Joyeux centenaire, Deanna Durbin ! Célébrons cet heureux événement en couleurs et en chansons, avec Can't Help Singing, un film réalisé par le très obscur Frank Ryan, et surtout mis en musique par les légendaires Jerome Kern et Yip Harburg. Nommé Caravane d'amour en français, telle une invitation au voyage à travers l'Amérique, ce western musical sorti à Noël 1944 est l'un des grands incontournables de l'étoile des studios Universal. Et pour cause : comme l'indiquent les noms prestigieux du musicien et du parolier, les producteurs se sont surpassés pour offrir à Deanna son seul et unique film en Technicolor. Avec, au programme, des aventures épiques à travers tout le continent, une reconstitution historique aidée par une débauche de costumes pas forcément du meilleur goût, une décoration opulente illustrée par des fruits et légumes gigantesques, des danseurs mexicains pour faire bonne figure, des bateaux à aubes le disputant aux vieux chariots qui tanguent, et surtout la présence régulière de chœurs qui accompagnent la star et ont même des numéros qui leur sont exclusivement consacrés, chose assez rare dans la filmographie de Miss Durbin où l'essentiel était de l'entendre chanter seule.
Et n'oublions pas ce véritable effort de scénographie où chaque chanson est portée par une foule de figurants. Au cœur de l'une des périodes les plus sombres du siècle, l'Universal a vraiment cherché à vendre du rêve en plaçant sa comédienne au centre d'une véritable comédie musicale, sachant que si tous ses films précédents comportaient des moments musicaux, aucun ne relevait réellement de ce genre à proprement parler. Le résultat fut payant, car malgré un budget pharamineux, les studios parvinrent à faire un profit conséquent. La critique fut quant à elle sous le charme de ce film sans grandes prétentions cinématographiques mais au pouvoir de divertissement sans égal. Comme toujours dans le monde enchanté de Deanna, on est loin du chef-d'œuvre, mais j'aime trop cette traversée des États-Unis pour ne pas la refaire chaque année avec le même ravissement.
L'histoire, parfaitement loufoque, nous ramène aux années 1850 à l'époque de la ruée vers l'or en Californie. Caroline, fille d'un sénateur de la côte est, s'enfuit à l'occasion d'un récital pour retrouver le fiancé que son père n'approuve pas à l'autre bout du pays, le lieutenant étant affecté à la surveillance de concessions aurifères au Far West. Chemin faisant, elle fait de multiples rencontres, dont un prince russe désargenté qui cherche à lui voler ses biens, et le charmant filou Johnny, avec qui elle doit parcourir des territoires inconnus bon gré mal gré. L'aventurier étant lui-même doté d'une belle voix, Caroline saura-t-elle résister à son charme?
Évidemment, il ne faut pas regarder Can't Help Singing pour son scénario convenu quoique fort drôle, mais bien pour les superbes mélodies de Jerome Kern qui auraient fait fureur à Broadway, ainsi que pour la facilité d'une actrice aguerrie à porter tout un film sur ses épaules tout en faisant rire plus souvent qu'à son tour, avec ce mélange de légèreté et d'espièglerie qui fut sa marque la plus manifeste. Dès le générique s'ouvrant sur les prairies américaines sous un ciel éclatant, je me suis laissé porter par la musique, qui ne manque jamais de faire forte impression. Deanna fait d'ailleurs une entrée en scène fracassante en roulant à vive allure dans la campagne au son de vocalises hilarantes qui ont donné son titre au film, Can't Help Singing. On dirait moi quand j'arrive pour dîner ! Et j'aime tellement cette allégresse si bien assumée ! Voilà une première chanson qui met du baume au cœur et qui met tout de suite dans de très bonnes dispositions pour profiter du reste du spectacle. La seconde chanson est Elbow Room, mais ce n'est pas l'apanage de Deanna, qui laisse les colons chanter leur espoir d'une terre promise au mépris de toute réalité historique. La jovialité de la conquête de l'Ouest et les Indiens qui ne servent qu'à effrayer les jeunes filles de bonne famille ne sont clairement pas le point fort du film, mais qu'attendre d'autre d'une comédie américaine de ces années-là? Heureusement que la mélodie reste entraînante pour nous aider à oublier ces graves défauts.
Les deux chansons suivantes replacent quant à elles Deanna au centre de la scène, à commencer par une reprise osée de Can't Help Singing, où la jeune femme bien éduquée se montre sans complexes, et très sagement (!), dans un bain moussant ! On est loin de Claudette Colbert dans son lait d'ânesse, mais Caroline Frost n'est pas une pécheresse antique ! Toujours est-il qu'en faisant le bonheur des voyageurs, notre sympathique héroïne est accompagnée par Robert Paige, qu'elle ne peut pas voir à ce moment-là, le bain des dames étant judicieusement séparé de celui des hommes par une cloison de bon aloi. Avec les chœurs soutenant ce joli duo, c'est sûrement la séquence la plus mémorable du film. Et non contente de charmer l'ouïe, la scène en met également plein la vue grâce à l'éclat du rouge à lèvres de la star, vraiment trop maquillée pour une telle occasion ! Deanna est pourtant très belle en couleurs, mais on regrettera que l'équipe technique ait eu la main assez lourde sur les fards en tous genres ! Je soupçonne même la pauvre actrice d'avoir été tartinée à la truelle ! Par bonheur, la chanson n'en reste pas moins un délice, et l'on notera surtout que pour la première fois, l'Universal attribua le rôle du partenaire à un acteur de la maison, ce qui n'était pas vraiment de coutume. Cela sert très bien la confusion des sentiments qui s'ensuit, alors que l'héroïne se sent irrésistiblement attirée par son compagnon de voyage, ressentant des émotions que son fiancé officiel n'avait jamais suscitées. C'est ce qu'illustre Any Moment Now, joli solo prairial culminant devant les roches féériques de l'Utah, alors que des cloches angéliques semblent promesses de bonheur.
Après cette promenade lumineuse, Deanna marque une pause dont profitent les colons pour s'égayer de nuit au rythme d'un vieil air du folklore américain, Swing Your Sweetheart. N'étant pas d'humeur sautillante, Caroline a préféré se réfugier sur la berge pour assumer pleinement son amour envers Johnny, au son de More and More. Cette mélodie, la plus intime de l'œuvre, rappelle les grandes chansons langoureuses de l'époque, mais on est en droit de préférer Long Ago (and Far Away), autre composition de Jerome Kern publiée en 1944. Relevons toutefois que le costume violet assez hideux parvient tout de même à donner un air de poupée de porcelaine à la chanteuse filmée en gros plan. Malgré tout, je préfère de loin le morceau suivant, Californ-i-ay, dont le rythme trépidant reflète la grandeur de l'Eldorado enfin atteint par la caravane, avec de vrais mouvements de foule dans la cour d'une hacienda. Les paroles de Yip Harburg ornent d'ailleurs cette corne d'abondance, puisque l'ancien État espagnol peut s'enorgueillir de produire des prunes plus grosses que la Lune, elles-mêmes arrosées par une pluie pétillante comme le champagne, à la grande joie de ces messieurs qui peuvent avoir autant de femmes qu'ils le désirent puisque aucune d'entre elles ne saurait dire non. Les paroles ne sont pas follement féministes, tout en se drapant d'un voile patriotique rappelant que sans la Californie, il n'y aurait pas d'États-Unis. Cela ne m'empêche pas d'adorer cette mélodie et de la chanter au moins une fois par semaine depuis ma première découverte du film ! La pièce finale est non moins réjouissante avec une reprise de toutes les chansons précédentes interprétées par Deanna qui, comme Francesco me l'avait révélé il y a quelque temps, en profite pour changer de robe sans aucune cohérence narrative, pour le simple plaisir de porter les deux ! Je préfère tout de même la noire à la blanche aux faux airs de Jezebel.
Can't Help Singing brille donc par sa partition, chose précieuse qui nous laisse entrevoir ce qu'aurait pu être la carrière de la star si elle avait poursuivi sa carrière dans ce registre, dans les grands films en couleurs des années 1950. Regret éternel, mais c'était là son choix. Dommage, cependant, que malgré un véritable effort chorégraphique, le résultat visuel ne soit pas époustouflant. Les scènes de foule, que ce soit lors du départ de la caravane ou à l'arrivée en Californie, sont notamment un peu brouillonnes malgré leurs jolies couleurs et quelques plans intéressants. Idem pour les danseurs mexicains, bien gentils d'avoir fait le déplacement pour pimenter le tout, mais qui auraient mérité un véritable morceau à eux seuls au lieu d'une volte d'une brièveté désespérante. En fait, les rencontres les plus parlantes ne sont pas nécessairement les plus mouvementées, comme en témoigne par exemple la plongée sur les bains. Ces danses sont finalement à l'image du film, à savoir tout à fait divertissantes mais assez dérisoires. Le réalisateur ne s'en sort pourtant pas trop mal dans le registre de l'humour, avec entre autres une scène de baiser héritière de la Lubitsch touch, alors que le lieutenant souriant entraîne Caroline derrière une colonne pour l'embrasser, et qu'on ne voit qu'une spectatrice qui les regarde en ricanant, avant que l'héroïne ne reparaisse en se recoiffant. Certes, les talents d'imitation de Frank Ryan ne vont guère plus loin, mais l'ensemble se tient et fait sourire à plus d'une reprise. Mention spéciale aux trouvailles de la jeune femme pour se faire porter pâle ! En revanche, l'humour tombe complètement à plat dans toutes les scènes impliquant Akim Tamiroff et son complice russe, ces gentils voleurs maladroits devenant assez redondants à mesure de leur avancée.
Par bonheur, on peut compter sur Deanna pour rendre nombre de séquences hilarantes par sa seule interprétation ! Elle est d'ailleurs tellement décontractée dans ce film, qu'elle ne prend jamais au sérieux, qu'elle en est à son pic de charisme. La naïveté de la jeune femme de bonne famille est ainsi parfaitement tempérée par un fort caractère et une ingéniosité à toute épreuve, soit une heureuse alliance de contrastes qui donne beaucoup de fraîcheur à l'histoire. Mention spéciale à ses grimaces dans son lit de malade, ou à sa manière hardie de s'emparer d'une bourse pleine d'écus dans un bouge mal famé : elle est hilarante ! Les scènes d'amour la montrent en revanche sous un jour plus mièvre, qui aurait pu être touchant trois ou quatre ans plus tôt au sortir de l'adolescence, mais qui ne s'allie pas toujours idéalement à la forte indépendance d'une héroïne bien adulte. Quoi qu'il en soit, Deanna joue avec un plaisir manifeste, donnant l'illusion qu'elle a pris grand plaisir sur le tournage, et cela suffit à m'enchanter ! Robert Paige, acteur ayant l'insigne honneur d'être le seul à avoir chanté en duo avec la star, si l'on excepte Jan Peerce dans Chansons dans le vent, est quant à lui un peu effacé par rapport à sa partenaire : on attendait un côté plus sournois chez cet aventurier, plus à même de jeter le trouble dans les sentiments de l'héroïne. En l'état, il a l'air aussi gentil qu'un ourson en peluche, à tel point que c'est Caroline qui doit le titiller en lui enfonçant la tête dans l'eau pour le décider à lui courir après ! Heureusement, il est bon chanteur, ce qui compense ce petit défaut d'interprétation dans un film qui n'est après tout pas vraiment le sien.
Conclusion : Can't Help Singing est un film charmant. C'est loin d'être du grand cinéma en couleurs comme le fut Le Chant du Missouri la même année, mais je ne bouderai pas mon plaisir. Certes, les péripéties sont terriblement convenues, oui, les méchants sont aussi effrayants que la fille adoptive de Janet Gaynor et Joan Fontaine, et d'accord, les chorégraphies de groupe laissent à désirer pour de la comédie musicale, les danseurs se contentant surtout de marcher derrière les personnages centraux. Mais qu'importe, j'adore ! Tout le monde a bien conscience qu'il n'y a rien que du second degré et s'amuse en toute connaissance de cause, les mélodies sont quant à elles entraînantes et mémorables, les couleurs chatoyantes et Deanna complètement délirante dans sa chevauchée fantastique ! Que demander de plus? Cette Caravane d'amour constitue ainsi un divertissement idéal à regarder aujourd'hui pour célébrer le centenaire de notre idole !
La fille adoptive de Janet Gaynor et Joan Fontaine ? Tu as oublié Ivy ! Moi je me méfierai de la fille de Joan Fontaine ...
RépondreSupprimerC'est aussi un de mes Durbin préférés, pour les couleurs, les costumes, la musique, évidemment ... j'avais totalement oublié l'intrigue (qui a de faux airs de New-York-Miami, d'après ton résumé) mais je me rappelle très bien les séquences musicales (en particulier celle du bain moussant)
Je n'avais jamais réfléchi à cette question du duo (le fait que Durbin ne ne chante jamais avec un partenaire). Un peu comme Barbra Streisand, quoi ...
Je me demande ce que ça aurait donné avec Howard Keel, tout ça.
Francesco, le démasqué
Oh oui... Tu fais bien de me rappeler Ivy Lexton et Christabel Caine, deux exemples de la face obscure de la claire fontaine!
SupprimerAutrement, tu me laisses imaginer un monde parallèle où Deanna, lassée de son image Universal, aurait cassé son contrat pour atterrir enfin à la MGM, donnant la mesure à Howard Keel dans de grands spectacles colorés. Ce qui n'a d'ailleurs pas été loin d'arriver puisque le studio lui avait proposé le premier rôle dans Kiss Me Kate… 27 ans, c'est beaucoup trop jeune pour partir à la retraite!
J'aime bien Kathryn Grayson (et Jane Powell) et je trouve qu'elle est vraiment bien dans ses duos avec Keel (en particulier Kiss Me Kate), mais c'est sûr que j'aurais aimé que Durbin puisse jouer dans certaines des grandes comédies musicales de la période.
RépondreSupprimerCa aurait pu être le cas, d'ailleurs, quand on y pense, quand Pasternak est passé à la MGM (et il était fidèle à ses interprètes). Bon, elle a pris une décision ... on n'a pas d'autre choix que de la respecter !
Hélas! J'aime bien Kathryn Grayson dans Show Boat, mais en dehors de ce film, je la connais encore trop peu (également vue dans Anchors Aweigh où je suis plus sensible à Gene Kelly qu'à elle).
SupprimerJ'aime aussi la voix de Jane Powell, mais je n'ai vu que Les Sept Femmes de Barberousse dans sa filmographie. Elle ne m'y a pas marqué en tant qu'actrice, mais le propos misogyne du film n'aide pas vraiment son personnage à briller. J'ai beaucoup aimé la chorégraphie des bûcherons en revanche: ce moment est spectaculaire!
Cela dit, rien n'aurait empêché Deanna, Jane et Kathryn d'exister dans le même studio à la même époque : il suffisait de leur écrire de nouveaux rôles à toutes! Si j'étais né au bon moment, j'aurais composé un opéra tragique pour la première. Ah… Dormez de jour, ô pauvres yeux, afin que sans cesse je songe…
Oh, je pense que tu aimerais bien Grayson et Powell, mais elles n'ont pas (surtout la première) l'espèce de magie de Durbin, à mon avis. Néanmoins, je les connais assez bien et tu as peut-être des choses à voir de ce côté (par exemple, Riche, jeune et jolie avec Danielle Darrieux et Powell, ça pourrait te plaire pour l'élégance de certains moments. C'est vraiment mignon comme tout).
RépondreSupprimerOui, c'est sur mon radar depuis longtemps, mais j'ai toujours eu du mal à trouver ce film. Merci pour la recommandation en tout cas, ça confirme que j'ai bien envie de le voir!
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