J'ai beaucoup pensé à Joanne Woodward cette semaine. Ce sera son anniversaire demain, et j'ai été pris d'une furieuse envie de revoir Mr. and Mrs. Bridge de James Ivory, un film qui m'avait laissé de marbre lors de la découverte, après les chocs émotionnels que furent pour moi Chambre avec vue et Les Vestiges du jour. Je l'ai donc revu sous une nouvelle lueur, et tant mieux, car je l'ai beaucoup plus apprécié cette fois-ci, sans pouvoir en parler comme d'une œuvre que j'affectionne particulièrement. Il faut dire que Mr. Bridge est tout sauf un homme attachant, et qui me rappelle plusieurs personnes que j'ai connues dans ma jeunesse, ce qui n'a sûrement pas aidé à me faire aimer l'histoire de prime abord. D'autant qu'il ne se passe pas forcément grand chose de palpitant dans la vie de cette famille : lui est un avocat austère pétri de valeurs conservatrices, elle une femme au foyer qui est toujours restée dans son ombre, tous deux devant apprendre à faire face aux désirs d'émancipation de leurs enfants à la charnière des années 1930 et 1940. Le scénario de l'exquise Ruth Prawer Jhabvala suit leur quotidien somme toute assez banal, tandis que le couple légendaire formé par Joanne Woodward et Paul Newman se charge d'incarner la psychologie de la classe moyenne supérieure ayant vécu en Amérique à cette époque. C'est Joanne Woodward elle-même qui, tombée amoureuse des romans d'Evan Connell, souhaitait les adapter à l'écran. Ayant du mal à trouver le financement nécessaire, elle dut ajourner ce projet, jusqu'à cette rencontre fortuite avec l'autre couple mythique Merchant-Ivory, à une époque où elle était devenue assez âgée pour jouer le personnage principal. Tout le monde accepta de revoir son salaire à la baisse afin de respecter le budget serré, mais cela n'empêcha pas l'équipe de créer un film somptueux, dont la beauté plastique m'avait complètement échappé à l'époque.
Pour sûr, il n'était pas facile de faire une œuvre palpitante avec des personnages aussi ennuyeux. Le premier tome, que je n'ai pas lu, se moque apparemment du prénom de l'héroïne, India, qui évoque un exotisme n'étant clairement pas celui de la dame. Dans les faits, elle cherche tout de même à s'aventurer sur des chemins inconnus, tout en respectant les conventions de son époque : elle se met notamment à lire une thèse subversive sur la place des femmes dans la société, de quoi compenser un peu sa vision artistique extrêmement terne de peintre amatrice qui esquive les difficultés. Elle n'hésite pas non plus à faire des scènes à son mari alors qu'elle se sent seule toute la journée dans sa routine et qu'elle doit subir son indifférence coincée lorsqu'il revient du bureau. L'insupportable Walter reste quant à lui droit dans ses bottes, réprimandant sa femme et ses enfants dès que l'un d'eux fait preuve d'excentricité, et préférant se mettre à dos ses amis au lieu de rire de leurs blagues salaces. Histoire de rendre le couple Bridge, ou plutôt Fridge, captivant, l'histoire leur offre des moments d'évasion dont ceux-ci ne savent pas vraiment profiter. En témoigne ce voyage à Paris au moment de l'invasion allemande, où ces personnages sont comme perdus devant l'immensité des corps nus des peintures du Louvre, la pauvre India restant désespérément associée à l'agonie des naufragés du Radeau de la Méduse, tandis que son époux soupire secrètement d'envie devant une prisonnière qui ne manque pas de l'émoustiller malgré sa situation tragique. Le scénario pousse d'ailleurs l'audace plus loin dans ce domaine, afin de révéler que même le sinistre Walter cache quelques secrets pas propres. On le voit ainsi regarder sa fille aînée prendre un bain de soleil en maillot de bain, ce qui l'excite au point de sauter sur sa femme dès que celle-ci entre dans la pièce. C'est extrêmement malsain et déplaisant, mais je ne peux pas dire qu'un penchant incestueux me surprenne chez ce type de personnages.
Pour sûr, aucune de ces escapades romanesques ne parvient à changer les mentalités du couple Bridge. Le père de famille reste intraitable envers ses enfants, dont il veut contrôler le mariage et la sexualité, surtout quant il s'agit des filles, tandis que la mère reste un peu dépassée par les événements, qu'elle apprenne que sa cadette s'est fiancée à un garçon qui n'appartient pas à leur milieu, ou qu'elle découvre que son fils lit en cachette un manuel d'éducation sexuelle. Et c'est à peu près tout ce que le film a à raconter. Aucune des mésaventures qui arrive aux Bridge ne parvient à les faire évoluer, et pour tout dire, même la conclusion supposément trépidante pour savoir si l'un des époux arrivera à sauver l'autre coincé dans une voiture en plein blizzard reste à leur image : désespérément terne. Même une simple sortie au cinéma en 1937 pour voir Janet Gaynor et Fredric March dans Une Étoile est née montre nos héros s'ennuyer royalement devant le grand écran, l'insupportable Walter ayant même l'outrecuidance de dormir alors que la première actrice oscarisée de l'histoire donne le meilleur d'elle-même ! Pour rééquilibrer ce portrait criant de réalisme d'un couple bourgeois de cette époque, mais effectivement incapable de susciter autre chose qu'un ennui poli, le film les met en parallèle avec des seconds rôles délurés. Et tant mieux, car c'était le meilleur choix possible pour captiver le spectateur. Nous retrouvons ainsi le truculent Simon Callow dans un rôle de psychiatre déterminé à jouir de la vie, sans oublier Blythe Danner dans un grand second rôle féminin, celui de la meilleure amie d'India, et qui ayant bien plus de personnalité que l'héroïne vit nettement plus mal qu'elle son rôle d'épouse au foyer dont le seul divertissement est d'aller au club tous les après-midis. Ayant enfanté l'être le plus irritant du cosmos, la comédienne connaît certainement les affres d'une vie de famille chiante, ce qui la rend d'autant plus magnifique ici : très dynamique, un brin alcoolisée en soirée, n'ayant pas peur de dire ses quatre vérités à Walter qui l'agace au plus haut point, jouant de la flûte avec un os, et passant ses pulsions mortifères sur une voiture à laquelle elle met le feu, elle donne assurément l'énergie dont le film avait grand besoin pour fonctionner.
Cela dit, James Ivory est assez malin pour placer les Bridge au cœur d'une situation rocambolesque afin de créer la surprise même en l'absence de seconds rôles impétueux. L'arrivée d'une tornade alors que la bonne société de la ville soupe au restaurant constitue en effet le moment le plus fort du film, puisque les Bridge restent à leur table, imperturbables malgré le danger, alors que tout le monde part se réfugier à la cave. Cela en dit long sur l'orgueil finalement démesuré de Walter, qui se croit subitement démiurge, mais aussi sur sa misogynie, puisqu'il impose à sa femme de rester à table alors que celle-ci meurt d'envie d'aller se mettre à l'abri. Toute la différence de caractères est ainsi mise en lumière malgré les coupures de courant, avec un Walter droit comme un i qui n'acceptera jamais aucun changement, et une India bien plus spontanée, qui aimerait vivre et penser par elle-même après avoir sacrifié les cinquante premières années de sa vie aux conventions. Paul Newman et Joanne Woodward sont franchement excellents dans ces deux rôles, car ils captent une réalité sans jamais y apporter d'ornements mélodramatiques inappropriés. Cependant, Walter est tellement coincé que Paul Newman n'a pas la possibilité d'explorer une palette de jeu très étendue. Il en va autrement de son épouse, justement distinguée aux Oscars pour ce rôle, puisqu'elle doit au contraire révéler de multiples émotions tout en faisant toujours bonne figure en société. C'est un numéro d'équilibriste dont elle se sort à merveille. Parmi ses moments les plus forts, on notera l'humiliation publique que lui inflige son fils, qui refuse de l'embrasser lors de sa remise de diplôme de scout, et devant laquelle India tente de garder sa dignité alors qu'elle est touchée au cœur. La visite à sa meilleure amie au moment d'un drame est également poignante, mais sa meilleure scène est sûrement celle où elle fait le pitre en costume militaire devant son fils prêt à partir au front, chose qui ne le fait pas rire et qui la pousse à hurler la phrase qui résume tout le drame de sa vie : « Tu est exactement comme ton père ! » Toutefois, n'oublions pas que même les instants les moins marquants du quotidien d'India, et il y en a beaucoup (!), sont parfaitement bien saisis par l'actrice, qui montre toujours de manière discrète en quoi l'émancipation de ses enfants la perturbe bien plus qu'elle ne l'aurait imaginé.
Conclusion : je suis content d'avoir revu Mr. and Mrs. Bridge, qui méritait effectivement une revisite devant ses éminentes qualités. James Ivory et Ruth Prawer Jhabvala ont réussi à créer un bon film autour du couple le moins enthousiasmant du monde, ce qui est tout à leur honneur. Cela reste forcément une œuvre difficile d'accès, car l'austérité et la banalité ne sont pas a priori les sujets les plus cinématographiques qui soient. Mais avec une telle équipe et d'aussi belles images, la réussite est au rendez-vous !
J'ai un souvenir complètement énamouré du film et particulièrement de Woodward, je ne connaissais pas Ivory à l'époque, le côté "film en costume" m'avait totalement séduit, j'avais l'impression de découvrir qu'on pouvait faire un film historique raffiné sans avoir besoin de remonter très loin dans le temps. A te relire, je me demande quel serait mon sentiment aujourd'hui ...
RépondreSupprimerLa scène "incestueuse" m'avait quand même profondément gêné, ça je m'en rappelle assez bien.
Le vengeur de Rosalind
Je me souviens t'avoir vu écrire que Woodward était ta gagnante parmi les cinq candidates officielles, ce qui m'avait toujours donné envie de revoir le film pour comprendre ce qui m'avait échappé.
SupprimerJe préfère tout de même d'autres films Merchant-Ivory, notamment Chambre avec vue qui est intouchable et Les Vestiges du jour, sans oublier Maurice et Howards End, mais Mr. and Mrs. Bridge reste un joli film qui méritait d'être réévalué.
PS : impossible de laisser un commentaire avec mon compte bien que j'y sois parfaitement connecté, alors navré si je n'ai pas répondu la dernière fois. Je n'y comprends rien et n'ai pas envie de chercher le pourquoi du comment : il faudra s'habituer à voir mes réponses en mode invité. Merci de ta lecture en tout cas !
Chambre avec vue, intouchable, oui, je suis d'accord et Les Vestiges en second, assez proche (j'ai un souvenir vraiment très ému de ma découverte du film, là aussi par hasard ... le genre de chose qui vous marque). Je n'ai toujours pas vu Maurice (ni la Comtesse blanche dans les "récents"). J'aime beaucoup Les Européens aussi, dont on parle moins. Et il faudrait que je revoie celui avec Redgrave (dont tu as parlé, si je me souviens bien !)
RépondreSupprimerAucun problème pour la réponse différée, je veux t'en faire une aussi depuis des lustres, mais même si je suis en train de préparer l'article 1996, j'ai parfois du mal à me concentrer sur ce blog !)
Je ne connais pas La Comtesse blanche, mais ce titre me fait rêver ! Par ailleurs, j'ai découvert Les Européens l'année dernière : j'avais amorcé une critique qui ne s'est pas matérialisée, mais j'avais beaucoup aimé. Les images de la nature en automne et Lee Remick toujours fabuleuse m'ont beaucoup marqué.
SupprimerOrfeo, pour Gretallulah