jeudi 13 janvier 2022

Le chapelet du Diable


À la charnière du printemps et de l'été derniers, on m'a fait découvrir une commune de Dordogne dont je n'avais jamais entendu parler : Saint-Estèphe, tout au nord du département. C'est une bourgade touristique, dont les eaux de la Doue ont été retenues pour former le « grand étang », une base de loisirs dotée d'une plage et d'un sentier en partie sur pilotis. L'intérêt principal de la promenade est que le seul moyen de faire le tour de l'étang est de traverser celui-ci à l'aide d'un bac, en tirant sur la corde à la force des bras. C'est amusant de mettre la main à la pâte, et la découverte fut agréable puisqu'il n'y avait aucun touriste à l'horizon, mais ce n'est pas une raison pour me donner une folle envie de revenir exprès là-bas. Non : la véritable attraction de la commune se situe en aval de la Doue, alors que le ruisseau se retrouve emprisonné sous un chaos de pierres. C'est ce que l'on appelle le site du « Roc branlant », un monolithe posé en équilibre sur un socle naturel et que l'on peut faire chanceler si l'on est assez nombreux. Malheureusement, il se mit à pleuvoir ce jour-là, tant et si bien qu'il me fallut me contenter du tour de l'étang. Bien décidé à ne pas rester sur ma faim, je profitais d'aller régler une affaire en Limousin pour repasser sur les lieux quelques semaines plus tard, en une fin d'après-midi lestée par la chaleur d'un soleil éclatant.

Bien m'en a pris, car je me suis retrouvé projeté dans un monde fantastique ! D'ailleurs, en étant seul sur le site à ce moment-là, j'ai vraiment pu en ressentir l'ambiance, ainsi que le sentiment troublant d'être observé, mais pas nécessairement par des êtres humains. Le comble, c'est que j'ai pris des photos en toute innocence, afin d'immortaliser les enchevêtrements de pierres qui me plaisaient ou me déroutaient le plus, mais je n'ai pas eu conscience sur le moment d'avoir saisi des visages féériques, voire démoniaques, dans mon objectif. C'est en regardant à nouveau mes clichés hier que j'ai réalisé que les lieux sont peuplés de créatures mystérieuses, dont les faciès s'impriment dans le bois et le granit. L'impressionnante cascade de pierres, sous laquelle coule la Doue, a d'ailleurs été nommée à juste titre le « chapelet du Diable ». Avec le son de l'eau et des oiseaux, et le sentiment de solitude sous le feuillage, l'expérience fut ensorcelante. Je suis d'humeur à l'évoquer aujourd'hui.


Un sanctuaire bien gardé


Avant même d'accéder au roc et au chaos, le sentier aménagé dans la forêt donne d'ores et déjà, malgré ses allures de chemin passager très bien entretenu, corps à toutes les chimères. En témoigne cette patte de Kelenken mystérieusement débarquée de Patagonie. L'oiseau s'est sûrement métamorphosé en arbre pour garder le secret de l'équilibre du roc, en veillant à ce que nul ne le fasse choir de son piédestal.


Comme le prouve la forme des doigts de cette curieuse patte, le motif des fourches végétales n'a de cesse de cerner le roc à chaque résurgence du ruisseau, qu'il s'agisse des troncs prenant racine dans l'eau…


 … ou des plantes aquatiques captant la lumière depuis la berge. La fourche du Diable est généralement représentée sous forme d'un trident, mais en ces lieux, le roi est l'hoyau.


Parmi les serviteurs de l'entité maléfique, ce démon des eaux semble souffrir mille morts, la bouche béante et les yeux excavés, comme prêt à aspirer certaines âmes vers les tréfonds du royaume souterrain.

Par ailleurs, je n'avais pas remarqué avant cet instant le sourire machiavélique que l'ombre des branches forme sur le roc sur la photo du haut : l'œil plissé et coquin, surplombant un rictus inquiétant, semble vraiment se jouer de l'innocence du promeneur, qui n'y avait vu « que du feu » sur le moment. Il se peut donc fort bien que le roc soit le Diable, et que les fourches et le tronc immergé soient ses gardiens, estimant sournoisement, en ces lieux bucoliques, la valeur des âmes à emporter.


Visages de pierre


Les promeneurs qui franchissent cette étape sont ensuite entraînés vers une véritable descente aux enfers. Bien sûr, un sentier aménagé vous permet de longer la Doue depuis les hauteurs, mais il est beaucoup plus intéressant de partir à la rencontre des êtres qui peuplent le chaos, sous lequel le ruisseau fait un bruit de tonnerre pour se frayer un chemin. Sautant de pierre en pierre, on descend le « chapelet » entre ombres et lumières, au gré des envies du feuillage.


Un gnome au crâne élargi, dont un coup à la tête semble avoir formé deux cornes rondes, vous observe ainsi vous jeter tout droit dans la gueule du loup, son nez protubérant n'ayant de cesse de sentir si vous êtes en odeur de sainteté. Dans ce parcours, je ne sais pas si c'est l'être, ou ne pas l'être, qui est un gage de survie.


Plus effrayant, ce visage cubiste, dissimulé sous un casque militaire, guette avidement le premier dérapage ou la moindre entorse, choses qui ont bien failli arriver, dans l'espoir de s'emparer de vous pour vous conduire dans les recoins les plus obscurs de l'amas de pierres. Mon goût pour la forlane m'a heureusement permis de retomber sur mes pieds, même si le gauche a toujours méchamment tendance à se coucher sur l'arête extérieure lorsque le rythme s'emballe.


Malgré tout, c'est finalement cet individu qui me bouleverse le plus en revisitant les photographies : recroquevillé comme un nourrisson endormi, la tête d'une pâleur extrême marquée d'arabesques, avec un petit bec ayant l'air de vous supplier de le sortir de l'agonie, il revêt assurément un aspect touchant, bien que l'on ne connaisse pas ses intentions.


Ce premier palier franchi, avec difficulté considérant l'inclinaison de la pierre blanche, un bref regard en arrière vous permet de contempler cette forêt de pierres, dont l'entrée est de ce côté gardée par un être au crâne interminable, dont le nez à l'affût ne parvient cependant pas à masquer un regard plutôt bienveillant.


Descente vers l'abîme


Mais il vous faut déjà repartir ! Ce promontoire vous invite d'ailleurs à plonger dans la seconde partie de la descente, alors que le bruit des eaux cachées s'intensifie lourdement.


Certains passages, recouverts de mousse, sont souvent glissants. Par bonheur, le soleil perçait encore assez la canopée pour m'indiquer où poser le pied.


En d'autres endroits, la blancheur extrême des plus grosses pierres donne l'illusion d'une neige éternelle qui défierait la loi de l'étuve tropicale.


Et voici enfin la délivrance : la résurgence de la Doue vous signale que la promenade est finie. Vous ne pouvez pas aller plus bas. Mais que penser d'un tel sanctuaire ? Honnêtement, j'ai trouvé l'eau si belle que je m'y suis baigné. Tout du moins me suis-je rafraîchi les jambes, regrettant de n'avoir pas emporté de serviette pour m'éponger.


Il me fallut donc patienter quelque peu avant de repartir. Mais je confesse que, même sans avoir remarqué sur le moment tous les individus dont je parle aujourd'hui, je n'étais pas tout à fait serein. Entre le bruit de l'eau et le soleil prompt à se cacher dans cet abîme, alors que le chemin qui doit vous reconduire à la civilisation vous semble bien haut, avec toujours ce sentiment d'immense solitude tout en ayant la certitude que vous êtes épié, l'ambiance devenait assez oppressante pour ne pas me donner envie de rester souper. Les lieux n'en restent pas moins magiques : sont-ils toutefois maléfiques, comme tous ces démons apparus sur mes photos après coup tentent de le faire croire ? Mystère…


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