jeudi 17 mars 2022

Kaniv


 Je n'avais plus du tout la motivation d'écrire ces temps-ci : c'est la première fois qu'il y a la guerre dans un pays que je connais bien, de telle sorte que j'ai été tour à tour sidéré, très triste et en colère. En colère contre moi-même, également, Français privilégié que les guerres dans le monde effarent mais n'empêchent pas de dormir. Connaissant cette fois-ci les lieux bombardés et des gens concernés au premier chef, dont mon ancienne belle-mère, l'horreur me semble d'autant plus tangible. J'espère que cet article ne sera pas inapproprié : je peux le rédiger à l'abri dans la campagne, quand tant d'autres souffrent en direct sur le terrain. Simplement, pour avoir eu la chance de séjourner en Ukraine dans les années 2000, il me tenait à cœur de parler des beautés de ce pays. Je choisis aujourd'hui de mettre à l'honneur la ville de Kaniv, située sur les bords du Dniepr au sud de Kyiv, qui reste l'un des hauts lieux de la culture ukrainienne, et l'un de mes plus gros coups de cœur de voyage.


La ville doit sa renommée au peintre et poète romantique Taras Chevtchenko qui est inhumé sur la colline dite du moineChernecha Hora, par laquelle on accède via un escalier bucolique qui monte par virages successifs au milieu des arbres. Véritable acteur de l'éveil national ukrainien, et condamné pour ce faire par les autorités russes, Taras Chevtchenko était surnommé le kobzar, du nom de ces bardes itinérants qui parcouraient la campagne à l'occasion des baptêmes et des mariages, et qui s'accompagnaient d'un instrument à cordes nommé kobza. Des spectacles folkloriques pour les visiteurs de passage ne manquent pas de raviver ces traditions, à l'image de ce chanteur costumé.


Un musée littéraire consacré au poète a ouvert non loin de sa tombe en 1939, conduisant les architectes à raser la petite maison traditionnelle qui faisait office de musée originel, qu'avaient fondé le pédagogue Vasil Gnilosirov et le gardien du tombeau, Ivan Yadlovski, au tournant des années 1890. La maison fut reconstruite en 1991 à quelques pas de son emplacement d'origine, au milieu des bois. Elle est décorée de tissus rouges et blancs, et agrémentée d'œuvres manuscrites et picturales évoquant Taras Chevtchenko. Quel contraste avec la modernité grandiloquente de la statue à son effigie trônant au-dessus d'un escalier monumental.


Ce qui m'a le plus marqué, je crois, sont ces dames aux mille couleurs, les bras chargés de bouquets pour vous inviter à fleurir la tombe du poète. À en juger par toutes les gerbes chamarrées entourant la stèle, le sentiment d'honneur et de fierté nationale qui émane du site ne fait aucun doute. C'est d'ailleurs cette colline que choisit le dissident Oleksa Hirnyk pour s'immoler en guise de protestation contre la répression soviétique envers la langue, la culture et l'histoire ukrainiennes, en 1978, soixante ans après la création de la République d'Ukraine.


Le site reste de toute manière sensationnel pour le magnifique panorama qu'il offre sur le Dniepr et les forêts alentour.


Les funérailles de Taras Chevtchenko, après le rapatriement de sa dépouille depuis Saint-Pétersbourg en mai 1861, eurent pour leur part lieu au centre-ville de Kaniv, dans la cathédrale Saint-Georges de l'Assomption. Fondée au XIIe siècle, l'église doit son aspect actuel à une campagne de restauration datant des années 1800. Les frères du poète voulaient que celui-ci reposât dans le jardin de la cathédrale, mais ses dernières volontés, nommant très précisément Chernecha Hora comme lieu de sépulture, furent finalement respectées.


En face de l'église se trouve le Musée des arts décoratifs folkloriques de Kaniv, où sont entreposés nombre de vêtements et tissus emblématiques de l'art de vivre ukrainien, provenant des régions centrales du pays, de Kyiv à Poltava, en passant par Tcherkassy. Les couleurs des fleurs des jardins publics environnants, sous les rayons d'un soleil d'été, avaient contribué à rendre cette visite particulièrement délectable. Y revenir en pensées me rend très nostalgique.


Comme toutes les autres villes d'Ukraine, Kaniv est aussi un lieu de mémoire où la commémoration de la Seconde Guerre mondiale reste très forte. En témoigne ce mémorial aux victimes de la guerre, érigé en 1985 par le sculpteur Moroz-Usenko et l'architecte Oleg Stukalov. Élevé au rang des « architectes émérites d'Ukraine » en 1991, et récemment décédé à la fin de l'année 2021, Oleg Stukalov a présidé à la création de nombreux monuments contemporains dans tout le pays.


Cette femme tenant un enfant dans ses bras nous rappelle que la guerre est une chose épouvantable dont aucun civil ne veut. Vivre sa vie au quotidien, c'est tout ce que l'on demande. La grandeur de ceux qui résistent, et de ceux qui militent pour la paix, quelle que soit leur nationalité, est impressionnante et leur vaut toute mon admiration.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire