dimanche 21 février 2021

Le Joyau de la Couronne

 



Je voulais la voir depuis longtemps, et c'est désormais chose faite: j'ai fini de regarder Le Joyau de la Couronne, une série britannique de quatorze épisodes diffusée entre le 9 janvier et le 3 avril 1984. Une comparaison s'impose d'emblée: La Route des Indes de David Lean, un film sorti la même année, avec pour thème central le même conflit, dans les mêmes décors, et pour couronner le tout la même actrice dans l'un des rôles principaux! À ceci près que l'œuvre de cinéma est une adaptation d'E. M. Forster située dans les années 1920, alors que la série qui nous occupe, adaptée d'un roman de l'écrivain britannique Paul Scott, se déroule entre 1942 et 1947, aux moments cruciaux de la guerre et de la partition de l'Inde britannique.


Autre différence: le récit étant long de 13 heures, la galerie des personnages est nettement plus dense. D'ailleurs, le troisième épisode est des plus déconcertants, car on change totalement d'histoire en cours de route après trois heures (le pilote dure deux heures à lui seul): alors que Daphne Manners (Susan Wooldridge), la jeune Anglaise ouverte d'esprit, et Hari Kumar (Art Malik), l'Indien éduqué en Angleterre qui devient son amant, semblaient être les personnages principaux, l'histoire est en fait celle de la famille Layton, et plus précisément de Sarah Layton (Geraldine James), une charmante jeune femme curieuse et complexe, amenée à faire de nombreuses rencontres lors de son séjour aux Indes. Le fil directeur, entre l'introduction et la suite, est le multi-titré Ronald Merrick (Tim Pigott-Smith), le soupirant malheureux de Daphne et tortionnaire d'Hari, qui tente de se faire oublier après sa mutation dans la station de montagne où vivent les Layton. À noter par ailleurs la ressemblance fortuite entre Geraldine James et Vanessa Redgrave, ce qui est d'autant plus troublant que lors de ses vacances à Srinagar, Sarah n'est autre que la voisine de Lady Manners, la grand-tante de Daphne, jouée par la propre mère de Vanessa, Rachel Kempson.


Autour de Sarah gravitent encore sa mère Mildred, incarnée par la toujours aussi aimable Judy Parfitt (!), sa sœur Susan (Wendy Morgan), le fiancé de celle-ci, Edward (Nicholas Farrell), qui demande justement à son collègue Ronald d'être témoin à son mariage, d'où l'introduction du personnage au sein de cette société; mais encore la seconde épouse du grand-père de Sarah, Mabel (l'inimitable Fabia Drake), qui a l'outrecuidance d'être usufruitière de la superbe propriété avec vue sur les collines, au détriment de Mildred qui se sent spoliée. Les tensions augmentent encore à cause de Barbara Batchelor (Peggy Ashcroft de La Route des Indes), une missionnaire nerveuse qui a du mal à trouver sa place dans le monde, que Mabel a invitée à vivre auprès d'elle. Ce qui est loin de réjouir Mildred, qui soupçonne Barbara de penchants saphiques forcément exacerbés dans cette maisonnée exclusivement féminine. De manière plus périphérique, nous croisons également la sœur de Mildred, Fenella (Rosemary Leach), qui ne brille pas par son tact; Ahmed Kasim (Derrick Branche), le fils du nabab local; le comte Bronowski (Eric Porter), sorte de ministre mondain; puis Guy Perron (Charles Dance), le premier rôle des derniers épisodes, mais qui n'apparaît pas avant.

Finalement, ce n'est pas plus mal que l'histoire devienne celle de Sarah plutôt que de Daphne, car je n'avais pas spécialement aimé l'épisode-pilote. Celui-ci ressemblait trop à La Route des Indes mais en moins bien, avec une histoire d'amour similaire peinant à avancer, dans des champs / contre-champs aux couleurs délavées loin du ravissement spectaculaire de la caméra d'Ernest Day, ou de la mise en scène inspirée de Lean. Je suppose que les budgets n'étaient pas les mêmes, mais heureusement, la série devient passionnante dès le changement d'histoire, allant même jusqu'à se suivre d'une traite dès l'introduction de tous les grands noms au générique qui manquaient à l'appel dans ces longs prémices. Assurément, on a toujours envie de savoir la suite, même si ça commence à tergiverser gravement dans les derniers épisodes: on parle d'Hari Kumar à n'en plus finir, mais le personnage reste insaisissable et ne réapparaît jamais, comme s'il manquait la conclusion tant attendue à laquelle la série préparait le terrain depuis le début. C'est quelque peu déroutant.


Ces ellipses sont à mon sens le grand défaut du Joyau de la Couronne, la plus impressionnante restant celle qui a l'audace de conclure un épisode par un suspense insoutenable concernant le destin de l'un des personnages principaux, avant d'introduire l'épisode suivant par l'enterrement de cette personne, alors que les conflits latents ne sont pas encore résolus! Certes, on y revient par retours en arrière dans le reste de la série, mais ce fonctionnement est assurément perturbant. Le scénario ne manque pourtant pas de subtilité, et c'est tout à son honneur que de suggérer les choses au lieu d'appuyer trop ouvertement dessus (les sentiments de Barbara, la conscience de classe de Sarah, qui n'est donc pas aussi parfaite qu'elle le prétend), mais on lui reprochera d'ouvrir de trop nombreuses pistes pour ne résoudre celles-ci que de manière souvent abstraite. Ainsi, certains personnages disparaissent sans laisser de traces, d'autres apparaissent sans que le retour ne soit filmé (le père), privant par-là même les comédiens d'émotions puissantes à explorer; d'autres finissent leur parcours de façon sibylline, tandis que l'abandon de réflexions cruciales en cours de route est souvent exaspérant. Après tout, il est quand même question d'un avortement dont on ne lira jamais la trace sur le visage de la dame concernée, qui continuera de s'en aller par monts et par vaux comme si de rien n'était. Quant au chapitre sur le scorpion, et le suspense interminable pour savoir si une personne a été sauvée d'une mort atroce, c'est là une angoisse inutile dont on se serait bien passée, à voir les protagonistes siroter leur eau chaude le plus sereinement du monde avant d'avoir la réponse. Autrement, démontrer par a + b que l'un des personnages centraux est en fait homosexuel ne me convainc pas, car rien dans son interprétation ne va en ce sens tout au long de l'intrigue.


Par bonheur, malgré ces non-dits tout britanniques, les relations entre ces personnages restent captivantes. Dommage, toutefois, que pour une histoire se déroulant en Inde, les Indiens identifiables ne soient pas légion. Certes, Hari Kumar est le héros des trois premières heures, mais seul son nom revient hanter le reste de la série, sans plus aucune présence physique. Quant aux Kasim père et fils, ils n'ont que très peu de temps d'écran, un comble pour une série de treize heures! Certes, le propos de l'intrigue est de montrer comment les Anglais vivent les dernières heures de l'empire des Indes, mais on ne peut pas réduire les autochtones à la portion congrue! Idem pour la tante indienne de Daphne, personnage fascinant qui évolue dans les hautes sphères, mais qui n'a finalement aucune incidence sur l'histoire. Pour tout dire, même un événement aussi important que le massacre des Musulmans dans le train n'est vu qu'à travers les yeux des Anglais, ce qui est assez frustrant. Peut-être faut-il se féliciter que le scénario souligne avec subtilité pourquoi l'amitié entre Ahmed et Sarah ne s'aventure pas plus loin sur les chemins de la carte du Tendre, parce que c'est là un point de vue qui évite tout sentimentalisme romancé convenu, mais rien n'empêchait de développer davantage le discret Ahmed. Qui est-il? Que ressent-il? Sa présence est presque aussi fantomatique qu'Hari bien qu'il soit effectivement ancré dans sa chair sous nos yeux, moyen, peut-être, de montrer à quel point les Indiens ne génèrent que de l'indifférence chez les Européens, mais subterfuge forcément décevant pour qui s'intéresse à tous les personnages. À vrai dire, même la vengeance qui s'exerce contre Ronald Merrick, suite à l'affaire Kumar, ne reste qu'une menace invisible, choix intéressant qui souligne les difficiles affrontements entre ces cultures, mais astuce qui nous prive du ressenti réel et complexe de tout un peuple.


Par contre, une chose qu'on ne peut absolument pas reprocher au Joyau de la Couronne, c'est son interprétation de haute qualité. Rien d'étonnant devant une telle distribution, mais tout le monde est vraiment bon. Le personnage qui m'a le plus surpris est Susan Layton, que je m'attendais à découvrir dans les atours d'une peste aussi hargneuse que sa mère, et qui se révèle finalement touchante, souffrant du manque d'affection maternelle et cherchant le réconfort dans des relations sentimentales compliquées. Malgré tout, les trois interprètes qui se démarquent sont Tim Pigott-Smith dans le rôle sulfureux du soldat cherchant à s'agréger à une haute société qui le méprise, et passant ses frustrations avec sadisme sur les prisonniers indiens; Geraldine James dans le rôle d'une Anglaise ravissante, qui découvre la vie et sa complexité au gré de multiples péripéties; et surtout Peggy Ashcroft dans le rôle de la missionnaire pathétique. En effet, aux antipodes de sa Mrs. Moore de La Route des Indes, Barbara Batchelor est une femme nerveuse, qui ne s'assume pas et s'affole pour un rien, cherchant à faire le bien mais avec une telle maladresse qu'elle passe pour la paria du club, tout en osant affirmer sa volonté contre tout un régiment quand elle estime être dans son droit. À la fois lumineuse et mortifiée, elle est l'Anglaise qui montre le plus d'émotions parmi tous les personnages, et se paye même le luxe d'être, à peu de choses près, le véritable premier rôle de la partie centrale de l'histoire. Pour les remises de prix, je l'aurais quand même considérée comme un personnage secondaire, puisqu'elle est largement absente des derniers épisodes, mais c'est bel et bien elle qui donne la performance de la série. La différence notoire avec une Mrs. Moore attachante et posée est en tout cas le signe d'un grand talent. Notons également les excellentes interprétations d'Art Malik dans la peau d'un personnage distingué et torturé, et de Susan Wooldridge, qui malgré sa mise de vilain petit canard compose une héroïne dynamique et volontaire. L'introduction nous permet également de faire connaissance avec Matyelok Gibbs, dans le rôle d'une religieuse d'un charisme exceptionnel.


Conclusion: j'ai adoré Le Joyau de la Couronne, malgré un penchant pour l'ellipse un peu trop envahissant, et je suis triste de ne pouvoir passer plus de temps en compagnie de ces personnages. Ce n'est pas une série d'exception à cause d'une mise en scène terriblement quelconque, mais du moment qu'il y a de multiples protagonistes passionnants, de l'exotisme, et Charles Dance à la chemise entrouverte, prêt à vous faire l'amour dans une chambre moghole, je suis comblé! L'ensemble accuse trop de défauts pour dépasser un bon 7/10, mais je ne bouderai pas mon plaisir. Je maintiens tout de même qu'on aurait dû exploiter davantage les personnages des Manners: Rachel Kempson, mise à l'index suite à la liaison de sa nièce avec un Indien, et l'enfant métisse née de cet amour, méritaient d'avoir leur propre développement. Le voile aux papillons pris dans un filet, et la gravure du joyau à proprement parler, sont des fils directeurs qui lient joliment les personnages les uns aux autres, mais on aurait apprécié que tous soient sur un pied d'égalité.


2 commentaires:

  1. merci, merci, merci ! J'ai acheté Les Joyaux de la couronne il y a un ou deux ans et puis j'ai vu le premier épisode, j'ai pensé exactement comme toi, La Route des Indes en moins bien (j'ai lu Chaleur et Poussière mais je n'ai pas encore vu l'adaptation. J'ai aussi pensé à ça) alors ces épisodes très longs d'une série très longue ... j'ai mis ça de côté !
    Maintenant, je suis à nouveau motivé pour les voir, grâce à ton article. (et au prix pour Peggy).

    Le vengeur de Rosalind. :)

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    1. Haha! Content de savoir que tu as eu le même ressenti après l'interminable premier épisode. La suite est vraiment chouette et divertissante, avec de nombreux conflits ou alliances féminines qui devraient te plaire.

      Quand on y pense, Peggy Ashcroft était partout cette année-là, avec un grand rôle au cinéma et un grand rôle télévisé, dans deux histoires épiques arrivées en décembre 1984 en Amérique, et s'étant poursuivie pendant l'hiver 1985 pour la série, soit la période idéale pour remporter des votes. Je pense que sa performance dans La Route des Indes aurait suffi à lui faire gagner l'Oscar, mais la visibilité apportée par Le Joyau a dû décupler ses chances, sans compter sur la différence évidente entre les deux personnages qui a dû impressionner.

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