lundi 6 août 2018

Three Smart Girls Sing Up


Cet article est une réponse au commentaire laissé par Le Vengeur masqué de Rosalind Russell sur mon récent hommage à Zhou Xuan, dans lequel notre lecteur regrettait de ne pouvoir mettre la main sur les sous-titres des films de la comédienne chinoise, alors que mes louanges sur la dame lui évoquent un "parfum de Deanna Durbin". Ce qui devait d'abord être une réponse de trois lignes s'est métamorphosée en thèse de doctorat, aussi ai-je décidé de consacrer un billet entier à ce sujet sur lequel je m'interroge depuis quelques années: lors d'une promenade sur le mont Ida, dans quelle mesure peut-on comparer les trois déesses de la chanson au cinéma, l'européenne Danielle Darrieux, l'asiatique Zhou Xuan et l'américaine Deanna Durbin? Toutes trois composent ma sainte triade des actrices chantantes, et toutes sont d'ailleurs de la même génération, nées entre 1917 et 1921. Eléments de réponse sous forme épistolaire:

Cher Vengeur masqué de Rosalind,

Je te remercie pour ton commentaire!

Concernant la comparaison avec Deanna Durbin, j'ai envie de dire que dans la comédie, Zhou Xuan est très drôle mais avec moins de naturel que l'actrice canadienne, et que dans la tragédie, elle joue davantage. Sachant qu'il faut garder à l'esprit que l'Universal n'a jamais donné à Deanna l'occasion de jouer dans le drame, hormis dans Christmas Holiday et quelques poignées de scènes disséminées dans ses comédies: quelques larmes dans It Started with Eve et Because of Him, ou encore la fin toute d'inquiétude quant à l'être aimé dans Hers to Hold.

En considérant toujours la différence de traitement des deux côtés du Pacifique, à savoir une Deanna Durbin liée à un studio de moindre envergure dans l'industrie cinématographique la plus importante au monde, et une Zhou Xuan superstar dans un pays occupé, je pense tout de même que la comparaison se soutient bien: elles ont toutes deux commencé adolescentes et ont été davantage considérées comme chanteuses que comme actrices. Par exemple, si Zhou Xuan est généralement citée comme la plus connue des Sept Etoiles de la chanson chinoise, elle ne fait pas traditionnellement partie des Quatre Grandes Actrices du pays, une liste composée de Qin Yi, Shu Xiuwen ou encore Zhang Ruifang, et dominée par Bai Yang, la star de l'Autant en emporte le vent chinois (Les Larmes du Yangzi, 1947).

Mais Zhou Xuan a incontestablement eu plus d'opportunités que Deanna Durbin car la concurrence était probablement moins rude parmi les stars chinoises qu'à Hollywood dans les années 1940, mais surtout parce qu'elle a réussi à alterner drames et comédies, et a joué dans des films au succès critique certain, à la différence de Deanna coincée dans des comédies de seconde zone toutefois très lucratives, bien que je tienne celles tournées par Henry Koster, First Love ou Spring Parade, pour de bons films, et que je considère It Started with Eve comme une excellente comédie n'ayant rien à envier à certains véhicules de studios plus connus.

Tout cela pour dire que si Zhou Xuan n'est pas considérée comme la plus grande actrice chinoise dans son pays d'origine, sa notoriété reste forte grâce à toutes ses chansons dont certaines sont devenues des classiques (Clair de Lune repris par Gong Li dans Shanghai Triad, ou L'âge de la fleur servant tout une séquence dans In the Mood for Love), et elle reste à découvrir absolument grâce à tous ses bons rôles. Après tout, une carrière comptant un drame social universellement reconnu (Les Anges du boulevard), des adaptations de grands classiques littéraires (L'Histoire du pavillon d'Occident, Le Rêve du pavillon rouge), de grandes fresques historiques (L'Histoire secrète de la cour des Qing) et des comédies contemporaines à succès; reste brillante à plus d'un égard.

En définitive, je me demande si Zhou Xuan ne soutiendrait pas mieux la comparaison avec... Danielle Darrieux. Une autre actrice ayant commencé adolescente, d'abord moins prise au sérieux que certaines grandes actrices de prestige (Edwige Feuillère, Françoise Rosay); qu'on faisait chanter dans la plupart de ses films (pas tous, mais elle tournait deux fois plus que Zhou Xuan et Deanna Durbin réunies!), rapidement devenue une star nationale (Mayerling) au point d'être immédiatement invitée par Hollywood pour tourner The Rage of Paris (par Henry Koster... pour la Universal... tiens donc!), mais ayant toujours eu la chance de pouvoir se rapatrier très vite dans son pays d'origine afin d'y être une star et d'enchaîner les bons rôles, plutôt que dépérir dans le moins bons des studios américains; et qui comme Zhou Xuan a su alterner biopics en costumes (Katia, Mayerling), adaptations d'auteurs classiques (Ruy Blas, Le Rouge et le Noir), drames contemporains (Abus de confiance) et comédies populaires (Battement de cœur). La comparaison s'arrête là car Danielle a une longueur d'avance sur beaucoup d'actrices pour avoir à son actif des chefs-d’œuvre absolus de l'histoire du cinéma (Le Plaisir, Madame de...), mais dans les années 1930 et 1940, leurs carrières étaient finalement similaires.

Jeu et musique

En matière de jeu, toutes trois avaient de la fraîcheur, du dynamisme et de l'espièglerie à revendre, et toutes trois savaient user d'un naturel de bon aloi qui passait fort bien au cinéma. Mais dans les larmes ou parfois quelques rires forcés, on sent bien que, tout en étant en avance sur beaucoup d'actrices de son temps (cf Tang Ruojing et sa diction ultra théâtrale dans La Cour des Qing), Zhou Xuan ne s'est jamais totalement départie d'une certaine tradition théâtrale dans les émotions les plus fortes. Par ailleurs, elle passait plus facilement pour une petite fille, alors que ses consœurs occidentales étaient davantage moulées sur le modèle de jeunes femmes en devenir (A seize ans, Danielle fait déjà très adulte dans La Crise est finie). Mais ce qui est toujours formidable avec Zhou Xuan, c'est qu'elle joue réellement devant une caméra. A l'inverse, Deanna Durbin avait beau être divine de naturel dans la comédie, le fait que la Universal l'ait délibérément interdite d'explorer d'autres facettes de son talent ne lui a pas permis de s'aventurer dans le drame, si bien que son jeu paraît incroyablement apathique parfois, comme dans la scène finale de Hers to Hold, ou au mieux simplement correct mais peu transcendant, comme en témoigne sa performance quelque peu effacée dans Christmas Holiday. Ceci dit, Zhou Xuan n'a pas toujours été parfaite non plus: dans Mò fù qīngchūn (1949), elle exagère bien trop les larmes dans la partie dramatique malgré une énergie rafraîchissante qui rehausse la partie comique. Et Danielle Darrieux ne m'a pas toujours convaincu partout, loin de là.

Et quid de la musique dans tout ça? Incontestablement, Deanna Durbin avait une grande voix lyrique, une voix déjà si impressionnante de maîtrise avant qu'elle soit connue qu'elle fut jugée trop mûre pour doubler la frêle Blanche-Neige des studios Disney. Curieusement, les gazouillements aigus et juvéniles de Zhou Xuan ne sont pas si éloignés des suraigus d'Adriana Caselotti, mais sa voix est évidemment plus proche de l'opéra de Pékin que du lyrique occidental. Quant à Danielle Darrieux, elle pouvait monter haut, mais son timbre n'est pas non plus adapté au lyrique. D'autre part, si l'on compare ces trois dames sur la portée de leurs chansons, on remarquera qu'elles ont toutes introduit des airs à succès (My Own pour Deanna Durbin, Il peut neiger et Premier Rendez-vous pour Danielle Darrieux, La Chanteuse errante ou Clair de Lune pour Zhou Xuan). Mais Deanna semble avoir fait davantage de reprises, capacités lyriques obligent, alors que les autres eurent un répertoire pop plus varié. Etre issue d'une culture orientale sert néanmoins fort bien Zhou Xuan dans cette comparaison, car le shídàiqǔ, mélange de musique traditionnelle chinoise et de jazz américain qui faisait fureur à Shanghai dans les années 1940, lui offrit l'occasion de traverser les styles avec brio. Surtout, les chansons de Zhou Xuan semblent encore très populaires de nos jours en Asie et sont régulièrement reprises dans diverses émissions. Ce n'est pas exactement le cas pour les deux autres.

Evolution et maturité

En résumé, ces trois actrices chantantes ont eu des début similaires sur trois continents différents, mais les contextes politiques et artistiques ne leur ont pas donné à toutes les mêmes opportunités, d'où l'évolution différente de chacune. Danielle Darrieux eut la chance de travailler en Europe, dans un pays n'ayant jamais eu peur d'écrire de grands rôles pour ses actrices vieillissantes. Surtout, elle s'établit très vite comme une grande star dans son pays d'origine, ce qui lui permit de rester sur le devant de la scène pendant trois décennies. Elle réussit même à surfer tardivement sur la Nouvelle Vague grâce aux Demoiselles de Rochefort, puis resta assez légendaire pour rebondir à plus de 80 ans dans des succès critiques (Persépolis) et commerciaux (8 Femmes). En outre, sa rencontre avec Max Ophüls lui a donné l'occasion d'entrer dans le panthéon envié des interprètes ayant au moins un chef-d’œuvre intemporel à leur actif. Les deux autres actrices n'ont pas eu cette chance et n'ont malheureusement pas survécu, cinématographiquement, aux années 1940. Malgré une belle carrière, Zhou Xuan avait trop de problèmes personnels, et surtout, en dépit de grands succès en temps de guerre, la rapide arrivée au pouvoir de la dictature maoïste aurait nécessairement mis fin à sa carrière d'une manière ou d'une autre, comme ce fut le cas pour nombre d'actrices qui durent se réfugier à Hong Kong pour continuer à travailler, ou se soumettre aux messages idéologiques voulus par le nouveau régime.

De son côté, Deanna Durbin tournait dans le pays a priori le plus propice à l'épanouissement d'une belle carrière, un pays également marqué par la guerre, comme le reste du monde, mais qui eut la chance de ne pas la connaître sur son territoire (Pearl Harbor excepté). Mais, travailler précisément dans le système cinématographique le plus puissant au monde rendait la concurrence rude: bien que considérée comme un prodige musical, Deanna était coincée à la Universal. A la même époque, la MGM avait Jeanette MacDonald pour le lyrique et Judy Garland pour le swing. La légende prétend que, auditionnant Durbin et Garland, Louis B. Mayer aurait renvoyé la première, mais on sait aujourd'hui qu'il était en déplacement et que la décision fut probablement prise par un subalterne. Deanna aurait vraisemblablement gagné à signer avec un studio puissant: Mad About Music, Three Smart Girls Grow Up et surtout It Started with Eve restent de charmantes comédies, mais rien qui s'approche de La Veuve joyeuse de Lubitsch ou du Chant du Missouri de Minnelli. La déception de jouer inlassablement le même rôle à la ville comme à l'écran, en plus de sa détestation du star system, conduisirent finalement Durbin a mettre fin à sa carrière en 1948 pour vivre dans l'anonymat le plus strict en se réfugiant à la lisière de la forêt de Rambouillet! Mais que cela ne fasse pas oublier à quel point elle fut célèbre en son temps: elle fut une star internationale aux multiples couvertures de magazines, et ses films furent tous d'énormes succès commerciaux.

Une pomme d'or en guise de conclusion

Alors, ces comparaisons ont-elles un sens? Oui pour les débuts de carrière, non pour la suite, comme on vient de le voir. Et si nous étions Pâris, à qui donnerions-nous la pomme d'or de la meilleure filmographie? A Danielle Darrieux, incontestablement, qui a traversé le siècle en parsemant sa carrière de quelques œuvres fondatrices (La Ronde, Le Plaisir, Madame de..., Marie-Octobre, Les Demoiselles, Persépolis, en plus de bons films tels Katia, Ruy Blas ou L'Amant de Lady Chatterley). Elle est talonnée par Zhou Xuan qui tourna dans nombre de projets prestigieux de l'histoire de son pays bien que ceux-ci n'aient pas encore percé dans le monde occidental, tandis que Deanna Durbin ne peut concourir qu'avec de réjouissantes comédies qui ne soutiennent malheureusement la comparaison avec aucune des autres filmographies. Enfin, à qui donnerions-nous la pomme d'or de la meilleure actrice? Là, je refuse de choisir! Toutes étaient talentueuses et toutes ont eu quelque chose à offrir au septième art. Deanna Durbin était intouchable dans le lyrique, et son timing comique est l'un des plus impressionnants qui soit, considérant qu'elle manifesta ce don inné à seulement quinze ans. Par comparaison, j'ai toujours trouvé Judy Garland moins naturelle et plus affectée, mais la jeune prodige du swing a bel et bien eu, elle, le rôle dramatique qui l'a fait entrer dans les annales. Quoi qu'il en soit, je citerai aujourd'hui It Started with Eve et Lady on a Train comme les deux sommets comiques de Deanna Durbin. Danielle Darrieux a quant à elle de grandes performances dans tous les registres, avec, selon mes préférences personnelles des pics imbattables dans Battement de cœur côté comédie, et Les Yeux de l'amour côté drame. Quoique le monologue dans la cuisine dans 8 Femmes soit également bouleversant. Enfin, Zhou Xuan a également de très belles interprétations qui méritent d'être vues: nous listerons ici sa servante espiègle du Conte du pavillon de l'Ouest, et sa concubine dépoussiérant la vieille cour, mais finalement broyée par le système, dans L'Histoire secrète de la cour des Qing.

Un vœu à défaut d'attribuer la pomme? J'espère vivement que les films Zhou Xuan seront rapidement accessibles au public occidental, car ils se doivent d'être vus!

Te souhaitant, cher lecteur, une bonne soirée,

Amicalement,

Le Vengeur de Deanna Durbin!

4 commentaires:

  1. Merci pour elles ! Je comprends la comparaison, il faudrait voir si on peut l'élargir à une "Deanna Durbin" par pays (Jessie Mattews ou Anna Neagle en Angleterre, par exemple, Martha Eggerth en Allemagne, mais en Italie ?

    Je ne connais pas Zhou Xouan, je ne suis pas le plus grand fan de Darrieux ... ma préférée reste donc incontestablement Durbin, que j'aime vraiment beaucoup comme chanteuse, aussi bien dans le registre de faux soprano léger que comme chanteuse de swing (j'adore ce qu'elle fait dans Kern ou Porter). Donc, au final, je la place même au dessus de Garland, même si la raison voudrait que ce soit l'inverse (Garland est une très grande chanteuse et a su toucher une quantité stupéfiante de gens, même aujourd'hui).

    Nous avons passé une après-midi une fois à chercher où Durbin pouvait être enterrée, mais sa famille semble avoir respecté son désir d'anonymat, même post mortem.

    En tout cas, j'espère que ton projet de récital Deanna Durbin existe toujours !

    Le vengeur de Rosalind Russell

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    1. Anna Neagle chantait? Je ne l'ai connue pendant très longtemps que pour Edith Cavell et l'ai découverte pas plus tard que cette semaine dans Victoria the Great, mais j'ignorais qu'elle avait fait des enregistrements: je m'en vais écouter ça!

      Et je compte bien mettre à exécution mon récital Deanna Durbin. Il y a peu, j'ai chanté My Own dans des ruines antiques, mais devant une audience privée. Je serai pris sur un projet poétique à l'automne mais pourquoi pas après? J'en ai très envie, en tout cas!

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  2. La voix d'Anna Neagle est assez horrible (elle joue dans la première version de Bitter Sweet mais la plupart des chansons sont chantées par d'autres). En revanche, elle dansait dans un genre très Disney, assez irrésistible, du moins pour moi.

    Bonne chance pour le projet poétique, tiens moi au courant par mail !

    Le Vengeur de Rosalind

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    1. J'ai découvert hier soir Nell Gwynn (1934), où Anna Neagle chante et danse à l'envi. Elle n'a pas une jolie voix, c'est le moins qu'on puisse dire, mais ses clins d’œil et son numéro dévergondé sont irrésistibles. Sans parler de ses pas de danse à la manière d'une princesse Disney, c'est exactement ça. Et malgré tout, le clou du spectacle, c'est quand même son jeu! Elle en fait certes des tonnes, mais elle est hilarante! Qui eût cru que l'actrice un peu guindée ayant donné vie à la reine Victoria ou à Edith Cavell avait ça en elle? J'ai passé un moment absolument exquis, avec, cerise sur le gâteau, le chapeau le plus grand du monde qui sert parfaitement l'intrigue!

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