J'avais séjourné au Canada durant l'été 1999 et, bien que très content d'y être allé, j'avais été un peu déçu de n'être pas vraiment dépaysé. Mais les souvenirs ont déjà plus de vingt ans, le pays mériterait une revisite, si possible une semaine d'automne ensoleillée. La lecture m'a certainement donné envie d'y revenir… C'était donc une bonne pioche, mais il faut dire que je courais peu de risques à me lancer dans cet achat inconnu ! En effet, le résumé semble avoir été écrit pour moi : « Dans ce roman paru en 1926, Lucy Montgomery relate l'histoire d'une vieille fille de vingt-neuf ans au physique ingrat, qui vit avec sa mère une vie morne et austère. Lorsqu'elle apprend qu'elle est atteinte d'une grave maladie, Valancy Jane Stirling décide de profiter du temps qui lui reste à vivre : elle fera ainsi la rencontre d'un marginal dénommé Barney Snaith. »
Youhou ! Une vieille fille (!), tyrannisée par sa mère (!), condamnée à la fleur de l'âge (!), et qui se rebelle avec un individu mis à l'index (!), mais c'est merveilleusement mélodramatique ! Il me fallait absolument lire ça ! On dirait l'œuf duquel ont éclos tous les films avec Bette Davis quinze ans plus tard ! Ce n'est pourtant pas mon actrice favorite qui a prêté ses traits à Valancy, mon esprit lui ayant préféré la figure d'une Cynthia Nixon qui tenterait de se mettre à la mode des années 1920. Par contre, c'est bien Gladys Cooper qui a joué tout au long de ma lecture le rôle de l'impérieuse matriarche Amélia : impossible d'aller à contre-courant des idées reçues ici, la tentation était trop forte !
C'est donc en compagnie de ce binôme improbable que je me suis lancé dans cette découverte agréable et finalement très rapide. Le style de Mrs. Montgomery n'est pas nécessairement remarquable, si l'on peut émettre un tel jugement quand on ne connaît que la traduction française, mais on sent bien son goût pour la description qui accompagne la métamorphose de l'héroïne. Partant du triste décor d'une chambre terne où rien n'a jamais bougé, afin de traduire parfaitement l'étouffement psychologique subi par une jeune femme effacée, coincée entre une mère qui ne l'aime pas et une cousine pas très brillante, la romancière laisse Valancy sauter la barrière afin de s'aventurer dans les grands espaces. La place accordée à la nature est pour tout dire le moteur de la narration, car c'est avec les arbres et les animaux que Valancy se sentira vivre pour la première fois. Les livres de John Foster, un botaniste érudit que la demoiselle lit en cachette, sont pour elle une bible dont elle connaît tous les versets par cœur, sachant que chaque saison dans la forêt lui apporte de nouvelles surprises, elle qui n'avait jusqu'alors connu qu'une vie de prostration réglée comme une horloge.
Les comparaisons entre la vie d'intérieur et l'épanouissement extérieur sont plaisantes, voire amusantes, surtout lorsque l'on réalise que le château bleu, dans lequel voulait tant vivre Valancy, n'est autre qu'une petite baraque perdue au milieu d'une île. Le château bleu, c'était le fantasme de l'héroïne avant qu'elle ne parvînt à quitter sa chambre, alors qu'elle imaginait les murs de son environnement s'élargir et se tapisser de lapis-lazuli : reine alors qu'elle n'était que faire-valoir, elle pouvait s'y rêver belle et servie par des princes rivalisant de charme, osant même une nymphomanie de contes de fées à changer le visage de ses amants fictifs au gré de ses envies. N'ayant plus besoin de rêver à mi-parcours, car bien décidée à vivre l'instant présent, Valancy ramène alors ses visions de luxe à la réalité bien concrète d'une petite maison insulaire, qui pour elle représente tout ce qu'elle souhaitait avoir en songe.
La métaphore est sympathique, et l'héroïne attachante car finalement bien plus ouverte d'esprit et déterminée que ce qu'on entrevoyait d'elle dans les premières pages. On regrettera seulement que la transition entre ces deux états soit pour le moins ratée. En effet, celle-ci a lieu lors d'un souper où sont réunis tous les cousins de la famille Stirling, qui ont tous tenu la jeune rêveuse pour quantité négligeable. N'ayant désormais plus rien à perdre, et se rendant enfin compte de la médiocrité de ces gens qui l'ont terrorisée depuis l'enfance, Valancy pointe oralement les défauts de chacun, à la stupeur générale, mais ce d'une manière ni élégante, ni mordante. Cela va bien avec son caractère qui n'est pas encore en mesure de s'affirmer pleinement, mais le procédé littéraire manque cruellement d'audace et de dignité.
Les chapitres suivants, sur la cohabitation avec le taciturne Abel dont elle soigne la fille mise au ban de la société, puis l'approfondissement de ses liens avec Barney, le marginal effrayant qui vit en retrait au milieu des lacs, sont nettement plus intéressants, car Valancy révèle enfin la personnalité qui est vraiment la sienne, sans plus avoir à jouer un rôle comme lors des réunions familiales. Les longues promenades dans les bois finissent en revanche par devenir un peu redondantes alors que la relation avec Barney reste dans un statu quo un peu figé, mais on sent que placer la forêt au centre du récit tenait à cœur à l'écrivaine. Bien que son style ne soit pas aussi poétique qu'on l'eût souhaité face à la beauté des lieux, elle décrit assurément très bien le changement des couleurs qui accompagne assez finement le rapport, sur un pied d'égalité, de deux êtres spéciaux.
La fin est hélas assez décevante. D'un côté, Lucy Montgomery nous tient en haleine lorsque le passé rattrape l'héroïne, mais de l'autre, les secrets révélés sont d'une mièvrerie assez fatigante. Il est d'ailleurs très facile de tous les percer à jour bien avant la moitié du roman, tandis que l'apparition d'un homme mystérieux est une ficelle vraiment trop éclatante pour se marier au ton réaliste, merveilleusement empreint de solitude, qui était celui du livre avant cela.
On notera aussi que l'autrice n'a qu'une connaissance très fantasmée de la psychologie masculine, y compris pour une personne née un siècle avant nous. Les mystères entourant Barney sont touchants, et m'ont même rappelé en grande partie mon propre vécu, mais la ceinture de chasteté que l'écrivaine noue autour de ses personnages est difficile à prendre au sérieux, surtout pour un roman moderne de 1926. C'est dommage, car elle rend pourtant son héroïne formidablement audacieuse, prête à bousculer toutes les conventions en demandant elle-même le mariage là où l'homme est supposé faire le premier pas, mais à côté de ça, impossible de croire qu'un type aussi intrépide que Barney, qui a parcouru le continent à la recherche de sensations fortes, soit entièrement dépourvu de désirs sexuels. Certes, Valancy n'est pas attirante et sait très bien qu'elle ne pourra jamais rendre un homme fou de désir, mais Barney est le premier à reconnaître qu'elle est extrêmement attachante et qu'elle a quelque chose de spécial qui lui plaît. Alors, passer tous ces mois à dormir dans le même lit sans qu'il ne se passe rien… Moi aussi j'ai eu des peines de cœur, mais ce n'est pas une raison pour aller dormir sur la bergère quand un joli garçon me propose de partager son lit, même si c'est une histoire sans lendemain ! En parcourant un peu les éléments biographiques que l'on trouve sur Lucy Montgomery, il semble que la dame ait elle-même bousculé les prudes conventions de la fin du XIXe siècle en osant ouvertement flirter avec un homme qu'elle aimait, sans que cela dépasse le stade du baiser et des préliminaires puisqu'elle avait tout de même conscience de devoir arriver vierge à son mariage. C'est sûrement l'une des raisons qui l'ont conduite à inventer ce héros masculin épris de pureté, mais ça n'est vraiment pas cohérent avec le parcours de Barney. Même pour moi qui possède une sensibilité très féminine et qui cherche l'amour absolu, l'absence totale de sexualité à ce stade de la relation me semble vraiment risible.
À ces petits défauts près, Le Château de mes rêves reste une lecture plaisante. Sans être aussi mélodramatique que le laissait entendre le résumé, le livre se révèle surtout élégamment touchant, avec toutefois un brin de naïveté un peu trop prononcé, qui ôte un peu du plaisir qu'il y aurait à voir l'héroïne remettre sa famille à sa place, et qui rend l'absence de sexe vraiment très improbable. On est loin du chef-d'œuvre, mais c'est tout à fait agréable. Les jolis paysages lacustres, brillant dans le rougeoiement de l'été indien avant de laisser la place aux reflets de marbre sur la glace, ajoutent en tout cas au charme de l'ensemble, bien que le décor n'ait finalement plus rien à voir avec un château en Espagne. Cela montre que Valancy a fini par acquérir l'indépendance et la maturité dont elle avait besoin : de la chimère au rêve s'accommodant de la réalité, c'est là où le personnage devait aller.
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