En polonais, Bestia signifie bête, ou brute, ce qui reflète bien le comportement des hommes du film, entre un père violent et un compagnon qui force la jeune femme à faire des choses contre son gré, sans parler de l'amant qui cause bien du dégât autour de lui quoiqu'il ne soit pas physiquement violent. Le film a également été sous-titré Kochanka apasza, ce qui désigne la danse apache, une valse chaloupée qui faisait fureur à la fin de la Belle Époque, et où les danseurs symbolisant un truand et une prostituée donnaient l'impression de se frapper et de s'humilier mutuellement, généralement en faveur de l'homme qui cherchait à détruire sa partenaire d'une manière chorégraphiée, d'après les mots d'Irene Castle. L'histoire s'inscrit donc dans la violence, ce qu'illustre la scène centrale du film où Pola et son collègue se lancent dans un duo torride armés d'un fouet, ce qui fait sensation dans les cabarets de Varsovie et permet à l'héroïne de gagner de multiples admirateurs.
Cette séquence sulfureuse donne surtout à la comédienne l'occasion de montrer ses talents de danseuse, elle qui avait commencé sa carrière aux ballets impériaux de Varsovie, avant qu'une tuberculose heureusement bien soignée ne l'obligeât à se tourner vers le théâtre. Ce fut un heureux dénouement pour tout le monde, car Pola était faite pour le cinéma : Bestia n'était que son cinquième film, et le premier qu'il nous reste par ordre chronologique, et force est de reconnaître qu'elle crève déjà l'écran comme la star qu'elle allait devenir de l'autre côté de l'Oder. Elle fait son entrée en scène à genoux, à côté d'un chien qui a l'air plus grand qu'elle, et pourtant elle dégage tant d'énergie qu'on ne voit qu'elle, même lorsqu'elle se roule par terre sous la truffe du pauvre animal qui se demande bien comment lui donner la réplique ! Dans la séquence suivante, elle est l'une des invitées d'un pique-nique au bord de l'eau avec ses amis apaches, et là encore, on est subjugué par sa présence alors qu'elle n'est qu'un élément d'un tableau parmi une dizaine de comédiens. Mais voilà : son costume d'étudiante lui va à ravir, et sa joie de vivre qui n'a pas peur de pencher vers une légère vulgarité reste incandescente, surtout lorsqu'elle invite l'assemblée à valser au milieu des herbes folles.
Ainsi, énergie et charisme sont bel et bien au rendez-vous. Mais ce qui est toujours fabuleux avec Pola, c'est qu'elle ne s'est jamais contentée de n'être qu'une vedette : les nuances de jeu sont totalement perceptibles dans son interprétation, le tout sans jamais verser dans le surjeu mélodramatique de certains de ses collègues, à la différence de Maria Dulęba qui incarne la femme trompée, parfois d'une manière retenue et convaincante, mais qui se tortille tout de même sur sa chaise d'une manière inappropriée à l'annonce d'une mauvaise nouvelle. Sans atteindre encore les sommets de Sappho ou de La Comtesse Voranine, Pola nous paraît cependant beaucoup plus moderne, et ce alors que nous n'étions que dans le cinéma muet des années 1910 ! Ses deux petits défauts sont de se passer trop régulièrement la main sur le front quand son personnage doute, et de garder un air d'abattement un peu trop visuel sur son lit devant ses parents, mais en dehors de ça, elle communique à la perfection toutes les émotions qu'on attend d'elle sans en faire trop. La gravité qu'elle conserve devant sa famille, puis le sentiment de se sentir prise dans le piège tendu par son petit ami, sont ainsi joués avec une réserve de bon aloi, ce qu'elle contraste d'ailleurs avec l'énergie qu'on lui connaît en montrant au public que son personnage n'est jamais dupe et a encore plus d'un tour dans son sac. La scène où elle fait boire Dymitr, tout en jetant le contenu de son verre devant la caméra alors qu'elle a dans l'idée de s'échapper, pousse notamment le génie à montrer une incursion dans le comique, alors que la situation n'est vraiment pas drôle pour l'héroïne. On retrouve ces mêmes contrastes très innovants dans le reste de sa performance, puisqu'elle conserve la dignité de la jeune fille bien élevée qu'elle a été, se tenant droite avec un port de tête racé, même lorsqu'elle pose comme modèle et qu'elle s'amuse avec des chapeaux, et surtout lorsqu'elle reçoit dans sa chambre en négligé à la manière d'une grande étoile qui n'est heureusement pas arrogante. La sincérité de son amour envers Aleksy est quant à elle poignante, car même si elle prend plaisir à s'adonner avec lui au jeu de la séduction, elle le croit vraiment sincère et ne tombe donc jamais dans la caricature de la vamp croqueuse de diamants.
Ce qui est très dommage en revanche, c'est que l'histoire s'écarte de l'héroïne à mi-chemin, pour se recentrer sur la famille d'Aleksy en train d'éclater. Il eut été préférable que Pola restât le personnage central jusqu'à la fin, car lorsqu'elle tire sa révérence, on n'a pas assez vu en quoi la tromperie de son amant l'a affectée. Un mot griffonné sur du papier froissé nous apprend bien qu'elle veut mettre fin à sa relation, tandis que l'annonce faite sur la situation matrimoniale de l'être aimé la voit s'effondrer sur son lit, pour le coup avec trop de retenue pour être absolument convaincante, mais il n'en reste pas moins que Pola a déjà quasiment disparu de l'intrigue à ce moment-là. Cela rejoint le déclin amorcé par le scénario à mi-parcours. En effet, pour être un grand admirateur des films suivants tournés par la dame, Pola m'a toujours surpris par sa capacité à incarner des femmes n'hésitant pas à bousculer les conventions pour obtenir ce qu'elles veulent, sans pour autant payer un tribut à la morale bourgeoise en vigueur. Ce n'est pas le cas ici. Bestia pousse même le vice à nous faire croire que le scénario est féministe, à montrer comment une jeune femme qui cherche simplement à profiter de la vie va réussir à s'émanciper d'un père violent et d'un petit ami prêt à tout pour la prendre de force, puis comment elle va parvenir à gagner un bon salaire sans avoir besoin d'être entretenue par les riches hommes de la capitale, avec lesquels elle se sent d'ailleurs à égalité. Elle ne cherche notoirement pas à épouser Aleksy parce qu'il est riche, mais parce qu'elle en est tombée amoureuse, tant et si bien que lorsqu'elle le quitte, c'est qu'elle envisage de continuer à vivre sa vie par elle-même, dans le logement qu'elle peut se payer grâce à ses revenus propres.
Malheureusement, cette liberté nouvellement acquise est rapidement sacrifiée sur l'autel de la morale chrétienne, le film devenant carrément misogyne à la fin puisque seules les femmes paient le prix fort. Les hommes peuvent continuer à mentir, cogner ou tuer, aucun d'entre eux ne connaît un dénouement aussi sinistre que leurs compagnes. Les choses sont tout de même un peu plus complexes que cela avec le personnage de l'épouse, qui se laisse certes mourir de chagrin dans des souffrances très paternalistes, mais qui a toutefois assez d'aplomb et de personnalité pour accorder le divorce à un époux qui l'a toujours trompée. Lorsque Sonya revient vivre chez sa mère, l'image qu'elle forme avec elle et sa fille renvoie peut-être à une sainte trinité virginale assez conservatrice, mais on peut aussi songer qu'il s'agit là d'un trio matriarcal où toutes les générations sont prêtes à s'entraider, ce qui n'est pas le cas des autres relations montrées par l'histoire, qu'elles soient amoureuses ou familiales, puisque la figure violente d'un homme est toujours là pour semer le trouble. Il n'empêche que faire disparaître les deux personnages féminins principaux, même si c'était pour dénoncer la cruauté induite par les hommes, reste profondément misogyne. Il est tout de même assez intéressant de noter que Pola n'est pas une tentatrice venue de loin briser un ménage, et qu'elle est au contraire une femme profondément sincère tout comme l'est Sonya. Ce sont bien les mensonges et les non-dits d'Aleksy qui engendrent de la tristesse chez tout le monde. Et même si Dymitr cherche à punir son ancienne fiancée de l'avoir quitté en lui prenant son argent, le scénario prend quand même le parti de Pola en en faisant une femme intègre qui rembourse ses dettes, et qui s'était de toute manière échappée dans le seul but de se libérer du piège tendu par son ami en premier lieu. Quel dommage, dès lors, de la punir de la sorte alors qu'elle n'a jamais rien fait de mal à personne, comme si être devenue danseuse était déjà trop condamnable pour le public de l'époque, qui n'aurait apparemment pas supporté qu'une héroïne s'étant écartée « du droit chemin » s'en sortît indemne.
J'ai tout de même apprécié de découvrir ce film, ne serait-ce parce qu'il est toujours plaisant de poser les yeux sur des œuvres de plus d'un siècle, surtout lorsqu'il s'agit du moment exact où mon actrice favorite du cinéma muet s'est vue propulsée vers des sommets, d'abord en Allemagne, puis en Amérique. Et même si ce sont d'abord les collaborations à venir avec Ernst Lubitsch qui permirent à Pola Negri de devenir une grande star internationale, c'est aussi parce que ce film fut repéré par un producteur américain, pour une diffusion en 1921 soit l'année où l'actrice fut invitée à émigrer à Hollywood, que des copies de Bestia purent être sauvées de la disparition. Le superbe travail de restauration permet d'admirer de belles images, bien que la mise en scène d'Aleksander Hertz soit loin d'être aussi innovante que l'interprétation de la comédienne principale. Nous mentionnerons tout particulièrement les intertitres magnifiquement dessinés, avec des roses se fanant et des loups hurlant au clair de Lune. À noter également l'apparition de la danseuse Lya Mara, née la même année que Pola et qui devint l'une des grandes stars du cinéma muet allemand. Elle incarne l'artiste qui lance la danse apache en Pologne, et qui donne à l'héroïne, alors simple modiste, la furieuse envie d'en faire sa nouvelle profession. On aurait aimé voir les deux actrices se donner la réplique, mais cela ne m'a pas empêché de prendre plaisir devant ce film, auquel j'aurais tout de même souhaité une meilleure fin !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire