Un film de Ken Russell. |
Entre Women in Love (1969) et The Devils (1971), deux de mes films préférés de l'époque sur lesquels j'écrirai peut-être quelque chose plus tard, Ken Russell n'a pas chômé avec son extravagante Symphonie pathétique, une traduction française pour une fois bien trouvée en donnant à la fois une idée de la vigueur musicale d'un esprit tumultueux, idéal pour servir la partition hystérique d'un réalisateur au meilleur de sa forme, et l'idée d'une tragédie bouffonne centrée sur des personnages tous plus névrosés les uns que les autres. L'histoire, un véritable ballet de frustrations autour de la figure de Tchaïkovski, semble dès lors idéalement entourée par les amours champêtres des Women in Love, et la "légère" sensation de manque des sœurs du couvent de Loudun. Mais ces amateurs de musique, qui comblent leurs frustrations sexuelles en se vautrant allegro voire presto dans les symphonies les plus variées, soutiennent-ils la comparaison avec les chefs-d’œuvre de Ken Russell, malgré la mauvaise presse dont le film bénéficie encore aujourd'hui?
Pour ma part, j'apprécie énormément que ces Music Lovers soient moins un biopic qu'un film sur la descente aux enfers de toutes les psychés ayant eu l'heur, mal ou bon, de côtoyer Tchaïkovski d'un peu trop près, à mesure que le héros tente de réprimer son homosexualité en enchaînant des conquêtes forcément peu satisfaisantes. On évite alors la vision linéaire du propos pour se recentrer sur la problématique de l'amour, voire du sexe tout court, si bien qu'on reste principalement dans une même période de la vie du compositeur. A vrai dire, même l'évocation de l'enfance est intelligemment intégrée pour servir l'histoire, à travers une mère cholérique dont la perte aura traumatisé le héros à vie, celle-ci n'étant d'ailleurs que l'une des figures tragiques gravitant autour d'un Tchaïkovski tourmenté, aux côtés d'une épouse folle et nymphomane, d'une belle-mère maquerelle ignominieuse, d'un frère peu scrupuleux et pas très net, d'une comtesse frustrée affublée de la progéniture la plus effrayante du monde, et d'un amant envahissant. Peu importe, dès lors, que la réalité historique ne soit par moments qu'effleurée: il reste passionnant de voir comment chacun se brûle les ailes en approchant de trop près d'un musicien vénéré que seul le cygne blanc, Sacha, le premier amour et la plus sensée du lot, aurait peut-être pu sauver. Le scénario me captive donc au plus haut point parce qu'on n'a pas le temps de voir les protagonistes vieillir, afin de mieux profiter d'un ballet de personnages aux destins flamboyants.
La flamboyance, c'est d'ailleurs la marque de fabrique d'un réalisateur qui réussit constamment l'exploit de se vautrer dans l'hystérie la plus pure tout en maintenant une formidable cohérence formelle, et sans jamais donner la nausée au spectateur, malgré d'incessants mouvements de caméra qui reflètent parfaitement les tempi les plus rapides des symphonies entendues. En réalité, la mise en scène nous conduit tout droit dans les fantasmes les plus moites d'une galerie de personnages rocambolesques, à la façon d'un courant de conscience happant chacun dans un même mouvement. Chaque partition entendue est ainsi l'occasion pour l'une des femmes de s'imaginer un avenir merveilleux avec Tchaïkovski, entre Sacha qui se voit sagement marcher dans les forêts de bouleaux en sa compagnie; Nina, l'épouse, qui se rêve couronnée d'un diadème et festoyant dans un attelage lancé à grand galop, et la comtesse von Meck, la mécène exaltée, qui se croit déjà mariée avec son protégé en essayant de lui effleurer les mains dans son lit. Mais les hommes ne sont pas en reste, Modeste se rêvant par exemple en train d'amasser des montagnes d'argent sur le dos de son frère à mesure de son succès. De fait, Ken Russell fait monter la tension avec tous ces fantasmes, avant de briser avec délectation la frontière fragile entre désirs de s'approcher au plus près de Tchaïkovski et réalité néfaste de ses propres frustrations, à travers une Ouverture de 1812 délirante, où chacun comble son manque en se canonnant l'un l'autre au milieu de rubans bariolés qui volent dans tous les sens. Cette trouvaille est franchement géniale, et ça a même le mérite de faire avancer l'histoire en indiquant qui est à présent décédé ou toujours de ce monde, juste avant une conclusion des plus terrifiantes sur laquelle je ne dirai rien pour ne pas vous priver de la sensation ressentie.
Dans tous les cas, il va de soi qu'à l'image de l'Ouverture de 1812, la musique est parfaitement intégrée au propos parce qu'elle traduit en images les pensées exaltées des protagonistes. En général, le cinéma fait abondamment usage de Tchaïkovski pour renforcer l'émotion d'une séquence (Marlene Dietrich brisant son effigie de marbre précisément au son de la Symphonie pathétique dans The Song of Songs, par exemple), mais ici, chaque partition est parfaitement intégrée à l'atmosphère d'une séquence. Les puristes vous diront peut-être que voir des gens se tirer dessus ou se rouler nus dans un train de luxe ne sont pas nécessairement les paraboles qui viennent spontanément en tête à l'écoute d'une telle musique, mais le parti pris de Ken Russell reste très cohérent avec sa vision des choses, et la frénésie de ses images se marie finalement fort bien avec la musique iconique du génial compositeur. La représentation du Lac des cygnes fait notamment avancer l'intrigue en révélant qui sera le cygne noir capable de mener le héros à sa perte, tandis que le thème d'amour de Roméo et Juliette traduit à la perfection les désirs inavoués d'une mécène prête à se coucher dans le lit où l'artiste, ivre, vient de s'endormir.
Pour compléter le tableau, les éléments visuels sont eux aussi travaillés avec soin afin d'évoquer les tourments des personnages. Ainsi, outre les rubans multicolores de 1812, les toits dorés éclatants d'une église orthodoxe ou les murs d'une datcha en pleine forêt reconstituent parfaitement une atmosphère russe malgré la britannité entière du propos. Les tenues et coiffures embellissent elles-mêmes très bien une Glenda Jackson au pic de sa séduction, et dont le personnage est bien décidé à séduire tout ce qui bouge de son côté. L'image éphémère de Tchaïkovski lors du feu d'artifice rappelle par ailleurs que son ombre plane constamment au-dessus de ceux qui l'entourent, tandis que la photographie, sublime malgré les mouvements de caméra, pousse le génie à faire coïncider l'ouverture des bras du héros au bord d'un lac avec la chorégraphie des ailes d'un cygne au même moment. En définitive, le ballet est continu, et tout est très beau, même dans le sordide.
En revanche, si la réalisation est superbe, il est dommage que The Music Lovers ne soit pas vraiment un film d'acteurs, l'exaltation des uns pouvant en rebuter, et l'erreur de casting pour le personnage principal étant un peu gênante, même si l'une des interprètes parvient à tirer son épingle du jeu. On regrettera donc le casting de Richard Chamberlain, bien trop lisse et mal maquillé pour être crédible dans la peau d'un héros beaucoup plus beau et tourmenté que lui, malgré deux ou trois scènes assez solides qui sauvent quelques meubles. A ses côtés, la quasi totalité des seconds rôles ne sont que des caricatures, mais comme chaque personnage s'en donne à cœur joie, tout le monde finit tout de même par être assez mémorable: Christopher Gable fait assez bien l'amant empressé un peu trop insistant, malgré sa laideur; Kenneth Colley souligne également que Modeste n'est pas aussi net qu'il n'en a l'air; et Sabina Maydelle est assez émouvante en belle-sœur sincère et déçue. Maureen Pryor a quant à elle beaucoup de charisme, ce qui lui permet d'incarner le personnage le plus hideux du film, prêt à prostituer sa fille folle en lui faisant croire que ses "invités" sont les célèbres Rimski-Korsakov et autres compositeurs de l'époque soit disant venus "payer leurs respects" à l'épouse de leur collègue. Enfin, Izabella Telezynska joue bien la mécène exaltée en manque d'amour, et capable du pire autoritarisme à la moindre contrariété, tout en étant affublée d'une paire de jumeaux robotiques des plus effrayants.
Cependant, personne ne bat Glenda Jackson dans le rôle de l'épouse nymphomane. Impossible de feindre la surprise ici: son charisme est tel qu'elle réussit constamment à voler la vedette même à ses partenaires les plus vivaces, notamment sa mère à l'écran qu'elle peut éclipser d'un simple geste d'éventail. En fait, le miracle avec Glenda Jackson, c'est qu'il lui suffit d'apparaître devant une caméra ou un parlement pour que tout ce qui existe alentour de désintègre dans la seconde, et cet assemblage de traits particuliers, d'audace et de maintien en font certainement l'un des visages les plus cinématographiques qui soient. Malgré tout, je ne suis pas aussi facilement ébloui par la dame que la majorité des cinéphiles, à cause d'un jeu à mon avis trop redondant d'un film à l'autre, Jackson ayant généralement tendance à trop se reposer sur son charisme et à n'attendre que l'extrême fin d'un film pour révéler quelques fêlures. C'est le cas pour Women in Love et Mary, Quen of Scots, où elle est impérieuse à souhait mais ne nuance ses héroïnes qu'à la fin, ou encore pour A Touch of Class où elle n'est pas vraiment drôle par elle-même quoique impeccable dans les dernières minutes plus contrastées. Et dans Marat/Sade, sa fausse Charlotte Corday me semble trop technique pour me faire ressentir quelque chose pour elle, d'autant que lorsqu'on la découvre, elle est déjà irrémédiablement perdue. Mais ici, c'est autre chose. L'actrice nous fait bien comprendre le cheminement vers la folie de son personnage, et lorsqu'elle apparaît courant dans la neige lors de la fête, rien ne nous pousse à croire de prime abord qu'elle puisse avoir des problèmes. Dans tout les cas, elle est exaltée et dynamique, quitte à exacerber son jeu afin de fusionner en parfaite harmonie avec le style outré de Ken Russell, son grand exploit étant qu'elle ne donne jamais la sensation d'en faire trop dans ses excès, précisément parce qu'il y a toujours beaucoup d'humanité chez cette femme en chute libre. La démesure est alors toujours tempérée par la maîtrise au point qu'on ressent vraiment quelque chose pour le personnage, malgré une ou deux grimaces terrifiantes qui sont de toute façon voulues par le réalisateur. Bref, Sunday Bloody Sunday reste son plus grand rôle, mais je suis à présent très enthousiaste pour sa pathétique Antonina Milioukova de la symphonie en question. Je me demande simplement si je ne préfère pas, tout de même, Vanessa Redgrave dans Les Diables, parmi les hystériques chères à Ken Russell. Mais peu importe, la réussite interprétative est bel et bien au rendez-vous.
The Music Lovers est donc un film absolument fait pour moi qui aime autant les belles images, les ballets de personnages pas très nets, la frénésie de mouvements chorégraphiés et la musique de Tchaïkovski. J'ai dès lors beaucoup de mal à voir ce que tout le monde peut bien reprocher à ce film: c'est le chaînon parfait entre les galipettes rustiques de Women in Love et les outrances monacales des Diables, et peu importe que la réalité historique ne soit pas constamment respectée. Ken Russell a en fait trouvé le moyen d'adapter les partitions d'un génie tourmenté à son propre style, et le tout me ravit au plus haut point, même si The Devils reste son sommet. Je n'ai aucun scrupule à monter à un solide 8/10.
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