Ces deux films avaient assurément réussi à capter l'air du temps : la guerre à proprement parler en 1942, et le retour à la vie civile quatre ans plus tard, d'où leurs grands succès critiques et populaires. Pourtant, le film de 1946 reste incomparablement supérieur à son aîné, qui souffre d'un aspect propagandiste qui nous paraît forcément moins subtil aujourd'hui. L'autre raison qui explique pourquoi je n'avais pas encore retenté l'expérience Miniver depuis tant d'années, c'est que lorsque je pense à Greer Garson, les trois mots qui me viennent systématiquement à l'esprit sont Prisonniers du passé (1942), un superbe film de Mervyn LeRoy qui reste le sommet incontesté de la dame. La redécouverte de Mrs. Miniver vient de me rappeler qu'elle était déjà excellente dans ce premier film sorti cette année-là, preuve qu'elle avait bien mérité son propre Oscar, qui pourtant lui valut d'emblée de vives critiques à cause d'un discours de remerciement notoirement interminable.
La première chose qui m'a frappé en revoyant Mrs. Miniver, c'est à quel point le premier acte souhaitant montrer la vie quotidienne avant la guerre est aussi exaspérant que le débit de paroles de l'actrice lors de la célèbre cérémonie ! William Wyler souhaitait visiblement accentuer le contraste entre une vie civile placée sous le signe de la joie de vivre avec d'infimes contrariétés, et la guerre atroce où tout le monde craint de perdre un fils au combat, ou de périr lors des terribles bombardements du Blitz. Le problème, c'est que les prémices du film sont tellement mièvres et petites-bourgeoises que j'ai eu toutes les peines du monde à dépasser la première demi-heure. Je me souvenais bien de cette histoire de chapeau hors de prix donnant beaucoup d'allure à Greer Garson, mais j'avais oublié l'hypocrisie allant avec. Ainsi, les Miniver passent leur temps à dire à leurs amis qu'ils sont dans l'embarras, et qu'ils doivent faire attention à ne pas trop vivre au-dessus de leurs moyens, alors qu'ils habitent dans une maison cossue ornée d'une véranda sur la Tamise (!), que Monsieur achète une voiture de luxe sans trop regarder à la dépense (!), que Madame court les boutiques de haute couture où les vendeuses lui réservent les meilleurs articles puisqu'elle est une bonne cliente (!), qu'elle se promène dans tout Londres avec un renard assassiné sur l'épaule (!), que le couple a les moyens de payer des cours de musique particuliers et à domicile à ses enfants (!), et qu'ils emploient une domestique à temps plein à qui ils imposent de rentrer à heure fixe même quand elle veut passer la soirée avec son petit-ami (!) ! Le cinéma était certes supposé vendre du rêve en période de crise économique, mais de là à écouter les Miniver se plaindre sans arrêt de n'appartenir qu'à la classe moyenne alors qu'ils mènent clairement un train de vie bien supérieur à la majorité des gens de l'époque donne des envies de les assommer avec les décrets français d'août 1789 !!!
Échouant à faire des Miniver les représentants réalistes de la société britannique d'alors, le scénario les oppose aux très aristocratiques ladies Beldon afin de leur donner un semblant d'infériorité. Chose dont personne n'est dupe puisqu'il est acté d'entrée de jeu que les deux familles vont s'unir. D'ailleurs, elles siègent toutes deux au même rang à l'église, alors la grand-mère a beau dire qu'elle aurait espéré un meilleur parti pour sa petite-fille, on a déjà compris que les Miniver sont une alliance finalement très acceptable pour les nobles dames, parce que cette famille a des revenus et un comportement racé qui correspond à leurs attentes. Les premières confrontations sont toutefois houleuses, et tant mieux, puisque cela donne une petite dose d'énergie à toutes ces personnes très collet monté. L'entrée de Carol dans le monde des Miniver est notamment désastreuse, puisque Mademoiselle arrive dans son pire mode Marie-Ludivine de La Rochebeaucourt pour demander, comme si c'était un dû, que la plèbe ne participe pas au concours floral du village afin de laisser son aïeule triompher comme à l'accoutumée. Cela lui vaut les moqueries sarcastiques de Vincent, qui se fait tout de même réprimander par ses parents, affolés, autant que des Britanniques puissent l'être, que leur rejeton parle mal à leur voisine. De toute manière, cette tension n'est que l'étincelle du coup de foudre : les deux tourtereaux sont déjà fous amoureux, les deux familles déjà réconciliées avant même de s'être opposées, alors tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ! D'ailleurs, Carol finit par admettre que sa démarche n'était pas très charitable, c'est dire ! Bon, Lady Beldon exige quand même que Mrs. Miniver lui serve le thé quand elle s'invite chez elle, mais dans le fond, toutes ces personnes ont bon cœur, et tout le monde fait preuve d'une exquise courtoisie au point que ce n'est certainement pas dans cette mini-confrontation sociale que le film maintien son suspense.
Cela dit, la guerre des Deux-Roses reste une excellente trouvaille pour nuancer les drames autrement poignants du second acte. On entrevoit même une infime percée démocratique dans le processus féodal, puisque par sa grâce et ses manières hautement bourgeoises, Kay Miniver parvient à convaincre sa nouvelle parente de laisser un travailleur remporter le concours, alors que le vote des jurés était verrouillé en sa faveur depuis des siècles. Après, l'idée reste surtout de jeter des miettes au peuple et de ne surtout pas renverser l'ordre établi : lady Beldon est assez altruiste pour proposer ses caves comme refuge à tous les habitants alors qu'une attaque imminente est annoncée, mais la hiérarchie sociale n'est jamais remise en cause par le film. Les bribes démocratiques esquissées par les Miniver ont surtout pour but de montrer à quel point il s'agit d'une gentille famille à laquelle le public est invité à s'identifier, et pour aller plus loin, ces petites frictions doivent surtout souligner à quel point le peuple anglais reste malgré tout uni face à un ennemi commun, quelle que soit leur origine sociale. La succession de sièges vides lors de la dernière messe dévoile d'ailleurs que les drames peuvent frapper n'importe qui, ce qui invite les spectateurs à délaisser l'embryon de critique du système aristocratique pour mieux faire front autour de valeurs communes et d'un fort patriotisme accentué par la partition de Land of Hope and Glory. Le rapprochement des deux êtres les plus coriaces dans chaque faction de la famille est à ce titre un symbole très fort.
C'est donc le grand défaut du film à mes yeux : je n'arrive décidément pas à trouver les Miniver attachants, bien que le scénario fasse tout son possible pour en faire des héros réjouissants. Par exemple, la famille Gibbons dans Heureux mortels de David Lean, sorti au Royaume-Uni deux ans plus tard, me semble être un échantillon plus réaliste d'une famille de la classe moyenne anglaise du début du XXe siècle. Finalement, quoique d'esprit très britannique, Mrs. Miniver n'en reste pas moins un film américain, avec tout son lot de fantasmes et d'artificialité géniale dont Hollywood avait le secret. De toute façon, une famille ayant donné à son chat le prénom d'un dictateur odieux, et clairement pas pro-british, ne pouvait inspirer totalement confiance ! C'est donc l'arrivée de la guerre dans la paisible campagne proche de Londres qui permet de s'identifier enfin aux personnages, et d'oublier leurs travers pour vivre leurs drames avec angoisse. Les mouvements armés sont d'ailleurs les plus réussis dans l'ensemble du film, car Wyler y montre parfaitement l'horreur que vivaient les populations civiles au même moment. Ces instants-clefs sont d'ailleurs tous centrés sur le visage inquiet de Greer Garson, qui devient plus que jamais l'incarnation de la société en proie à la terreur. La tension est ainsi extrêmement palpable lors du bombardement du village, alors que la famille est réfugiée dans l'abri souterrain sans savoir si sa maison sera encore debout le lendemain. La rencontre avec l'aviateur allemand recherché est une autre séquence particulièrement marquante, puisque l'héroïne isolée de bon matin se retrouve menacée dans sa propre maison avec une arme à feu. Ici, le scénario ne s'embarrasse pas de subtilité et appuie tout particulièrement sur la folie meurtrière du nazi, certes immobilisé par sa blessure, mais dont le discours glaçant en fait évidemment un individu à mettre hors d'état de nuire, là où par contraste l'héroïne anglaise se révèle altruiste malgré sa situation délicate. Nous ne ferons certainement pas reproche au film de brosser un portrait sans nuance d'un tel ennemi : on ne peut pas discuter avec l'extrême-droite, il faut donc la combattre par tous les moyens, et rendre héroïque une femme banale pour renforcer la cohésion d'un peuple victime de la guerre est un outil tout à fait acceptable, à défaut d'être le choix artistique le plus captivant qui soit.
Ces deux séquences conduisent au point d'orgue du film que constitue le retour en voiture dans l'obscurité après le charmant interlude floral qui avait permis d'oublier la guerre quelques heures. Coincées sous les tirs et les bombardements, et ne pouvant évidemment pas allumer les phares sous peine d'être prises pour cibles, Carol et Kay se retrouvent subitement au cœur d'un combat dont l'issue est forcément tragique. La photographie de Joseph Ruttenberg soutient d'ailleurs très bien le jeu des actrices, alors que l'obscurité est parsemée d'éclairs lumineux provoqués par les flammes alentour. Une quatrième séquence marquante est aussi un fait d'armes, lorsque Mrs. Miniver regarde les avions passer depuis sa fenêtre en cherchant à reconnaître celui de son fils : son visage filmé sous un angle renversant exprime aussi bien la fierté que l'inquiétude, ce qui est tout à l'honneur de Greer Garson, qui porte effectivement le film sur ses épaules.
Toujours est-il que même si un Oscar pour Random Harvest eut été préférable, elle n'a certainement pas volé sa victoire avec Mrs. Miniver. J'ai déjà parlé du passage des avions que l'héroïne regarde depuis sa fenêtre, celle-ci étant la parfaite illustration de ce que l'actrice propose dans l'ensemble du film, à savoir un heureux mélange entre drame et sourire. Greer a au moins le bon goût d'être réellement charmante bien que son personnage ne me soit pas vraiment sympathique à force d'être définie par sa prétendue perfection, ce qui est déjà rafraichissant dans les premières scènes qui sont, rappelons-le, les plus faibles de l'œuvre. D'autre part, bien qu'elle n'en soit pas vraiment responsable, j'apprécie son physique plutôt commun pour une star de son envergure, car cela apporte de l'authenticité à cette famille artificielle, et soutient d'autant mieux le processus d'identification souhaité par les concepteurs du film. Là où son travail de comédienne devient vraiment remarquable, c'est dans les scènes de guerre : toutes ont pour même principe de se focaliser sur la gravité de son visage, mais en y regardant de près, on décèle de multiples émotions à travers ce masque faussement opaque, qu'il s'agisse de la tentation d'agir de quelque manière que ce soit malgré la menace du revolver allemand, ou du désespoir encore plus profond lors du retour en voiture. Le dernier drame est d'ailleurs joué avec une grande justesse vocale et faciale, même si l'actrice ne va pas plus loin que les yeux humides. Peut-être ne savait-elle pas pleurer sur commande, comme en témoigne encore son fameux « Smithy » de Prisonniers du passé où l'économie lacrymale reste de mise, mais elle compense assurément cette limite par un jeu convaincant dans le registre de la souffrance digne. Et puis, elle cherche vraiment à jouer au maximum dans toutes ses scènes : les sourcils froncés en voiture dans le noir révèlent par exemple plusieurs degrés d'émotions sur son visage, là où Teresa Wright reste moins expressive quoique parfaitement juste elle aussi. Pour l'anecdote, notons que Greer Garson n'était pas tout à fait partante pour tourner ce film, mais elle y fut obligée par son contrat à la MGM après le désistement de Norma Shearer, qui avait notoirement refusé de jouer la mère d'un acteur adulte. Greer, qui approchait également de la quarantaine, s'empressa donc d'épouser l'acteur en question pour s'offrir une cure de jouvence après le tournage ! Le mariage ne dura que cinq ans, ce qui explique apparemment pourquoi Vincent n'est jamais mentionné dans la suite du film, L'Histoire des Miniver, sortie en 1950 et que je n'ai pas vue.
Tout cela appuie bel et bien sur la dimension propagandiste de cette œuvre, mais ce n'est pas pour autant qu'il faut s'en offusquer, car en une période de guerre aussi affreuse qu'en 1942, toute arme était bonne à prendre pour servir une cause juste. Mrs. Miniver a cependant le défaut de présenter des personnages assez exaspérants dans un premier acte loin de la subtilité habituelle de Wyler, celui-ci s'étant largement rattrapé avec Les Plus Belles Années de notre vie avec sa galerie de caractères merveilleusement nuancés issus de toutes les couches de la société. Le public s'est néanmoins reconnu dans la famille Miniver en 1942, ce qui prouve que le metteur en scène avait vu juste, même si 80 ans plus tard nous ne sommes plus aussi enthousiastes. Le dérèglement du quotidien par la guerre est en tout cas parfaitement filmé, avec une tension qui va crescendo jusqu'à la fin, ce qui fait de ce film une réussite, bien qu'on reste loin du chef-d'œuvre.
"Une furieuse envie de revoir des films de William Wyler, possiblement mon réalisateur favori de l'histoire du cinéma". Tu me tends une perche là ! Vive Wyler ! ;)
RépondreSupprimerOui, vive Wyler ! Merci de ta lecture, j'espère que tu vas bien !
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