J'adore Barbara Sukowa, et je suis ravi d'avoir (re)découvert la bien nommée Martine Chevallier dans le film Deux, réalisé par Filippo Meneghetti et sorti en salles l'année dernière in extremis avant l'épidémie, après une brève exploitation en festivals en 2019. C'est une belle histoire sur deux amantes qui doivent taire leur amour de trente ans à la famille de l'une, mais qui se retrouvent séparées par un accident de la vie, alors qu'elles habitent pourtant sur le même pallier.
Cette situation intolérable, être si proches et pourtant si loin, est particulièrement bien suggérée par le metteur en scène, qui filme les deux appartements comme des êtres vivants à part entière: Nina, l'émigrée berlinoise, habite en réalité chez Madeleine, dans un logement où les teintes sombres ne manquent pas de chaleur, où tout sent le vécu à deux, des brosses à dents qui se tiennent compagnie dans la salle de bain, aux tableaux et photos sur les murs. Quel contraste avec l'appartement vide de la belle Allemande, qu'il faut apprendre à se réapproprier alors que la tapisserie d'un orange pâle est particulièrement lugubre! Et que dire de ce couloir où l'on s'espionne par une lucarne comme dans un film d'horreur? D'ailleurs, l'appartement de Madeleine ne devient-il pas sinistre lui-même, lorsque Nina s'en voit refuser l'accès? En vérité, tout s'illumine lors des rares instants où l'on peut être ensemble, la solitude seule conduisant à l'obscurité. Ce jeu sur les couleurs et les espaces est vraiment remarquable, d'autant que l'immeuble en question est situé dans une rue languedocienne loin d'être aussi ensoleillée que voudraient nous le faire croire les images d'Épinal de cette province. Assurément, le film ne manque pas de contrastes, ce qui est tout à son honneur.
Le clair-obscur est encore renforcé par le jeu des deux actrices d'exception qui se donnent la réplique, l'une calme et discrète qui intériorise ses tourments, l'autre laissant toujours éclater sa rage et sa colère malgré son élégance innée. Et la plus râleuse n'est pas la Française! Disons que je suis plus attiré par la personnalité de Madeleine, qui a du mal à dire les choses et reste lumineuse malgré tout ce qu'elle subit, alors que l'agressivité latente de Nina m'étonne quelque peu. Malgré tout, les deux se complètent à merveille, chacune éclairant l'autre de ses qualités, l'une apprenant le courage et la détermination malgré l'apathie, la seconde apprenant, mais le chemin reste long, à devenir un peu plus sociable. La séparation permet en tout cas de révéler une personnalité entière, dont la richesse et la complexité sont un régal pour une comédienne. Il serait d'ailleurs dérisoire de décider qui de Martine Chevallier ou Barbara Sukowa mériterait un prix d'interprétation: l'une est d'une énergie sidérante dans ses interactions sociales mâtinées d'un acharnement toujours juste, tandis que l'autre est d'une intensité magnifique même quand la situation lui échappe.
Incontestablement, les deux complices sont le plus bel argument du film, en compagnie d'une mise en scène inspirée. Dommage que je n'aie pas aimé l'ensemble autant que je l'eusse voulu. Je reprocherai principalement deux choses. D'abord, l'usage d'une musique d'un glauque insondable, qui appuie trop fortement sur le drame au lieu d'apporter un peu de légèreté. Certes, le contraste avec la reprise italienne de Chariot souligne à quel point les clartés italiennes restent à l'état de fantasme malgré le fort désir des héroïnes de tout quitter pour s'installer à Rome, la ville de leur première rencontre, mais les accents ostensiblement tragique de la bande-son enfoncent l'histoire plus qu'ils ne la portent. Le deuxième point noir, c'est l'histoire parallèle de l'aide-soignante: le personnage est tellement pathétique que toutes ses apparitions sont chagrinantes, alors qu'une infirmière plus ferme, sans tomber dans l'excès d'une nurse Ratched, eût constitué une menace plus convaincante pour le couple. Heureusement, les scènes de la vie familiale de Madeleine, centrées sur Léa Drucker, sont très maîtrisées et donnent à l'histoire tout son sel, et toute sa profondeur. Un regret néanmoins: l'impossibilité de communiquer n'empêchait pas d'instiller un peu plus de raison dans ces rapports compliqués. La fin, mélange de ruines et d'espoir dans un formidable jeu d'espace, est peut-être un peu trop abrupte dans sa manière d'évacuer un personnage alors que le dialogue était finalement possible.
Il y aurait sûrement beaucoup plus à dire, mais voilà mon ressenti à chaud. Et je ne veux pas trop en révéler pour vous laisser le plaisir de la découverte, Deux méritant parfaitement le détour, au-delà de ses actrices sur lesquelles personne ne songerait à faire l'impasse de toute manière. Sinon, saurez-vous deviner le métier qu'exerçait Nina, qui lui permet de payer une taxe d'habitation pour un logement qu'elle n'occupe pas? Certes, la passion la rend prête à tout, même à jeter de l'argent par les fenêtres pour tenter de reconquérir sa propre existence, mais où trouve-t-elle toutes ces ressources alors qu'elle en est réduite à vendre une horloge pour se payer un voyage? Que cela ne vous empêche pas de voir le film!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire