vendredi 30 décembre 2022

Corsage


Hier, je fus convié à goûter chez une amie écrivaine, et après quelques discussions à bâtons rompus, emplettes qui me permirent de trouver les six premiers tomes de la saga Anne de Lucy Maud Montgomery, et une partie réinventée de jeux contés, nous allâmes voir Corsage, un film principalement autrichien de Marie Kreutzer sorti cet été dans les pays germaniques. L'impératrice Élisabeth est décidément à la mode en ce moment, entre les milliers de séries qui fleurissent à son sujet, et ce film nettement plus intéressant qui se focalise sur la quarantième année de la dame, alors que celle-ci se sent à l'étroit dans son rôle de représentation, au sein de palais étouffants. En dehors de la conclusion, tous les faits décrits sont réalistes, mais comme le laissait entendre l'une des affiches du film, il fallait forcément s'attendre à quelques pieds de nez à l'histoire impériale. En ce sens, cette œuvre est captivante.


Il ne faut toutefois pas la comparer à Marie-Antoinette de Sofia Coppola, car la réalisatrice autrichienne n'a pas aimé le film de sa collègue, et dit n'avoir surtout pas voulu l'imiter. On le comprend car malgré certaines similitudes new wave, Corsage est nettement moins rock 'n' roll. Ce ne sont pas non plus les mêmes problématiques qui entrent en jeu, puisque l'on parle de générations différentes : se déroulant dans le courant de l'année 1878, alors que l'archiduchesse Sophie était décédée depuis six ans, Corsage n'évoque pas la difficile adaptation d'une jeune fille dans un milieu inhospitalier, mais le passage à la quarantaine d'une femme mûre scrutée sous tous les angles. Et comme en témoignent les apparitions furtives de Louis II de Bavière, on retrouve surtout les angoisses et frustrations de la Sissi du Ludwig de Visconti, auquel la durée conséquente ainsi qu'une certaine austérité dans la mise en scène font forcément écho. Nous dirons ainsi que Corsage est la version expérimentale, et un peu électro, parmi les nombreux portraits de l'impératrice au cinéma.


Sous le couvert d'un certain académisme, Marie Kreutzer a un indéniable talent quant à la mise en image de cette peinture, que ce soit à travers les costumes, les décors ou surtout la métamorphose des corps. Nous savons qu'Élisabeth était obsédée par son physique, très fière de sa longue chevelure et de sa taille de guêpe, qu'elle surveillait de près : la scénariste fait de cette psychose la trame narrative de son film, au miroir d'une femme qui cherche à garder le contrôle de son corps, alors que l'État tout entier cherche à se l'approprier. N'ayant pas voix au chapitre auprès d'un mari qui ne lui laisse aucun pouvoir décisionnel depuis son rôle dans la création de la double monarchie, l'impératrice a beau frapper des poings sur la table, elle n'en demeure pas moins atteinte dans son identité profonde. Ses escapades dans divers pays d'Europe, ses fuites en avant sous un voile noir lui donnant un aspect sépulcral en public, sa manière de trouver refuge dans un corset qu'il faut serrer au maximum, voilà autant de façons qu'elle a de se rassurer sur le sens de sa vie, alors qu'elle part au contraire à la dérive. Fumant en compagnie des soldats estropiés sur les lits de camp d'hôpital, errant au milieu des folles de l'asile, dont certaines ne sont enfermées que parce qu'on les soupçonne d'adultère, Élisabeth est en fait la patiente la plus célèbre de l'empire : eût-elle un rang inférieur dans la hiérarchie sociale, le patriarcat aurait déjà tout mis en œuvre pour l'enfermer à son tour dans une salle capitonnée.


L'échappatoire est ainsi l'insolence, une insolence mâtinée d'égoïsme puisque l'impératrice ne pense qu'à elle lorsqu'elle entraîne sa fille Marie-Valérie dans des promenades nocturnes par grand froid. Elle ne fait pas non plus grand cas de ses dames d'honneur, Ida Ferenczy et Marie Festetics, qu'elle prive de toute vie sentimentale pour les conserver jalousement à ses côtés, surtout la seconde sur laquelle elle déplace ses névroses, nouvelle fuite en avant dans cette tentative de se réapproprier son corps et son destin, en imposant à sa compagne de prendre sa place dans des corsets devenus de véritables instruments de torture, tandis qu'elle-même se laisse aller sur le sol au gré des piqûres d'héroïne. Les costumes sont bel et bien la pièce maîtresse du film, afin d'accompagner cet échange de souffrances d'une enveloppe à l'autre. Même l'absence de vêtements sert parfaitement la narration, à la manière dont l'impératrice se montre nue pour réveiller les sens de l'époux le moins romantique du monde, dont elle ne veut cependant plus d'enfants et auquel elle impose un onanisme mutuel. Ce qui conduit fatalement à une nouvelle transposition, cette fois-ci purement charnelle, à travers ce personnage de maîtresse qu'elle crée de toute pièce pour se délester de son devoir conjugal.


À vrai dire, la liberté corporelle n'existe qu'hors de la cour : dans le château de son cousin bavarois avec qui elle aurait bien aimé coucher s'il avait eu d'autres penchants, dans les prairies britanniques aux côtés d'un écuyer qui ne se laisse pas émouvoir par ses grands airs, devant la caméra anachronique de Louis Le Prince, à qui elle crie toutes ses peines en sautillant au milieu des herbes folles, ou encore dans cette salle d'escrime contemporaine où elle peut évacuer ses frustrations dans des combats à fleurets mouchetés, et dans une danse macabre qui lui permet de transcender les genres pour devenir l'homme libre qu'elle rêvait d'être. Accompagnant ce regard tout à fait moderne sur une époque révolue, la mise en scène fait la part belle aux décors contemporains, des portes métalliques des coulisses du pouvoir à la serpillère en plastique incapable de donner du lustre à ces palais qui se délabrent, comme annonçant la fin d'un empire qui mourra effectivement avec François-Joseph. Et comme tout jeu de pouvoir ne pourrait se passer d'artifice, la réalisatrice s'amuse surtout à alterner le décorum officiel de la cour, où des écoliers triés sur le volet chantent à n'en plus finir le plus bel hymne du monde, avec les pastiches que l'on enlève dans les cabinets privés, à commencer par les favoris impériaux qui laissent à nu un homme moins charismatique qu'il le voudrait. Sans parler de la symbolique des cheveux. Les points de vue depuis la coulisse, toujours dans la pénombre alors que la scène du pouvoir est illuminée en arrière-plan, est une autre manière intéressante de mettre en scène ces personnages déprimés, à défaut d'être l'idée la plus innovante qui soit.


Sosie parfait de ma coloc (!), la comédienne luxembourgeoise Vicky Krieps prête ses traits à l'impératrice, à laquelle elle ne ressemble pas vraiment, mais dont elle donne une interprétation fascinante à tous points de vue. Révélée grâce à Paul Thomas Anderson dans l'excellent Phantom Thread il y a cinq ans, l'actrice avait déchaîné les passions à l'époque, certains la proclamant absolument digne d'une nomination pour un prix de prestige, les autres lui trouvant un singulier manque de charisme, chose assez logique étant donné son rôle de pantin entre les mains d'un grand couturier mégalomane. Bien qu'Élisabeth soit politiquement inexistante dans le film, le personnage a nettement plus de force pour permettre à la comédienne d'incarner avec de multiples nuances son long glissement vers une forme de folie salvatrice, et ce d'autant plus qu'elle est de tous les plans. Révélant les névroses d'une dame qui ne se départit jamais de sa hauteur, et qui reste profondément humaine malgré tout, elle donne à ce jour ma performance favorite de l'année. Dommage que cette comédienne ait trop le goût des controverses pour me plaire en tant que personne.


Corsage est ainsi un film captivant, proposant des lectures à plusieurs degrés sur le féminisme, la monarchie, la confiance en soi, l'acceptation du regard d'autrui et la réappropriation du corps à travers une mise en scène inspirée qui balance constamment entre académisme formel et anachronismes délicieusement irrévérencieux. Le résultat est assez austère, tant et si bien que j'entends parfaitement pourquoi le film laisse nombre de spectateurs sur le carreau, mais c'est totalement ma came ! Marie Kreutzer a aussi l'intelligence de faire un bon usage de jolies chansons contemporaines, dont She Was de Camille, illustrant le désir d'émancipation des femmes prises au piège des normes, et Italy de Soap&Skin, dont le clip éclaire soudainement les choix de mise en scène. À titre personnel, je suis tout à fait partant pour revoir ce film : j'attends donc le disque avec impatience. D'autant que certaines séquences méritent d'être revues en détail. Je le recommande donc, tant que c'est encore à l'affiche.

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