Après avoir coupé son apparition au montage dans They Died with Their Boots On, sans doute par peur que le film ne dure trois heures, la Warner décida malgré tout de redonner sa chance à Eleanor Parker en lui faisant tourner le remake de Of Human Bondage, dans l'espoir que dix ans après Bette Davis, une nouvelle vedette pourrait émerger du studio. Hélas, suite à une avant-première ratée à la fin de l'année 1944, les pontes décidèrent de remonter ce travail d'Edmund Goulding avant de le sortir discrètement en salles avec deux ans de retard, pressentant que les critiques seraient défavorables malgré les nouvelles coupes. Le problème, c'est que ce faisant, la plus grande scène d'Eleanor Parker fut laissée sur le carreau, privant par-là même la jeune comédienne de faire les débuts remarqués qu'on aurait pu espérer, alors que Bette Davis elle-même lui avait écrit pour lui souhaiter que ce film puisse faire décoller sa carrière comme ce fut le cas pour elle en 1934. Ainsi amputé d'une grande scène d'agonie sordide apparemment criante de vérité, et de quasiment toutes les séquences impliquant la peu fameuse mais néanmoins très distinguée Alexis Smith, le film se retrouve essentiellement centré sur... Paul Henreid!
Paul Henreid! Sans conteste l'un des acteurs les plus lisses des années 1940, le seul personnage non mémorable de Casablanca, un capitaine de navire bien insipide dans The Spanish Main, la victime d'une Bette Davis dépressive qui n'en fait qu'une bouchée lors d'une croisière au Brésil, et dont le plus grand exploit reste d'avoir mis en ébullition les hormones d'Ida Lupino et Olivia de Havilland dans le rôle d'un vicaire... Bref, je n'aime pas être trop méchant, mais M. Henreid n'est clairement pas ma tasse de thé, aussi ne voir que son seul visage à l'apogée du film, alors qu'Eleanor Parker est recouverte à 90% d'un drap blanc dont n'émergent que quelques cheveux (!!!) est évidemment une déception sans nom, ce qui est d'autant plus cruel que ce devait être le grand morceau de bravoure de l'actrice! Quoi qu'il en soit, Paul Henreid est de toutes les séquences, mais il est constamment éclipsé par tous ses partenaires: Edmund Gwenn en patient sauvé par le médecin et qui devient son ami intime, ou encore Patrick Knowles, bien plus crédible en coureur de jupons susceptible de s'amouracher d'une petite serveuse vulgaire, quoique lui aussi trop âgé pour être convaincant dans le rôle d'un étudiant. De son côté, l'élégante Alexis Smith n'a pas les moyens de susciter autant d'émotions que la grandiose Kay Johnson dans la version de 1934, puisque son rôle est réduit à celui de confidente fidèle qui reste dans l'ombre d'un héros, qu'elle éclipse néanmoins par sa distinction naturelle.
Le film de 1934, réalisé par John Cromwell, n'est pas brillant, mais au moins, bien que Leslie Howard s'y fasse manger tout cru, on arrive à croire à l'attachement de cet étudiant médiocre et coincé à une femme vulgaire, qui réveille en lui des pulsions dont ses amies de la bonne société ne daigneraient même pas soupçonner l'existence. Mais en 1946, Paul Henreid échoue à faire croire qu'il puisse réellement s'intéresser à Mildred, et le manque d'alchimie entre l'acteur et sa partenaire n'est pas des plus heureux. En outre, si le film de Goulding n'est pas indigne pour sa capacité à recréer une ambiance historique assez agréable, notamment dans l'ouverture parisienne imprégnée d'un bon esprit de bohème, le rythme est quand même franchement pesant, et la mise en scène peu dynamique. J'avais la même impression de mollesse pour la version de 1934, mais au moins, le jeu émouvant de Kay Johnson et l'énergie furieuse de Bette Davis transcendaient largement ces défauts. Malheureusement, Alexis Smith étant coupée au montage, et Eleanor Parker ayant vu ses grandes scènes décapitées, il ne reste plus grand chose pour sauver la version de 1946 du marasme.
C'est dommage, car j'apprécie le parti pris du metteur en scène et de son actrice d'adopter un jeu plus moderne que celui de Bette Davis. En 1934, la future grande star dévorait tout sur son passage mais n'arrivait pas à contenir sa démesure: le résultat était impressionnant (dans le bon sens du terme, car c'est ainsi qu'a pu se révéler la grande actrice de composition qu'était Davis, alors que nul n'en faisait grand cas auparavant) mais aussi très daté, tant elle se forçait à surjouer la grossièreté de son personnage à chaque fois qu'il lui fallait ouvrir la bouche. Ici, Eleanor Parker est elle aussi constamment dans la composition, mais avec un peu plus de retenue: on arrive à croire qu'elle est réellement une pauvresse sans scrupules, alors qu'on voyait davantage l'actrice soucieuse de faire son petit effet chez Davis. Dans tous les cas, le résultat est parfois terrifiant chez Parker car je n'arrivais pas à retrouver mon actrice fétiche derrière l'insolence crasseuse du personnage! Malgré tout, si l'entrée en scène de la Mildred de 1946 est criante de justesse, le reste de la performance n'est pas toujours des plus heureux car d'une part, la voir se contenir un peu plus que Davis, hurler moins fort et casser des objets assez mécaniquement a une portée nettement moins retentissante que dans le premier film; et d'autre part, l'entendre constamment parler de cette même voix sèche sans trop de nuances finit par agacer. L'accent cockney est paraît-il réussi, mais l'absence de catharsis, la faute aux scènes finales coupées, empêche de savoir si l'actrice apportait d'autres dimensions à son personnage dans la version d'origine.
Moralité, Of Human Bondage est un film plutôt raté, d'une part à cause de raccourcis malheureux (eh, pourquoi diable montrer l'héroïne mourir de ses péchés quand on peut voir Paul Henreid papoter avec des personnages ultra secondaires?!), mais aussi à cause d'une mise en scène peu inspirée et d'acteurs trop lisses pour donner une véritable densité au tout. Eleanor Parker n'est évidemment pas incluse dans le lot: elle fait tout le travail de composition quand tous ses partenaires restent en surface, mais comme elle joue sa partition sur la même note tout du long et qu'on imagine que ses meilleures scènes ne figurent pas dans le produit finit, difficile d'être enthousiaste. Je suppose que même la version longue n'était pas très bonne à l'origine, mais les choix de coupes sont si surprenants qu'on ne peut vraiment rien tirer de ce qui reste une pâle copie d'un film déjà pas très appétissant au départ. Pour la note, disons 5- parce que la reconstitution d'époque fait malgré tout plaisir, mais j'ai l'impression d'être vraiment généreux. Quoi qu'il en soit, merci à ceux qui se reconnaîtront pour m'avoir offert un enregistrement de cette rareté!
Je n'ai pas encore eu l'occasion de le voir, et apparemment c'est tant mieux, pourtant depuis que je sais que ce film existe, j'ai toujours été curieux de comparer Eleanor à Bette...
RépondreSupprimerAu passage, contrairement à toi j'aime beaucoup Leslie Howard dans la version originale, en tout cas bien plus que Davis, qui surjoue un peu trop à mon goût pour être vraiment crédible.
Je peux te le prêter si tu veux.
SupprimerPour Howard, je n'ai pas revu la version 1934 depuis des lustres, mais c'est le deuxième film où je l'ai découvert après Autant en emporte le vent: j'avais l'image d'un acteur lisse se laissant facilement voler la vedette par ses partenaires flamboyantes, avant de changer radicalement d'opinion en découvrant ses grands rôles. Je ne garde pas le souvenir d'une performance très intéressante de sa part dans Of Human Bondage, ceci dit. La fureur de Davis m'impressionne mais elle est finalement assez mauvaise à en faire des tonnes, d'où mon sentiment que la meilleure du lot est bel et bien Kay Johnson.
Alors oui, ça m'intéresse !
SupprimerHoward n'est pas fabuleux dans Autant en emporte le vent. Mais j'aime son style dans des films comme The Scarlet Pimpernel et, surtout, The Petrified Forest (encore face à Bette).
Exactement: la combinaison The Petrified Forest et Pygmalion a considérablement changé mon point de vue sur lui. Ce qui m'a ensuite donné envie de découvrir The Scarlet Pimpernel, un rôle qui lui sied bien.
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