Aujourd'hui, passons la soirée avec Bai Kwong (白光), l'une des sept grandes étoiles de la chanson chinoise qui, comme nombre de ses collègues, n'a pas manqué d'illuminer le cinéma de son auguste présence dans les années 1940, d'après son désir d'être "comme les rayons blancs allant du projecteur à l'écran", comme le rappelle son nom de scène signifiant littéralement "rayon blanc". 1949 fut en quelque sorte une année particulière pour elle, puisque la prise du pouvoir par les communistes la poussa comme bon nombre d'artistes à se réfugier à Hong Kong, le shídàiqǔ et le cinéma de l'époque de la République de Chine étant vivement dénoncés par le nouveau régime, et c'est finalement dans la ville du sud qu'elle connut deux de ses plus grands succès. Une Femme infidèle (蕩婦心) (Dang fu xin), un film du prolifique Feng Yueh (岳楓), reste d'ailleurs considéré par les cinéphiles chinois comme son plus grand rôle, et il est vrai que le destin de l'héroïne lui donne pas mal de grain à moudre. Au point de faire du film une réussite?
L'histoire est en fait une adaptation de Résurrection de Tolstoï, un roman que je n'ai pas lu mais dont l'argument a l'air particulièrement riche, entre corruption de la justice et recherche d'un sens à l'existence. Le scénario de Tao Qin ( 陶秦) reprend apparemment les grandes lignes du roman, mais disons-le d'emblée, on se retrouve davantage devant un mélodrame tout droit sorti du cinéma muet des années 1920 qu'avec un message philosophique à vocation universelle. En effet, le procès de l'héroïne est rejeté dans les toutes dernières minutes (j'image que le développement doit être plus long dans le livre), et ne reste alors que le parcours de Mei Ying résumé sous forme de flashback entre l'acte rural sur la paysanne et son amour inaccessible pour le propriétaire terrien, et l'acte urbain sur la difficulté de survivre en ville en chantant dans un cabaret (traduisez en se prostituant). Les rapides retours dans le présent tentent tout de même d'enrichir la relation de Mei Ying à son ancien amour devenu magistrat dans les quelques instants qui précèdent le procès, mais c'est vraiment l'héroïne qui est au centre du récit. On notera d'ailleurs la réappropriation misogyne du titre, Mei Ying étant ici qualifiée de femme infidèle alors que ce sont au contraire les hommes et la société qui se jouent d'elle. Le titre alternatif équivalent à "Une Femme oubliée" me semble plus louable et mériterait à mon sens de supplanter l'autre dans les mémoires. Quoi qu'il en soit, le parcours de l'héroïne n'est pas dénué d'intérêt, mais on a déjà l'impression d'avoir vu cent fois ce motif de la jeune fille pauvre engrossée par son riche employeur, si bien que le film perd en originalité. En outre, la seconde partie à la ville se transforme soudainement en polar ennuyeux afin d'expliquer pourquoi Mei Ying se retrouve en prison, au lieu de se recentrer sur un procès trop furtif, ce qui casse le rythme et a tendance à faire décrocher le spectateur. Cependant, certains motifs sont utilisés à bon escient, en particulier ceux du pont et du collier, de quoi montrer que la construction narrative reste cohérente et plutôt bien pensée.
L'impression est un peu la même du côté de la mise en scène: la première partie fait croire à une réalisation inventive donnant un très bon avant-goût des surprises réservées par le film, avant que Feng Yueh ne baisse finalement les bras au point d'échouer à sauver le second acte de l'ennui où le plonge le scénario. Malgré tout, l'entrée en scène part sur une très bonne note, en particulier à travers la photographie de Dong Keyi (董克毅) qui nous plonge directement dans le drame avec les ombres des barreaux, dont une coupe le visage de Bai Kwong en deux, et les arcades de la prison. De même, un plan large isole peu après l'actrice dans l'immensité des couloirs, où elle se retrouve écrasée entre les croix formées par une série de barreaux en hauteur, et un groupe de geôliers agglutinés en face, et les jeux d'ombres sont encore renforcés par la suite lorsque seuls les personnages principaux sont éclairés, alors que leurs interlocuteurs, soit un geôlier, soit la mère, sont filmés en contre-jour. Mais ces trouvailles de génie sont hélas concentrées dans la première partie... Et il en va de même pour les décors, car si les motifs grillagés de la luxueuse maison impressionnent une Mei Ying fillette au moment où elle va être vendue à la propriété, et si les murs percés de grands cercles ajoutent une dimension quasi "ogresque" au domaine, ceux qui suivent ne sont pas du tout mémorables, quoiqu'il faille admettre que les petits appartements urbains soient nécessairement plus sommaires par comparaison. Les costumes de Chen Daqing (陳達卿) sont quant à eux bien trouvés puisqu'ils soulignent l'évolution de l'héroïne entre travaux des champs et "divertissements" citadins, la robe noire à fleurs blanches que Mei Ying porte dans la prison lui permettant en outre d'accrocher le regard dès le premier plan en découpant admirablement sa silhouette sur les murs sombres.
Afin d'estomper ma relative déception, rappelons malgré tout que ces divers aspects font du film une vraie réussite formelle, seul le traitement de l'histoire étant source d'ennui. Et Feng Yueh nous donne quand même à voir de magnifiques images de la campagne avec de très jolis cadres entre les arbres, mais aussi de la ville avec la jolie succession de toits dérivant sur l'entrée dans le bar où Bai Kwong chante la plus jolie chanson du film. Lorsqu'elle fume, les volutes blanches qui l'entourent ont par ailleurs quelque chose d'intensément cinématographique, et j'aime aussi l'idée de filmer son superbe visage en gros plan pour amorcer les réminiscences et dériver sur des images champêtres ou architecturales qui donnent vraiment envie d'avancer dans l'histoire. Gong Qiuxia (龔秋霞), autre étoile de la chanson habituée aux rôles de fiancées respectables, est ici mal utilisée, mais elle sert tout de même de prétexte à un effet de mise en scène assez amusant lorsqu'elle se promène le long d'une rampe, observatrice et suspicieuse, avant de se heurter à un homme que le spectateur découvre en même temps qu'elle, preuve que le réalisateur possède une réelle maîtrise de l'espace. Mais à la fin, la seconde partie lui fait perdre de son inventivité, et l'on regrette vivement le premier acte et sa romance délicate sous le pont.
L'autre grand atout du film d'un point de vue formel, c'est aussi l'usage de la musique spécialement composée par Hou Xiang (李厚襄). Car non contente d'être sublime, sa partition a surtout le mérite d'être pleinement en phase avec ce que l'histoire raconte. Ainsi, pour intensifier le drame d'une scène, le tempo se vivifie à la redécouverte du collier, avant que les notes ne deviennent plus légères dès que s'ouvre la réminiscence. Le compositeur a également écrit cinq chansons pour le film, à l'aide des paroles de Li Ping (黎平), qui servent toutes parfaitement le propos et sont fort bien réparties en fonction des rebondissements. La première ancre directement l'histoire dans l'atmosphère recherchée alors que Bai Kwong chante tristement derrière les barreaux dès le premier plan. La seconde souligne quant à elle les labeurs des paysans aux champs, et les deux dernières sont de simples chansons de cabaret destinées à satisfaire un public assez peu mélomane. La troisième est en revanche le clou du spectacle (voir en haut de la page), puisque cette chanson "des dix soupirs", la première interprétée à la ville lors de l'exode de l'héroïne, rappelle justement son passé de paysanne manipulée par la société, de quoi résumer idéalement le film avec sa plus belle mélodie, justement choisie pour agrémenter le générique d'ouverture. On regrettera simplement que le son ne soit pas tout à fait au point, comme dans bien des films chinois de l'époque.
En somme, l'histoire déçoit quelque peu, mais les équipes techniques ont tellement bien travaillé que bien des aspects formels parviennent à sauver le film et en faire une expérience agréable. L'interprétation de Bai Kwong n'est pas en reste puisqu'elle réussit absolument chacune des séquences, bien que j'aie du mal à être tout à fait impressionné par son jeu. C'est peut-être dû à ses larmes mécaniques lorsqu'elle pleure la mort de son père, mais dans la plupart des cas, on lui demande surtout de jouer calmement, ce qui fonctionne au mieux. Son air maussade des séquences de prison est notamment très bien joué, d'autant que ça sied parfaitement à ses traits, et son petit sourire jaune nuance joliment ce genre de scènes via l'amertume de l'héroïne. La simplicité lui est aussi demandée pour traduire la modestie de la jeune paysanne aux champs, et la grande scène de pleurs où elle tente de rattraper son partenaire sur la colline est pour sa part très convaincante. A son actif également, l'excellente transcription de sa déconvenue, lorsque l'homme à qui elle est ravie de faire signe à la gare se jette dans les bras de Gong Qiuxia située devant elle. Bref, c'est très réussi, mais je n'arrive pas à être ébloui non plus. L'actrice porte néanmoins le film sur ses épaules et y éclipse entièrement ses collègues, dont les personnages sont de toute façon assez transparents. Je me demande toutefois si j'irais jusqu'à la nommer dans ma liste pour cette difficile année 1949, ou si elle se contentera de rejoindre les rangs de Jennifer Jones et des autres recalées de justesse. J'hésite...
En définitive, j'étais tellement content de découvrir mes chanteuses préférées au cinéma que j'étais ravi de ma première expérience, mais le recul d'un second visionnage souligne bien davantage les faiblesses d'une histoire qui aurait pu être davantage passionnante. Les diverses qualités de l'œuvre lui valent tout de même un petit 6 bien mérité.
A suivre, la seconde collaboration de l'équipe de 1949, Le Bégonia rouge-sang.
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