samedi 30 mai 2020

La Tour des Nuls



Je réalise avec horreur que le Cinéma de minuit propose La Tour de Nesle (1955) lundi prochain. Quelle aubaine pour vous parler de ce "film" que j'ai découvert affligé l'année dernière, après qu'une personne très mal intentionnée m'a offert le disque pour mon anniversaire ! Le pire, c'est qu'il s'agit là d'une réalisation d'Abel Gance, le créateur de chefs-d’œuvre tels La Roue et Napoléon, ou de films élégants et délicats comme Paradis perdu. Le résultat est incompréhensible !


Pour commencer, l'histoire est un sommet de misogynie : c'est adapté d'une pièce d'Alexandre Dumas, qui reprend, comme le feront Les Rois maudits un siècle plus tard, l'un des plus grands scandales médiévaux de l'histoire de France, en l'occurrence l'adultère des brus de Philippe IV le Bel, qui batifolèrent avec leurs écuyers. Sauf qu'ici, teinte du macabre de François Villon et des sombres élans romantiques du XIXe siècle, l'intrigue est encore plus ridicule que tout ce que vous pouvez imaginer. En effet, le personnage central, la reine Marguerite de Bourgogne, profite de l'absence de son mari pour faire des galipettes avec son chambellan le jour, et se rendre à la tour de Nesle avec ses belles-sœurs la nuit, pour des étreintes torrides avec des visiteurs de passage que l'on noie dans la Seine une fois la chose faite. Le tableau est déjà bien obscur, mais nous ne sommes pourtant pas au bout de nos surprises ! Et pour cause ! Cette nuit-là, Marguerite couche avec le frère jumeau de son chambellan, tandis qu'un autre invité, le capitaine Buridan, parvient à s'échapper : ayant reconnu la reine, il exerce sur elle un chantage pour devenir premier ministre, et c'est une fois les décrets signés que Marguerite réalise… que le capitaine n'est autre que son amant de jeunesse avec qui elle avait eu deux fils, qui sont… devinez qui…


Bref, le scénario tente même d'insérer une scène d'introspection totalement ratée avec un jeu de miroir, dans lequel la pauvre reine se demande pourquoi elle cherche à se venger sur tous les hommes du mal qu'un seul d'entre eux lui a fait. Ce faisant, Abel Gance se contrefiche de toute vraisemblance chronologique : la reine est supposée avoir accouché il y a vingt ans, alors qu'elle a elle-même une vingtaine d'années… De toute manière, il se contrefiche d'à peu près tout : le montage nous montre par exemple le roi revenir à Paris en prenant le même chemin dans un sens puis dans l'autre, mais surtout, surtout, le film est une abomination visuelle qui n'aurait jamais dû voir le jour. Franchement, comment peut-on aboutir à quelque chose d'aussi laid et grossier ? Comment a-t-on pu croire que montrer des soldats disgracieux les fesses à l'air serait drôle ? Comment a-t-on pu arriver à cette scène immonde de la nuit dans la tour, où les trois princesses se tortillent nues sur leur lit devant des hommes qui entrent immédiatement en érection devant un tel spectacle, et qui ne se rendent pas compte, en cette occasion, qu'ils se laissent enfermer dans des cages ? Oui, le résultat est tellement mauvais que c'est à vomir. Même des nullités "historiques" comme Angélique, marquise des Anges ou L'Affaire des poisons ont l'air des Visiteurs du soir à côté.


Et pourtant, il faut avoir vu ce film au moins une fois dans sa vie, parce que sous sa surface répugnante se cache un bijou sans égal, un diamant éclatant, un rubis poli à la perfection ! Je veux bien sûr parler de l'interprétation de l'immense Silvana Pampanini, une "actrice" tellement mauvaise qu'elle est à hurler de rire à chaque seconde ! Il faut absolument la voir sombrer dans la folie dans le scène finale : c'est un festival de mauvais choix si épouvantables que la dame parvient à transcender le pathétique abyssal de la situation pour aboutir à un miracle de drôlerie, et, par la grâce de Dieu, il en est de même dans tout le film ! Revenez à l'image de départ et admirez la, de gauche à droite et de haut en bas, être tour à tour dévastée par le chagrin, tenir un homme en son pouvoir, s'apprêter à chanter une ode tragique, et draguer des petits jeunes de passage, pour ne montrer qu'une poignée d'exemples édifiants ! Et dommage que je n'aie pas d'extrait sonore à vous proposer, car la pauvre "comédienne" est doublée par une voix théâtrale et déclamatoire qui se prend très au sérieux, de telle sorte que le décalage entre ce qu'on voit et ce qu'on entend est à se rouler de rire sur son tapis persan ! "Insensé que tu es !", crie-t-elle à son amant du jour, qui est aussi son fils, et qui veut la démasquer ! Et que dire de cette chanson finale où la reine exprime sa douleur tout en plongeant dans la démence : la scène se voudrait la digne héritière de l'Œdipe de Sophocle, et l'on se retrouve avec… la poivrote du bistro du coin, qui après le cinquième verre entame gaiement « La la la, la la la la la… La plus belleuh des Margueriteuh ! Ahahahahahahahahahah ! » Oui, ceci est un rire démoniaque, et oui, si je vous parle autant de cette "performance", c'est que j'ai réellement ri tout du long, et qu'il serait dès lors dommage que vous vous priviez d'un grand moment d'hilarité qui vous fera du bien, même s'il vous faudra pour ce faire vous infliger un "film" infâme.


Moralité : il est fort dommage que l'historiographie médiévale ne se soit jamais embarrassée de psychologie. Marguerite a certainement failli à sa tâche de reine, mais au lieu de la vouer aux gémonies, l'époque aurait gagné à être plus indulgente et reconnaître qu'elle était avant tout très mal mariée. Cela nous aurait épargné une pièce d'une ringardise monumentale, et par ricochet, un déchet pareil.


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