J'étais bien parti pour écrire en début d'année, mais je suis en train de faire un blocage. Pour tout dire, j'ai commencé un super article intitulé "Les actrices de 1941", rédigé aux deux tiers depuis mars, et je suis incapable d'avancer depuis... C'est frustrant. Pour tâcher de me remotiver, je parlerai aujourd'hui de deux films découverts cette semaine, deux raretés sorties en 1971 : un film français avec des interprètes américains, et un film italien d'un réalisateur polonais. Cet article sera parfaitement international, et tant mieux!
La Maison sous les arbres
C'est un film de René Clément, à qui nous devons l'admirable Gervaise de 1956, les exaspérants Jeux interdits, et une pléiade de films dignes d'intérêt mais qui m'ont laissé froid : La Bataille du rail, Le Père tranquille, Les Maudits, Au-delà des grilles, Plein soleil, Paris brûle-t-il? et Le Passager de la pluie. La Maison sous les arbres est sûrement l'opus le moins aimé de son œuvre, à en juger par les notes exécrables et les critiques médiocres qui lui sont attribuées depuis sa sortie au printemps 1971. Pourtant, j'ai passé un bon moment : le film est certainement plus qu'imparfait, mais il comporte un atout de taille qui m'a sans surprise subjugué. Et pour cause : Faye Dunaway en est de tous les plans.
Il s'agit en réalité de la dissection d'un couple. Jill et Philippe vivent à Paris avec leurs deux enfants, mais nous faisons leur connaissance à un moment où plus rien ne va entre eux. Leurs interactions laissent planer le malaise dès le départ, devant leurs difficultés à communiquer raisonnablement : l'époux cache des choses à sa femme, alors que celle-ci est en retour frappée d'absences et de troubles de la mémoire, ce qui ne manque pas d'inquiéter leur meilleure amie du palier d'en-dessous, d'autant que Jill a une fâcheuse tendance à emmener ses enfants se promener au bord de la Seine. Le réalisateur laisse monter la tension dans ce premier pan de l'histoire en filmant les balades des dames dans les magasins de Paris, après une introduction spectrale où la mère et le fils apparaissent sur une péniche dans la brume. Et tout cela est fort prenant bien qu'il ne se passe rien et que les scènes soient totalement répétitives : c'est un exploit!
Moins réussi, le second acte se transforme en film d'espionnage. Les résumés du film, que l'on trouve un peu partout, vous révèlent d'entrée de jeu un événement qui n'a lieu qu'au bout de trois-quarts d'heure, mais on sent bien où l'histoire s'achemine alors qu'une mystérieuse gardienne d'enfants suit la famille au gré de ses déambulations. La résolution est décevante malgré un twist que je n'avais pas vu venir, mais le pouvoir des images reste heureusement très fort : un cerceau dans l'eau, des escaliers éclairés par la lueur blafarde d'un lampadaire alors que s'y engouffre le désarroi d'une femme perdue, l'attente angoissante derrière le pare-brise d'une voiture... Voilà autant de symboles qui ont permis à René Clément d'être comparé à Hitchcock, bien que le mystère et les couleurs délavées d'une ville sous la pluie préfigurent davantage le brillant Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg.
Il faut néanmoins savoir raison garder : le metteur en scène français ne soutient pas vraiment la comparaison avec ses homologues britanniques, malgré un style indéniablement captivant et innovant, à des années-lumière de l'académisme de Gervaise. Les scènes du quotidien, si palpitantes par leur mystère, sont progressivement remplacées par des dialogues plats destinés à révéler le passé trouble de Philippe, et par une enquête policière qui ne brille pas vraiment par sa tension. Surtout, on a du mal à pardonner de fortes incohérences qui ternissent le tout, avec en point d'orgue le pistolet d'enfant acheté dans un magasin de jouets, qui se transforme à mi-parcours en revolver chargé avec de vraies balles, alors qu'il n'est jamais sorti de la poche du gamin!
Toutefois, si la seconde partie est décevante, René Clément parvient à nous tenir en haleine jusqu'au bout parce qu'il laisse le visage de Faye Dunaway conter toute l'histoire. À la fin, peu importe que l'intrigue d'espionnage n'aboutisse nulle part, car ce qui nous intéresse, c'est de savoir si cette femme va réussir à se tirer d'un très mauvais pas malgré son handicap. Excellente mère mais frisant la folie, égarée dans un monde de mensonges et cependant plus vive d'esprit que la moyenne pour distinguer les pièges tendus, l'immense comédienne compose un personnage fort qui nous embarque dans son voyage tourmenté avec autant d'enthousiasme que sa joie juvénile après une virée en péniche. Et comme toujours avec elle, tout est intense et contrasté à la perfection : les séances chez le psychiatre laissent poindre une force de caractère insoupçonnée; sa manière de déchirer sa robe l'air hagard, après avoir réalisé qu'elle avait déjà acheté la même la semaine précédente, est à la fois terrifiante et pathétique; tandis le regard défiant de celle qui a tout compris, mais qui continue de jouer à la folle pour obtenir un renseignement inespéré, donne beaucoup de piquant au dialogue le plus saisissant du film. Elle finit fatalement par éclipser Frank Langella qui n'a pour lui que son mystère, et reste l'atout majeur d'une œuvre imparfaite, sa torture mentale se mariant fort bien à cet univers tout de pluie et de brume. Mais pour une expérience satisfaisante, ne regardez surtout pas le poster américain, qui pousse le génie à dévoiler le fin mot de l'histoire avant même que celle-ci ait commencé... J'ai eu la bonne intuition d'enclencher le film avant de faire une recherche, et j'en suis bienheureux.
Maddalena
La Pologne aura décidément connu deux siècles d'or, l'un ayant débuté avec Copernic, l'autre à la fin des années 1950 avec l'émergence de grands metteurs en scène, Wojciech Has, Andrzej Munk, Andrzej Wajda, dont le cinéma d'une austérité minérale fut aussi unique que pouvait l'être la République des Deux Nations dans l'Europe des monarchies absolues jadis. Mon réalisateur favori de cette période reste néanmoins Jerzy Kawalerowicz, un homme de génie capable d'évoquer avec brio la corruption du clergé égyptien devant un Pharaon progressiste; la possession des religieuses de Loudun dominées par la figure inquiétante de Mère Jeanne des Anges; le drame d'une communauté hassidique de Galicie lors de l'effondrement des empires d'Europe centrale dans Austeria; ou de s'adonner avec non moins de brillant aux mystères contemporains dans L'Ombre d'un Train de nuit.
Après les hallucinations des nonnes angevines, Maddalena fait elle aussi la part belle au délire, dans une histoire de sexe et de sang mâtinée d'un brin de rigorisme paroissial. C'est une parabole érotico-biblique montrant une pécheresse tourmentée dans sa chair bien déterminée à séduire un prêtre, lui-même égaré dans un combat intérieur quant à son vœu de chasteté. Le tout est entièrement fascinant, mais tellement symbolique que le sens caché du film reste un peu abscons. En vérité, je n'ai pas très bien saisi la différence entre la Maddalena blonde, prête à tout pour rester la maîtresse d'un homme qu'elle n'hésite pourtant pas à laisser ensanglanté dans un fossé après avoir été rassasiée, et la Maddalena brune obsédée par le prêtre, mais la transformation de l'une à l'autre permet de dévoiler de plus profonds désirs, à mesure que la dame se montre à nu.
Le film n'est même pas sensuel, il est carrément sexuel, sans pour autant tomber dans la crudité ou la pornographie : seule l'introduction sur un décolleté plongeant, alors que l'héroïne danse frénétiquement en se caressant la naissance de la poitrine, est quelque peu douteuse, mais l'œuvre revêt parfois un véritable aspect poétique. La séquence finale en est certainement le morceau de bravoure, alors que Maddalena, incapable de lutter contre vents et marées, se retrouve rejetée sur la plage, renaissant telle Vénus sortant des eaux alors que l'écume blanche fouette son corps dévêtu sur une partition onirique. On n'ose imaginer à quel point la scène eût été sublimée en noir et blanc... Cela dit, le passage qui m'a le plus marqué est celui du sermon à l'église : alors que le prêtre cherche des mots que sa conscience ne veut plus admettre, Maddalena s'avance parmi la foule voilée, un sourire en coin devant la psyché vacillante de l'homme qu'elle désire follement, tandis que sa silhouette se découpe sur les fresques colorées du lieu saint.
La puissance des images tempère ainsi l'austérité des conversations entre deux êtres qui se cherchent, et se tournent autour sans pouvoir se rencontrer pleinement, en un jeu de rôles qui ne laisse aucun doute sur la position du réalisateur par rapport à la religion. L'interprétation est pour sa part à la hauteur des enjeux : Eric Woofe est parfaitement torturé dans le rôle d'un prêtre qui préfère tracer son chemin vers le drame plutôt que céder au chant des sirènes, et je suis absolument ravi d'avoir fait connaissance avec Lisa Gastoni, une grande comédienne plusieurs fois primée dans son pays, et dont je n'avais jamais entendu parler à ce jour. Tout du moins avais-je oublié sa présence chez l'Eva de Joseph Losey. Assurément, elle vaut le coup d'œil ici : armée d'un visage baroque qui lui donne une allure incroyable, elle donne chair aux fantasmes du metteur en scène avec une réelle volonté de jouer. Courageusement repoussante mais toujours fascinante, elle est surtout très expressive et use de son corps avec une aisance qui mérite d'être saluée. A fortiori quand le corps en question est celui d'un véritable être humain avec ses défauts : loin de la maigreur longiligne des sex-symbols habituels, son ventre un peu rebondi la rend d'autant plus charnelle. Maddalena est une femme qui aime la vie et qui a déjà bien vécu : elle n'en est que plus intéressante.
Ce film méconnu dut attendre deux ans avant de sortir en Italie. On ne sait même pas s'il y eut une diffusion officielle en Pologne, mais les Américains purent le voir à New York dès 1971. L'élément le plus célèbre de l'équipe n'est nul autre qu'Ennio Morricone, qui a donné le jour à deux musiques aussi contradictoires que complémentaires. L'une est si bien passée à la postérité que tout le monde a oublié pour quel film elle fut composée à l'origine, et l'autre fut une découverte tout à fait plaisante qui accompagne avec grandeur la conclusion maritime. Le premier morceau est l'insupportable Chi mai, qui a été tellement galvaudé et parodié au fil des ans qu'il est désormais impossible de l'écouter sans crispation. Le second s'appelle plus sobrement Come Maddalena et traduit bien le retour au primitif de la femme abandonnée par les vagues et par les orgues sacrés. Cette symphonie est au service d'une œuvre baroque certainement difficile d'accès, mais qui à l'instar de tous les films de Jerzy Kawalerowicz est bien trop captivante pour être ignorée.
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