'elle était douée d'enchantement et serait encore là pour au moins dix ans, faisant le lien entre notre époque culturelle, dans laquelle je ne me reconnais qu'à moitié, et la sienne, qui malgré ses inévitables défauts me parle certainement davantage. Mais indéniablement, avec le départ d'Olivia de Havilland, la décennie des années 1930 entre désormais dans l'histoire. C'était inévitable, mais il ne m'aurait pas déplu que le lien perdure encore quelques années.
Au revoir, Olivia. Passez le bonjour à Bette et aux autres, où que vous soyez!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire