mercredi 30 novembre 2022

Clartés funèbres


J'ai déjà bien parlé de mon attachement à ma région natale, encore très méconnue malgré nombre de paysages variés et de sites pittoresques, mais je n'ai pas encore évoqué le quatrième département la composant. Alors, pourquoi ne pas commencer par le commencement, avec la nécropole néolithique de Bougon ? Ce lieu envoûtant regroupe un ensemble de cinq tumuli : les plus anciens, E et F, furent construits dès le début du Ve millénaire avant notre ère, mais furent utilisés jusqu'au IVe voire IIIe, tandis que les plus récents, A, B et C datent de la fin du Ve millénaire ou du début du IVe. La sixième formation, identifiée par la lettre D, n'est pas un tumulus à proprement parler car elle n'a pas la forme d'un tertre, mais cette ligne n'en conserve pas moins tout son mystère, car on ne sait toujours pas à quoi elle a pu servir. Certains spécialistes imaginent qu'elle faisait figure de ligne de démarcation entre les tumuli les plus anciens et les structures plus récentes, tandis que d'autres se demandent si elle servait au contraire de liaison entre plusieurs monuments. Se pose également la question sociale : matérialisait-elle une frontière entre deux strates d'individus inhumés en des endroits différents du site ? Difficile pour les archéologues d'apporter des réponses à ces interrogations. Cela n'empêche nullement la visite d'être ô combien palpitante ! J'éprouve une fascination irrépressible pour les mégalithes, aussi est-ce une chance de venir d'une région où une nécropole aussi ancienne a pu être si bien conservée.


On pénètre dans la place par le musée, installé dans un joli prieuré cistercien dont une partie est recouverte par la verrière des salles d'exposition, où l'on peut admirer les fragments de poteries et d'outils découverts dans la nécropole lors des fouilles des années 1840 et 1970-1980. Et croyez-le ou non mais, alors que tous mes amis restent persuadés que j'ai vécu à des époques antérieures étant donné ma passion pour les choses anciennes, il n'en a pas été de même pour la guichetière qui m'a demandé… si j'avais la carte étudiant ! L'ironie du sort est que j'avais bel et bien découvert le site avec un tel passeport… onze ans auparavant !


Ayant opté pour la visite libre, je pris donc le chemin de la nécropole sous un soleil éclatant du mois de mai, avec la sensation grisante d'être seul au monde. En vérité, le site a trop accueilli de corps et d'âmes pour qu'on se sente réellement isolé, notamment à l'intérieur des tombes où certaines présences se font clairement ressentir. Mais cette compagnie des temps jadis m'agrée mieux que celle des touristes contemporains, aussi ne m'en plaindrais-je pas. La promenade au-milieu des herbes folles est d'ailleurs des plus relaxantes, tandis que se profilent à l'horizon le village néolithique reconstitué, ainsi que le chemin de bois sur lequel repose une gigantesque dalle de 32 tonnes. Ce parcours fut construit par les scientifiques pour estimer s'il était possible de déplacer les mégalithes de cette manière afin d'établir la base des tumuli. L'expérience la plus récente a prouvé qu'il est possible de déplacer cette dalle à l'aide de seulement quinze personnes, à condition que des leviers soient installés dans les perforations des rondins de bois. Les ancêtres du temps jadis n'avaient pas peur de faire de l'exercice !


Après avoir contourné le village, le sentier conduit au somptueux tumulus A, l'un des plus photogéniques du site. Construit à la fin du Ve millénaire avant J.-C., il présente une forme circulaire de 40 mètres de diamètre et renferme une chambre sépulcrale longue de presque 8 mètres. Les piliers du dolmen sont quant à eux hauts de 2,25 m et soutiennent une dalle pesant pas moins de 90 tonnes.


Les couches successives indiquent que le tumulus fut utilisé à différentes époques du IVe millénaire. Un grand nombre de corps, possiblement 200, y furent retrouvés, dont certains crânes trépanés. Les archéologues y collectèrent de même un matériel abondant, parfois en excellent état de conservation, avec entre autres des céramiques, des parures de coquillages ou de dents d'animaux, des épingles en os, des pointes de flèches en silex et même une hache-marteau. Malgré sa vocation funéraire, le tumulus A n'a rien de lugubre, ni dans la chambre aux piliers parfaitement taillés, ni à l'extérieur. Les coquelicots qui ornaient ses trois parements cet été ajoutaient assurément des couleurs chaleureuses au tertre.


Je passerai plus rapidement sur le tumulus B, très accueillant grâce à sa petite taille, et divisé en deux dolmens où l'on retrouva des calottes crâniennes disposées selon un alignement intrigant. Manière ancienne, peut-être, de pratiquer la réduction de corps pour faire de la place au cours des siècles suivants. Cette structure n'est pas sans évoquer le tumulus E, également construit au Ve millénaire avant J.-C. mais plus vieux que le B, et qui se compose lui aussi de deux dolmens fortement remaniés au fil des ans. La formation E est la plus dégradée du site : la couverture a entièrement disparu, tant et si bien que l'on visite désormais les chambres funéraires à l'air libre. Rien à voir avec le tumulus C, ici photographié, dans lequel on ne peut pas entrer mais qui reste absolument spectaculaire vu de l'extérieur, grâce à un dôme marquant l'aboutissement de trois phases de construction. De forme circulaire, la tombe originelle du IVe millénaire fut ainsi complétée par une forme rectangulaire, ces deux structures ayant fini par être recouvertes par un tertre conique sans parement extérieur. Cette dernière phase aurait servi à la condamnation définitive du tumulus.


Aux côtés de la formation A, le tumulus le plus admirable du site reste le F, qui non content d'être impressionnant à bien des égards a aussi l'insigne honneur d'être le plus ancien de l'ensemble de la nécropole. Long de 72 mètres, il se compose de trois parties : celle d'origine est le tumulus F0, l'une des plus anciennes constructions de la façade atlantique que l'on a pu recenser, et que l'on peut admirer dans toute sa splendeur grâce aux trois parements concentriques qui s'élèvent au-dessus d'une chambre de 2,50 mètres de diamètre.


À partir de là fut bâti le tumulus F1, reconnaissable entre mille par sa forme longue laissant se superposer plusieurs massifs quadrangulaires.


On ajouta au IVe millénaire avant notre ère le tumulus F2, répondant par jeu de symétrie à la structure F0 quoique d'une forme différente.


F2 est sûrement le tumulus le plus angoissant de la nécropole : autant je me suis senti plutôt bien à l'intérieur des autres, autant celui-là dégage quelque chose d'extrêmement néfaste, qui donne vraiment envie de s'enfuir en courant. Surtout lorsque le regard se porte vers le coin le plus à gauche après l'entrée. Un événement déplaisant, autre que de simples funérailles, semble s'y être passé. Dès lors, mieux vaut se tourner vers la sortie au plus vite.


Par bonheur, afin de terminer ce parcours sur une note plus avenante, notons qu'une chose qui n'a pas changé en 7000 ans, c'est l'ardeur des insectes à butiner les fleurs. Le printemps est décidément la période idéale pour visiter des lieux un peu lugubres de prime abord. Tout cela me donne envie d'aller en Bretagne voir les célèbres cairns du Morbihan. Affaire à suivre.

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