samedi 8 mai 2021

Faide royale

                             

On m'a offert un accès à Disney+ cette année, ce qui m'a permis de rattraper mon retard sur tous les longs-métrages d'animation que j'avais royalement snobé après 2000, et plus encore, d'avoir enfin déniché la série de Ryan Murphy Feud (2017), qui retrace la rivalité entre deux icônes gretalluliennes, Bette Davis et Joan Crawford, entre les tournages de Baby Jane (1962) et Chère Charlotte (1964). Comme vous le savez, Hollywood du même scénariste m'a totalement diverti malgré certains défauts, mais cette faide, coécrite par Jaffe Cohen et Michael Zam, valait-elle l'attente?

On pourrait croire que j'ai adoré : j'ai assez fait parler l'esprit des dames par le passé pour être objectivement le cœur de cible visé, mais en réalité je ne suis pas plus enthousiaste que ça. Il faut dire qu'en neuf ans d'écriture j'ai mûri : les crêpages de chignons de divas, qui me faisaient tant rire à 24 ans, ne m'amusent plus vraiment désormais. Si je devais être ami avec des stars de l'époque, je danserais plus volontiers avec Myrna Loy, et préférerais prendre le thé avec Irene Dunne et Greer Garson, plutôt que chercher à apaiser les tensions entre des battantes certes plus flamboyantes, mais finalement beaucoup trop anxiogènes pour générer une amitié durable. Encore que je sois le roi de la diplomatie féminine! Je ne compte plus le nombre de querelles de lycéennes qu'il m'a fallu arbitrer jadis, souvent sans qu'on me demande mon avis, avec autant d'échecs que de réussites! Mais aujourd'hui, je n'ai plus de temps à perdre avec les ego surdimensionnés qui voudraient rester au centre de l'attention.


Ce qui ne diminue en rien mon admiration inaltérable pour le talent des dames. Je regarde en moyenne trois ou quatre films avec Bette Davis et Joan Crawford une fois par an : elles sont, en compagnie d'autres étoiles capricieuses telles les divines Greta, Marlene, Miriam et Pola, certains de mes plus grands éblouissements culturels, à tel point qu'il se passe rarement plus de trois jours sans que je pense à la plage d'Humoresque, ou au filet de dentelle de La Lettre. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que leurs photographies trônent en maîtresses dans ma chambre à coucher. Sans compter que, dans la vraie vie, j'ai tendance à être très ami avec des personnalités de type Bette! Mais le fait est bel et bien là : les querelles d'artistes ou la compétition féminine ne me divertissent plus.


J'ai dès lors eu assez de mal à rentrer dans la série en question, qui enfonce des portes ouvertes avec des béliers colossaux dès les premiers épisodes, pour insister sur le degré hautement toxique de deux femmes qui se détestaient, et inventer au passage une pléiade de coups bas pourtant loin d'être avérés dans la réalité. Joan Crawford passait-elle vraiment tout son temps libre à comploter avec Hedda Hopper pour influencer la critique? Si oui, je veux bien que l'on me montre tous les articles orduriers prétendument écrits par la dame aux chapeaux, car je n'en ai jamais trouvé trace jusqu'à présent. La série touche certainement une part de vérité en soulignant qu'aucune des personnes portraiturées n'étaient des saintes : il n'y a qu'à voir les apparitions de Crawford à What's My Line?, ou les interviews d'elle et de Davis où l'on n'hésitait pas à médire sur son prochain pour amuser la galerie, pour savoir que les deux étaient passablement nocives, surtout l'ancienne star de la MGM qui s'enfermait dans un personnage de grande dame qui sonnait faux. Mais tant de venin craché par raz-de-marée dans les premiers épisodes a rendu le visionnage particulièrement ardu, même pour moi et mes dialogues fictifs de stars d'antan.

Ryan Murphy parvient heureusement à édulcorer le poison dans la seconde partie, en soulignant que les deux comédiennes étaient avant tout victimes d'un système misogyne incarné ici par Jack Warner (Stanely Tucci). Toutes deux ont dû lutter pour s'imposer, avec les armes à leur disposition : l'une avec son charisme glamour cherchant à faire oublier ses origines plus que modestes, l'autre avec son tempérament de feu qui refusait de se plier aux conventions. Irene Dunne disait qu'elle avait préféré tirer sa révérence avec grâce plutôt que chercher à tourner coûte que coûte, quitte à courir avec une hache dans des navets de série B. Bette Davis comme Joan Crawford avaient une énergie différente : chacune avait le sentiment d'avoir encore quelque chose à prouver, même après trente voire quarante ans de carrière. Le manque d'affection parentale, puis filiale, a créé en elles un vide qu'il leur fallait combler en restant dans la lumière des projecteurs, puisque leur fin au cinéma aurait signifié une mort personnelle à petit feu. Davis voulait absolument être reconnue comme la plus grande actrice du monde pour compenser une supposée laideur que les studios lui reprochaient depuis ses débuts; et Crawford a toujours dû prouver son talent alors qu'elle était déjà une actrice éblouissante et formidable dès la fin des années 1920. La série prend dès lors un tour tragique lorsqu'on réalise à quel point les dames qui firent la renommée du cinéma en son âge d'or furent trainées dans la boue, une fois qu'on ne leur proposait plus de rôles à leur mesure passée la cinquantaine. C'est très triste : la narration du tournage de Trog fait d'ailleurs très mal tant la souffrance de Crawford paraît sincère.

De la sorte, Feud est une série qui exagère un peu sur son côté vulgaire, avant de trouver un ton plus juste à mesure que les portraits sont mieux esquissés. Toutefois, j'ai du mal à croire que les deux rivales étaient aussi obsédées l'une par l'autre même en fin de vie. J'imagine mal Davis tenter d'appeler Crawford en pleine nuit dix ans après leur dernière rencontre, ou Crawford désirer encore l'estime de sa consœur sur son lit de mort, alors qu'elle avait des photos de personnes plus chères à son cœur, comme Barbara Stanwyck, pour la consoler. Le repas imaginaire chez Joan qui parle aux fantômes du passé se fait d'ailleurs au son des violons : c'est trop ostensiblement tire-larmes malgré son esprit délicieusement mélodramatique comme dans les films d'antan. Notons tout de même que la série est un peu déséquilibrée entre les deux dames : elle est entièrement centrée sur Crawford, Davis pouvant être quasiment considérée comme secondaire. Ryan Murphy passe d'ailleurs tout son temps à justifier le talent de Crawford en écrivant qu'elle n'aurait pas duré si longtemps sans avoir été une grande actrice et une très grande star. Le talent de Davis étant acquis dès le départ, il passe moins de temps avec elle.

Physiquement, la distribution de Jessica Lange en Joan est légèrement problématique. Crawford avait le visage le plus photogénique de l'histoire du cinéma, avec des traits fort singuliers qui se démarquaient encore dans les années 1960, si bien que le visage botoxé de son incarnation a du mal à soutenir la comparaison. Cela n'empêche pas Jessica Lange de communiquer avec brio des émotions contradictoires, se montrant notoirement bouleversante dans le dernier épisode tout de larmes et d'amertume. Mais j'ai un peu de mal à y voir Crawford à chaque instant : c'est par endroit très réaliste, mais à certains moments pas tout à fait convaincant, malgré la haute qualité de son travail. Elle fait tout son possible pour ne surtout pas imiter Faye Dunaway par son jeu plus sobre, mais la série joue tout de même en sa défaveur en recréant des scènes de Maman très chère au costume près, rendant le "Fuck you!" de Jessica Lange nettement moins mémorable que l'illustrissime "Don't fuck with me, fellas!" devant un groupe de mâles insipides. Dunaway, qui ne fut pas épargnée par Bette Davis, a surtout l'avantage d'avoir la voix la plus crawfordienne du cinéma contemporain, d'où un mimétisme vocal qui parvenait à la rendre convaincante il y a quarante ans, malgré les outrances d'un jeu volontairement camp. Jessica Lange a plus de mal à s'imposer directement en Crawford, mais son jeu est plus juste, et comme je le disais, on finit par y croire véritablement une fois que les personnages sont posés. Gloire à elle de chercher à en donner son interprétation, sans chercher à imiter la création passée.

À l'inverse, Susan Sarandon était le meilleur choix physique imaginable pour incarner Davis. Aidée par le maquillage et une voix qu'elle prend soin d'érailler pour marquer l'usure provoquée par la cigarette, elle est criante de vérité par rapport aux interviews que l'on connaît de la dame. Néanmoins, son fiel manque d'un chouia d'énergie lorsqu'elle domine sa rivale du haut de son mépris, ou lorsqu'elle passe en revue les autres légendes du septième art pour diminuer leurs qualités. Elle n'en reste pas moins très charismatique, et très juste dans sa relation aux alliés : on savait Davis magnanime avec les gens qu'elle estimait, et cela se ressent dans la franche camaraderie créée par Susan Sarandon avec ses partenaires. Crawford en devient pathétique par comparaison, d'où la justification permanente de Ryan Murphy, et le rééquilibrage en sa faveur concernant le talent maternel des dames. Ici, Christina n'est que brièvement évoquée en une scène où Joan a du mal à se décider à lui envoyer ses félicitations : la fille la plus présente est Cathy, qui finit par lui avouer qu'elle ne pouvait pas rêver meilleure mère qu'elle. On sent bien la volonté du scénariste d'effacer toute trace de cintre en fil de fer... Bette passe quant à elle pour une matriarche orgueilleuse qui ne parle que d'elle à sa fille handicapée, et qui finit rejetée par B.D. pour avoir apparemment violenté ses petits-enfants en état d'ivresse. Dommage que Ryan Murphy n'ait pas intégré le point de vue du fils adoptif, qui à l'instar de Cathy Crawford dans l'autre famille n'a toujours dit que du bien de sa mère, rejetant les accusations de la sœur aînée.

Par contre, une chose qu'il est impossible de pardonner dans l'interprétation des dames, c'est qu'elles sont excessivement mauvaises dès qu'elles doivent jouer des scènes classiques de Baby Jane, Chère Charlotte, ou Lady in a Cage pour OdeHa. Ni Davis, ni Crawford, ni de Havilland n'auraient proposé des prises aussi calamiteuses, affaiblies par des voix mal placées, ce qui est très loin de faire honneur aux modèles. Tant qu'à recréer la magie des stars à la ville, autant faire de même avec leur image à l'écran, parce que personne ne serait allé voir Baby Jane si les scènes proposées par Feud avaient été retenues dans le montage final. De son côté, Olivia de Havilland est sûrement le personnage dont l'image est la plus écornée par la série : on comprend tout à fait qu'elle ait porté plainte, tant le portrait de Catherine Zeta-Jones révèle une garce médisante qui semble plus proche d'un humanoïde reptilien que d'un être humain pétri d'émotions sincères. Olivia ne m'a jamais paru sympathique comme personne, tant elle semblait bouffie d'orgueil, peu naturelle les soirs de remises de prix, et s'adressant à son prochain avec un air supérieur, mais Madame Douglas insiste uniquement sur ses aspects les plus négatifs, ce qui finit par dégouliner d'ennui. Même quand elle vient soutenir son amie Bette, elle semble détachée de tout, comme si incapable de ressentir la moindre émotion. Pas étonnant que l'actrice centenaire s'en soit offusquée.

À vrai dire, les personnages secondaires remarquables sont à chercher en premier lieu du côté d'Alfred Molina, qui montre bien le tourment de Robert Aldrich de n'être pas reconnu à sa juste valeur. Jackie Hoffman est pour sa part ultra mémorable dans le rôle de Mamacita, la bonne impassible de Crawford qui, sous son masque de ménagère aigrie, n'oublie jamais d'exister par elle-même et fait preuve d'une ouverture d'esprit inattendue. Avec l'exquise Alison Wright incarnant le visage du féminisme des années 1960 et 1970, elle compose la scène la plus rafraîchissante de la série, encourageant l'assistante du metteur en scène à se lancer dans une carrière de réalisatrice afin de s'émanciper des carcans masculins, ce que les deux étoiles de la production ont échoué à faire malgré leurs combats. En revanche, la géniale Judy Davis est presque trop sympa pour être une Hedda Hopper crédible. Cette femme était l'un des personnages les plus détestables de l'histoire d'Hollywood, mais en insistant sur son aspect cocasse et grotesque, Davis ne la rend pas aussi haïssable qu'il le faudrait. Quant à Kathy Bates, elle est super cool comme à son habitude, mais Joan Blondell n'a finalement pas grande incidence sur l'histoire. Autrement, Serinda Swan est pas mal du tout en Anne Bancroft, mais je ne suis pas convaincu par la Geraldine Page de Sarah Paulson : en 1963, la dame en était à sa troisième nomination aux Oscars, mais Paulson fait d'elle un être timoré qui se laisse manger tout cru par Joan Crawford. Comparé à Alexandra del Lago, j'ai toutes les peines du monde à y croire.

Conclusion : avoir distribué des comédiennes dix ans plus âgées que leurs modèles à l'époque des faits est un choix intéressant pour souligner les effets sordides de la misogynie des hommes qui dominent le cinéma, et qui ont toujours rejeté les femmes une fois leur jeunesse passée. La critique de cette odieuse façon de penser est réussie, mais Ryan Murphy tombe lui-même dans des travers non féministes en jouissant de la rivalité toxique des deux actrices, forçant le trait avec trop d'ardeur dans un premier temps, avant de sortir les violons d'une manière peu subtile. C'est ce qui m'empêche d'aimer Feud autant que je l'eusse voulu : le manque de finesse ne rend pas cette série réellement mémorable, bien que l'auteur ait fait bien pire par la suite. Le happy ending injustifiable du plaisant Hollywood, puis le divertissant mais apocalyptique The Prom sculpté à la tronçonneuse, m'en sont témoins. Heureusement, il nous reste le rêve. Je me plais à imaginer Bette Davis en Brunehilde et Joan Crawford en Frédégonde, deux guerrières en cuirasse partagées entre guerre et paix, qui resteraient obsédées l'une par l'autre sans jamais se rencontrer. Dommage que la Warner ne se soit jamais intéressée aux Mérovingiens, c'eût été palpitant!


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