dimanche 10 janvier 2016

Le Juge et l'Assassin (1976)


Cette semaine, j'ai soupé chez mes grands-parents, et nous en avons profité pour regarder Le Juge et l'Assassin, de Bertrand Tavernier, diffusé spécialement en hommage à Michel Galabru. L'occasion pour moi de sortir un peu de la ligne éditoriale et de parler d'un film découvert avec plaisir, et vers lequel je ne serais pas allé spontanément en d'autres circonstances.


L'histoire : inspirés par la vie de Joseph Vacher, les échanges chargés de tension entre un éventreur de bergers et le juge d'une petite ville de province bien décidé à profiter de l'affaire pour son propre avancement, sur fond de crise sociale dans une France déchirée par l'affaire Dreyfus…


Tout d'abord, la première chose qui m'a frappé dans l'ensemble, c'est sa beauté photographique. J'avoue être encore maladivement néophyte en cinéma français, qui plus est en cinéma français des années 70, et j'ai toujours eu inconsciemment l'image, erronée, d'une certaine laideur visuelle (certains films avec Romy Schneider), sauvée jusqu'à présent par les couleurs de La Barbade dans Adèle H. Mais par bonheur, Le Juge et l'Assassin m'a rappelé qu'on filmait déjà très bien la France à cette époque, et pour moi qui considère le Massif Central comme l'un de mes biotopes vacanciers de prédilection, je suis ravi. En effet, l'Ardèche est magnifiée par la caméra de Pierre-William Glenn, avec des teintes chaleureuses et un cadre élargi qui font bien ressortir les beautés du paysage, ce qui sert absolument une réalisation qui marie justement la magnificence de la nature au sordide le plus effroyable. La photographie d'intérieur n'est pas en reste, notamment lors d'une séquence de prison aux accents caravagistes, où les ocres les plus chamarrés s'opposent brillamment à l'obscur. Dans tous les cas, le film est très beau et met dans de parfaites dispositions pour apprécier une histoire qui se révèle finalement captivante à souhait.


On peut même parler d'une histoire très riche, Bertrand Tavernier, Jean Aurenche et Pierre Bost ayant visiblement décidé de couvrir plusieurs pistes à la fois à partir d'une trame générale centrée sur les rapports entre un petit magistrat de province prêt à manipuler les faibles pour avancer, et un meurtrier pédophile se prenant pour la nouvelle Jeanne d'Arc. Cet axe principal suscite constamment l'intérêt parce que les deux protagonistes dévoilent de nouvelles facettes de leur personnalité au gré des échanges, les perversions ou les manigances de l'un attisant les désirs refoulés ou le mysticisme de l'autre. Et la deuxième grande force de ce cheminement, c'est aussi le refus du réalisateur de condamner ses personnages, en évitant une explication trop ostensible des choses. À vrai dire, on ne sait jamais si Bouvier est vraiment fou ou s'il prétend simplement l'être afin d'éviter la corde, et les questionnements des autres personnages à son sujet dans le deuxième acte laissent en définitive le spectateur libre de l'interprétation à donner à ce problème.


Cependant, à trop vouloir éviter de porter un jugement sur le criminel, le film en arrive parfois à perdre en subtilité, à l'image de ce texte final rappelant qui si Bouvier a tué une douzaine de bergers en cinq ans dans les derniers feux du XIXe siècle, le système économique et les forces de l'ordre en ont assassiné nettement plus parmi les ouvriers. Cette précision me semble trop ostensiblement lourde, car même s'il n'est pas malhonnête de révéler que Bouvier est lui aussi la victime d'une société qui l'a toujours rejeté depuis le début, il semble quand même difficile de comparer le viol, la mutilation et l'éventrement d'enfants avec un système élitiste plus abstrait. En essayant de garder un esprit ouvert, j'admettrai que ma propre subjectivité joue ici : nous nageons toujours dans un tel système inégalitaire, c'est quelque chose dont nous sommes imprégnés, aussi ai-je sans doute inconsciemment du mal à y voir plus de noirceur que dans la perversité inconnue, et donc plus immédiatement terrifiante, d'un individu isolé. Néanmoins, je suis depuis quelques années en train de migrer de plus en plus à gauche que je n'aurais pu l'imaginer de prime abord, et la dénonciation du système dans le film trouve désormais un écho en moi, bien que la ficelle employée par le réalisateur soit un peu trop grosse. Et ce n'est pas parce qu'on veut mettre en exergue une domination inégalitaire qu'il faut par ricochet dédouaner Bouvier de ses crimes, or le texte final fait bel et bien pencher la balance en ce sens.


Quoi qu'il en soit, ça n'empêche nullement le film d'être efficace sur tous les thèmes qui viennent se greffer à la trame générale. L'antisémitisme y est prégnant sans être trop lourdement appuyé, à travers les affiches jaunes que la presse catholique placarde dans les rues, tandis que les échos de l'affaire Dreyfus, quasi éclipsée dans cette petite société vivaraise par les crimes agitant la communauté, restent eux aussi bien mis en scène, à travers l'hypocrisie nocive d'une bourgeoisie fatiguée. Le personnage de Jean-Claude Brialy dira ainsi être devenu antisémite pour être à la mode, tandis que la très respectable mère du magistrat refusera la soupe populaire à des analphabètes ne sachant pas signer une pétition contre Dreyfus. À l'inverse, Isabelle Huppert deviendra l'une des âmes de la révolte sociale après s'être rendue compte du caractère toxique de ses relations avec certains notables, et finalement, ces questions politiques et religieuses qui agitèrent la France de ces années-là restent passionnantes à suivre à travers le film, tout en renforçant le duel principal dans un jeu de domination des plus éprouvants.


À titre personnel, ce qui me touche le plus dans la réalisation de Bertrand Tavernier, c'est la manière de faire venir l'effroi. En effet, rien ne me terrifie plus que d'avoir affaire à des individus louches, et pour avoir échappé de justesse à une expérience désastreuse au retour d'une soirée jadis, autant dire que voir les jolis paysages ardéchois se teinter d'ignominie à mesure qu'on avance dans le premier acte n'a pas manqué de me serrer la gorge. Ainsi, voir Bouvier sortir furtivement d'un buisson au beau milieu d'une scène pastorale, ou pire, savoir qu'il est caché dans une cavité obscure alors qu'une bergère passe juste à côté, avait de quoi me glacer le sang, mais le plus important, c'est de reconnaître que ce travail sur l'image, où l'horreur le dispute au sublime, reste incontestablement la grande force cinématographique du film. On ne saisit alors pas tout de suite le sens du premier plan sur une montagne enneigée et baignée par le soleil, mais lorsque l'on découvre plus tard quelles sont les activités du protagoniste lors de ses escapades champêtres, c'en devient réellement insoutenable, tout du moins pour moi qui ne connaissais pas l'histoire de Bouvier/Vacher avant de lancer le film et ai donc compris la chose en direct. Le plus terrifiant, également, c'est que la photographie a tendance à privilégier des paysages panoramiques, ce qui isole considérablement les personnages, et notamment les bergers aux champs.


Plus rassurante est en revanche la reconstitution urbaine de qualité où les intérieurs cossus de notables, certes pas nets et dont il faudrait se méfier, ont tout de même le mérite de nous sortir momentanément de l'horreur d'un pâturage isolé ou des murs d'une prison. Décors et costumes sont ainsi bien travaillés, même si pour le coup, c'est surtout le foisonnement du scénario qui réussit à me plonger entièrement dans l'époque, plus qu'une forme pourtant très honorable au demeurant. La musique colore également le tout avec un bon usage d'une Périchole dont les paroles ne sont pas sans faire écho aux rapports de domination dénoncés dans le film. Malgré tout, le plus marquant d'un point de vue musical restera surtout la collaboration de Philippe Sarde et Jean-Roger Caussimon, un tandem qui a concocté trois chansons spécialement écrites pour l'histoire, du patriotique Sigismond le Strasbourgeois, dont on jurerait que c'est un air d'époque tant ça semble réaliste, à la glaçante Complainte de Bouvier l'éventreur, en passant par La Commune est en lutte. Ces trois airs servent parfaitement l'atmosphère du film, et peu importe qu'on soit d'accord ou non avec les paroles, celles-ci restent tellement bien écrites (et chantées, et articulées, avec de vraies liaisons après les participes présents : bonheur !) que ça reste un plaisir à écouter. La Commune peut par exemple sembler trop simple dans sa mélodie, ou trop scolaire dans ses paroles, mais ça reste une belle chanson en soi, à laquelle je me trouve à présent assez sensible, et c'est essentiel pour clore le film étant donné les pistes amorcées auparavant.


Pour finir, impossible de passer outre l'interprétation, qui contribue également à la réussite de l'ensemble d'une façon générale. Michel Galabru, pour commencer, est indéniablement bon, voire très bon, mais en réalité je ne suis pas impressionné plus que ça. Il crie très bien des adresses à Dieu ou à la foule comme le mystique que Bouvier aimerait être, montre au passage qu'il sait ce qu'il veut et reste capable de faire preuve d'une forte personnalité, et pour couronner le tout, il détaille excellemment les conflits teintés de remords qui tourmentent le personnage, notamment lorsqu'il incite fortement l'une de ses possibles proies à déguerpir avant qu'il ne soit trop tard. Tout cela est très bien joué, et on reconnaîtra encore à l'acteur beaucoup de courage pour n'avoir pas hésité à incarner une personne aussi obscure, mais je n'arrive pas à être totalement ébloui non plus. Philippe Noiret hérite quant à lui d'un personnage techniquement plus intéressant, puisqu'il doit révéler de plus en plus de perversité à mesure de l'intrigue, mais tout en s'en acquittant à merveille, il n'arrive pas tout à fait à s'imposer face à son partenaire, qui semble davantage privilégié par les scénaristes. Renée Faure, physiquement sublime (les grandes actrices françaises vieillissent très bien, ne trouvez-vous pas ?), continue pour sa part de faire son chemin dans mon estime, après l'assez médiocre mais toutefois plaisante Chartreuse de Parme, où elle volait à mon avis la vedette à tout le monde, Gérard Philipe compris. Ici, elle compose avec délectation un personnage de bourgeoise qui n'a aucune honte à parler de choses effroyables avec un calme olympien, avant que sa propre hypocrisie ne la rattrape, cf. le dialogue assez jouissif sur Lourdes. Jean-Claude Brialy est de son côté franchement mémorable en procureur homosexuel de retour de Cochinchine, avec tout ce qu'il faut de manières pour ne laisser aucun doute sur l’ambiguïté de sa relation à son boy, tandis qu'Isabelle Huppert complète le tableau en me laissant un sentiment mitigé : elle semble trop détachée par moments, si bien qu'on a du mal à concevoir son dénouement. Mais dans l'ensemble, l'interprétation reste très solide, même si je ne suis ébahi par personne.


À la fin, Le Juge et l'Assassin reste un film riche qui maintient constamment l'intérêt en couvrant plusieurs domaines à la fois, et qui m'a beaucoup plus marqué que je ne l'aurais cru avant de m'y adonner. J'hésite entre un 7+ ou un 8 très solide. Mon fort désir de revoir le film sous peu me fait pencher vers le 8, mais j'ai peur que ça se stabilise à 7 avec un peu plus de recul, à cause d'un message politique qui manque légèrement de subtilité, et parce que pour le moment, ma surprise d'avoir vraiment aimé un film français de cette époque me donne très envie de mettre une excellente note. Dans tous les cas, c'est très bon, et j'ai maintenant envie de voir L'Horloger de Saint-Paul et Que la fête commence, c'est dire si ce visionnage n'aura pas été vain.


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