J'entends par-là que John Ford dynamite certaines valeurs traditionnelles sans aucun état d'âme à travers le Dr. Cartwright. Si Ava Gardner restait fort pieuse dans Mogambo afin de tempérer sa petite vertu, Anne Bancroft, qui a été coiffée pour lui faire un écho très évident, renie quant à elle Dieu jusqu'à la dernière seconde, sans jamais prendre la peine de se repentir pour rassurer la morale bourgeoise de l'époque. Chantre des liaisons hors mariage, affublée de pantalons, buvant comme un trou et fumant comme un pompier, elle bouleverse le quotidien de la mission, évidemment peuplée de femmes ayant renoncé à l'amour pour se consacrer à l'évangélisation des enfants. Ainsi, contrairement à tous les films classiques, le cheminement de Frontière chinoise n'est pas de conduire une pécheresse sur le chemin de la rédemption mais… d'amener des religieuses à se détourner de Dieu pour vivre leur vie comme elles l'entendent ! Pour John Ford et pour l'époque, c'est très fort ! Il est vrai qu'en 1966, on se dirigeait grandement vers une certaine révolution des mœurs, mais tout cela n'en reste pas moins surprenant. C'est peut-être ce qui a poussé de nombreux critiques des années 1970 à inclure ce chant du cygne dans leurs listes de films les plus injustement décriés, mais ces innovations thématiques certes passionnantes ne suffisent pas à me faire hurler au chef-d'œuvre pour autant.
On en est même très loin, que ce soit dans la rapidité du traitement, le métrage ne durant qu'une heure vingt, dans l'esthétique digne d'un film à petit budget, qu'il s'agisse des couleurs délavées ou de la manière de filmer un incendie sans jamais le montrer, mais encore sur la question raciale décidément gênante. Sur ce dernier point, force est de reconnaître que tous les personnages chinois, vus comme des paysans incultes à éduquer, disparaissent dans d'atroces souffrances pour laisser la place au martyre des Occidentales, tandis que les Mongols sont représentés comme des brutes épaisses qui tuent et violent tous les matins avant de festoyer dans l'alcool et la lutte virile. Tous sont ainsi opposés aux Anglais et aux Américains venus apporter la « civilisation » dans ces contrées, chose qui n'est jamais remise en question même quand les missionnaires commencent à douter de leur foi. Notons d'ailleurs que la seule Asiatique qui parvient à survivre est Mme Ling, qui est fille d'un mandarin et par-là même très éduquée, ce qui lui vaut d'être cooptée par la « bonne » société anglophone. Le message est clair. Dès lors, même si on échappe à John Wayne parti tuer des Indiens, et bien que John Ford ait apparemment eu un véritable respect pour la culture chinoise, il ne parvient pas à se départir des clichés d'antan.
La direction d'actrices ne permet pas non plus de renforcer la grandeur du film sur le terrain féministe, puisque la plupart des comédiennes sombrent très rapidement dans la caricature. Anna Lee et Betty Field sont d'ailleurs complètement hystériques dès leur entrée en scène, ce qui non content de véhiculer l'image de femmes en jupons incapables de maîtriser leurs nerfs, fait perdre tout intérêt à leurs personnages qui n'évoluent jamais. Admettons que Betty Field gagne tout de même en maturité après un événement douloureux, mais elle fut tellement agaçante jusque là qu'il est trop tard pour qu'on s'y intéresse. Margaret Leighton est en revanche captivante, car son visage très expressif transmet beaucoup d'émotions. Cela ne l'empêche cependant pas d'en faire des tonnes en directrice extrêmement coincée, qui parle sèchement à tout le monde, et finit par hurler au démon dès qu'elle voit une goutte d'alcool ou qu'elle entend parler de sexe. Sa relation avec Sue Lyon est d'ailleurs entièrement copiée sur la problématique de Grayson Hall dans La Nuit de l'iguane, puisque Margaret Leighton insinue dès la première séquence qu'elle ressent une véritable attirance physique pour sa jeune pupille. C'est une chose qu'elle n'arrive évidemment pas à assumer, d'où son basculement dans la folie à mesure que les drames s'enchaînent. Son interprétation est ainsi renversante pour son engagement physique, mais ça devient tellement camp en cours de route qu'il semble inapproprié de l'entendre crier « Fornication ! Fornication ! » toutes les trente secondes alors que tout le monde se fait massacrer autour d'elle.
La retenue dont usent les autres seconds rôles apparaît alors comme un jugement plus avisé. Flora Robson incarne à son tour la cheffe d'une mission voisine dont les locaux viennent d'être pillés, mais tout en sachant rester ferme, elle n'est jamais psychorigide comme sa collègue américaine. Le monologue où elle confie n'avoir jamais connu que la Chine puisque son père était lui-même missionnaire, et que Noël ne représente donc rien pour elle malgré son métier et ses convictions, est joué avec une subtilité qui confine au sublime, mais c'est hélas interrompu trop vite par les événements en cours. Fidèle à ses habitudes, Mildred Dunnock est de son côté une personne frêle et longiligne, incarnation inébranlable de la tradition, mais il est intéressant de la voir s'émanciper de sa constante soumission sans avoir besoin d'en faire trop. Jane Chang garde quant à elle une très haute dignité même dans les pires humiliations, avant de révéler de façon émouvante à quel point ces traumatismes l'ont affectée. Sue Lyon est pour sa part bien plus marquante que dans ses rôles précédents, car une fois n'est pas coutume son personnage n'est pas vu qu'à travers les yeux de pervers qui la désirent. La jeune Emma existe donc bel et bien pour elle-même, et l'on sent bien son admiration envers la doctoresse émancipée qui l'invite à s'ouvrir au monde, au lieu de finir sexuellement frustrée comme ses collègues. Son cri devant ses élèves fusillés est atrocement poignant, même si le scénario la détourne très vite de ce drame pour la reléguer à l'arrière-plan jusqu'à la fin.
Reste donc Anne Bancroft dans le rôle principal. Elle est sans surprise extrêmement énergique, à la manière dont elle court à n'en plus finir pour soigner les malades aux quatre coins de la mission, sans parler de la gestuelle virile qu'elle adopte pour s'assoir à table avachie comme un bouvier, ou pour entrer en communication avec les femmes coincées qu'elle provoque délibérément. À mon sens, elle est même beaucoup trop embarrassante avec sa cigarette, car même si je ne suis pas aussi rigide qu'Agatha Andrews, je délogerai immédiatement une personne qui se permettrait de fumer chez moi sans mon autorisation. Cela dit, l'histoire fait tout pour la rendre sympathique, en accentuant au contraire les défauts de sa rivale, afin que le public s'identifie à cette femme indépendante qui cherche à rester maîtresse d'elle-même dans une société misogyne. Je l'aurais préférée un peu plus distinguée, mais nous l'apprécierons très bien en l'état. Pour sûr, ce n'est pas son rôle le plus subtil : elle cherche à capter l'assurance et la décontraction vulgaire d'Ava Gardner ou John Wayne, ce qui ne lui permet pas d'être pleinement elle-même comme comédienne. Elle n'en crève pas moins l'écran, ce qui va de soi pour l'une des actrices les plus charismatique du septième art, mais sa performance manque du brillant qu'on lui avait connu jusqu'alors dans ses grands rôles précédents. Katharine Hepburn avait apparemment refusé cette proposition, tandis que Jennifer Jones ne fut pas retenue par le producteur, ni Rosalind Russell qui s'était ardemment battue pour décrocher le rôle. De son côté, Anne Bancroft n'était pas le choix de John Ford, puisqu'elle ne fit que remplacer Patricia Neal, qui fut malheureusement victime d'une attaque au bout de trois jours. Bancroft est si talentueuse qu'elle sait s'emparer du personnage sans donner l'impression qu'elle fut une alternative de seconde main, mais elle a été meilleure ailleurs. Sa dernière réplique, sulfureuse à souhait, lui va en tout cas à ravir.
Frontière chinoise reste ainsi un film en demi-teinte. Certains éléments très positifs comme l'anti-héroïne qui ne demande jamais pardon et une distribution féminine fort attrayante m'ont permis de passer un excellent moment à mesure que les personnages évoluaient vers des points de vue étonnamment modernes. Mais le racisme ambiant ainsi qu'une image de piètre qualité constituent des points trop négatifs pour parler de grand film. Les amateurs de camp l'apprécieront sûrement plus que moi, notamment pour une Margaret Leighton dans tous ses états !
Ca ne dure qu'1h20. C'est fou, je n'avais pas ce souvenir. J'ai beaucoup aimé le film il y a 20 ans avec une préférence pour l'interprétation geignarde et surprenante de Betty Field qui a effectivement une certaine carrière dans les années 40 et 50 (tu as vraiment oublié la mère qui se suicide dans Peyton Place ?).
RépondreSupprimerA revoir, ce que tu dis n'est pas nécessairement engageant, mais je suis plus amateur de camp que toi ! C'est quand même curieux que ce film reste invisible, jamais sorti en VHS, ni en dvd.
En tout cas, merci pour les informations : je ne savais pas du tout que Russell avait voulu le jouer le rôle (je l'y imagine pas facilement, d'ailleurs, mais c'était une grande actrice alors ...)
Le vengeur de Rosalind