mardi 4 octobre 2022

L'Impératrice


Qu'il est agréable d'entendre parler allemand pendant six heures ! J'aime tellement cette langue que je viens de ressortir mon dictionnaire pour réapprendre le plus de mots possible, car j'aimerais vraiment finir par devenir bilingue après avoir délaissé cet apprentissage depuis la fin de mes études. La nouvelle série de Katharina Eyssen consacrée à Élisabeth de Wittelsbach, Die Kaiserin, aura au moins servi à me remotiver. Ces six épisodes, qui relatent la rencontre avec l'empereur d'Autriche et les premiers mois de la jeune femme à la cour de Vienne, avaient pour objectif de contrecarrer l'image d'Épinal d'amour et de béatitude sociale laissée par la trilogie d'Ernst Marischka dans les années 1950 : en ce sens, le pari est réussi au regard de la photographie très sombre concoctée par la mise en scène, due conjointement à Katrin Gebbe et Florian Cossen. En effet, loin des couleurs chamarrées qui avaient fini par donner la nausée à Romy Schneider, cette nouvelle version fait la part belle à la cruauté des élites, aux roueries en tous genres, et à la politique autoritaire et martiale qui fut celle de l'empire envers sa multitude de peuples, y compris les ouvriers viennois prêts à réclamer de meilleures conditions de vie.

Ce qui est certain, c'est que la série n'a pas eu peur de forcer le trait dans cette direction opposée, en montrant dès le premier épisode Max en Bavière abattre un cheval, ou plus tard Élisabeth tirer sur un sanglier lors d'une partie de chasse qui l'exalte. On est loin de Romy ouvrant la cage aux faons ou éternuant pour sauver les cerfs d'une mort certaine… La narration surprend d'autant plus qu'elle présente une galerie de personnages assez abjects, prêts à détruire leur prochain pour sauver leurs intérêts personnels. La nouvelle impératrice n'a par exemple aucun scrupule à éloigner sa famille bavaroise qui lui pèse, François-Joseph n'a quant à lui aucune honte à durcir sa politique sécuritaire quand il réalise que ses hésitations du passé ne mènent nulle part, tandis que Maximilien ne cesse de comploter pour prendre la place de son frère. Quant aux dames d'honneur, c'est un festival de coups bas, avec une comtesse Esterházy particulièrement sadique, et qui plus est affublée comme une duègne sous Charles Quint (!), une comtesse-pimbêche qui se croit supérieure à ses collègues, et bien entendu une fausse aristocrate transylvaine, véritable taupe infiltrée dans le saint des saints, et carrément dangereuse malgré ses convictions progressistes. Tout cela sans parler du futur tsar Alexandre II, qui prend un malin plaisir à insulter ses hôtes à grand renfort d'œillades lubriques. On sera moins surpris par la fermeté de Sophie envers sa bru, car ça lui est tellement consubstantiel que même les films des années 1950 n'avaient pu s'empêcher d'en faire la principale antagoniste. Les choses sont bien plus complexes ici, puisque l'archiduchesse apparaît comme le véritable génie de la famille, chose confirmée par le physique très lisse des jeunes comédiens qui l'entourent, ce qui illustre bien la médiocrité de ces personnages qui lui doivent tout.

Je suis tout de même sceptique face aux manquements au protocole de toutes ces personnes bien nées. En effet, alors que l'étiquette était notoirement rigide dans une cour dominée par cette maîtresse-femme, on a l'impression qu'une trop grande licence règne dans la série. On y voit par exemple Ludovica, justement frustrée, laver son linge sale en public, ce qui ne colle pas avec la haute opinion que la dame avait d'elle-même, mais encore Sophie embrasser son amour de jeunesse dans les couloirs du palais, sans crainte d'être observée par les multiples personnes susceptibles de passer par-là. Pour une dame qui a tout sacrifié à la grandeur de sa famille, on imagine qu'elle ne se serait pas laissée aller ailleurs que dans une pièce sciemment fermée à clef. Notons au passage que le récit admet sans aucune retenue que François-Joseph n'est pas le fils de son père, hypothèse pour le moins hasardeuse considérant la haute conscience que l'archiduchesse avait de ses devoirs et de son prestige. Par ailleurs, Élisabeth et ses dames d'honneur parviennent à sortir tous les soirs pour faire la bringue chez Maximilien, ou pour courir pieds nus dans le parc, sans qu'il semble y avoir de surveillance de la part du personnel au service de l'archiduchesse. Mention spéciale à Hélène, qui après avoir été humiliée publiquement lors de l'annonce des fiançailles, nous fait un bond de soixante-dix ans dans le temps, pour mieux se transformer en bad girl maquillée comme pour un rituel satanique, la coupe au carré, courant les soirées libertines pour noyer son chagrin !!! Quand on sait qu'Hélène était connue pour ses bonnes manières et pour avoir rapidement pardonné à sa sœur, ce qui est d'ailleurs montré dans la série, impossible de la prendre au sérieux en flapper avant l'heure !!! Qu'allait donc imaginer la scénariste ?!

À côté de ça, les costumes ne semblent pas très réalistes. Sophie a par exemple beaucoup de prestance, mais on a l'impression qu'elle passe toutes ses journées à défiler pour la fashion week à notre époque ! Les tenues du couple impérial ont en revanche un côté plus ancien qui semble authentique. Autrement, comme il s'agit d'une série allemande, les épisodes ont été tournés en Franconie… ce qui est trop allemand pour une maison impériale dont l'un des enjeux principaux était justement la rivalité avec la Prusse, en train de réaliser l'hégémonie allemande au détriment des Habsbourg. On sait que la Bavière ne fut happée que plus tard par l'empire allemand, mais culturellement, le château Fantaisie de Bayreuth ou le palais Weißenstein près de Bamberg ne sont ni Schönbrunn, ni la Hofburg. Cela dit, les images de synthèse, parfois fort laides, n'aident pas à rendre ces décors très concrets. Sans parler de la musique impersonnelle au possible, qui rappelle l'horrible série anglaise sur l'autre Élisabeth décédée il y a peu.

Après, L'Impératrice est nettement plus intéressante, car on y parle de personnes ayant eu un véritable pouvoir décisionnel pour l'avenir de leur pays, et à titre personnel parce que les États qui formaient l'Autriche-Hongrie restent mes contrées favorites de l'ensemble de la planète, mention spéciale à la sainte trinité cisleithane allant de la Tchéquie à la Slovénie, en passant bien entendu par l'Autriche. Ces six épisodes, consacrés à l'arrivée de la nouvelle impératrice à la cour, n'évoquent pas les tensions entre les différentes ethnies de l'empire, et se focalisent uniquement sur la guerre contre la Russie d'un point de vue international. Il est de fait surtout question de politique intérieure, avec de nombreux mouvements de contestation sociale de la part du peuple, qui n'a pas peur d'insulter le cortège impérial lors de ses déplacements, ou de se masser devant les grilles du palais. Et si la photographie reste généralement sombre, les séquences consacrées au monde ouvrier sont carrément obscures, comme noircies par la fumée des usines et les ruelles boueuses pas encore pavées, où règnent une multitude de travailleurs aux souliers troués. J'ignore si les tentatives d'ouverture d'Élisabeth envers les métallurgistes, à qui elle cède sa paire de chaussures à la sidération générale, ou envers la foule qui se presse devant les grilles, et à qui elle fait la révérence à la manière de Marie-Antoinette au balcon, ont quelque fond de vérité historique, mais cela donne beaucoup de souffle à la narration.

Nous n'en dirons pas tant du second enjeu social, pour le coup inventé de toutes pièces par la scénariste, avec cette comtesse Apafi venue de la frontière orientale de l'empire, et qui est en fait une lingère infiltrée à la cour pour faciliter l'assassinat de la famille impériale par des militants socialistes ! Ce faisant, Katharina Eyssen oublie que le fondement même du pouvoir des élites est la notion de réseau. Qu'une inconnue puisse se faire passer pour une grande dame, connue de l'archiduc François-Charles et de la bonne société viennoise, est un contresens total, bien que l'on comprenne ce qui a séduit l'autrice au moment de l'écriture. Et même sans usurpation, on aurait déjà du mal à croire que la charge hautement convoitée de dame d'honneur de l'impératrice soit attribuée à une femme qui n'avait apparemment jamais mis les pieds à la cour auparavant. Cela dit, la comédienne Almila Bağrıaçık a une forte présence à l'écran, ce qui nous permet de suivre le jeu d'équilibriste du personnage avec un intérêt toujours très vif. Par contre, nous passerons sous silence sa dernière altercation qui vire au grotesque : on parle de Sissi Impératrice, pas d'Agatha Christie !


L'une de ces femmes s'apprête à jeter un sort démoniaque à l'empereur.
Sauras-tu trouver laquelle ?

Notons par ailleurs que l'actrice en question n'est pas la seule à avoir des origines turques, puisque c'est aussi le cas de l'héroïne de la série, Devrim Lingnau, qui est convaincante dans le rôle d'une adolescente effrontée et taciturne, qui porte déjà en elle l'égocentrisme qui devint rapidement celui de l'impératrice. Elisa Schlott est de son côté beaucoup plus forte qu'Uta Franz dans le rôle d'Hélène, mais ce n'est vraiment pas ainsi que j'imagine cette dame, dont le seul défaut était apparemment le manque de ponctualité. Et puis, les cheveux blonds coiffés au carré, c'est non ! Je veux bien croire que la fiancée bafouée fût plus qu'une « fille comme les autres », mais de là à se prendre pour l'empereur Palpatine, il ne faut pas exagérer non plus !!! Une autre comédienne marquante, c'est Wiebke Puls, qui a l'air très marrante dans la vraie vie, et qui jubile visiblement à l'idée d'incarner une comtesse Esterházy maléfique aux tendances lesbiennes, tant qu'à faire ! Je ne sais pas si c'était vraiment l'effet recherché, mais elle m'a fait hurler de rire à chaque apparition, avec son apparence de sorcière vampirique, qui non contente d'être sadique est aussi complètement maso dès qu'elle se trouve devant Sophie ! Bref, on est plus proche d'une parodie de Mrs. Danvers que de la réalité, mais c'est absolument hilarant à regarder ! Aux côtés de ces dames, les acteurs sont tout à fait corrects, mais assez lisses, ce qui sert tout à fait l'histoire puisque Sophie a bien conscience que ses fils son moins brillants qu'elle. Pour sûr, celui qui interprète Maximilien comme une rock star à lunettes de soleil n'a pas peur d'en faire des caisses : nous lui préférerons de loin la délicatesse de Brian Aherne dans Juarez.

Sans surprise, le meilleur personnage de la série reste l'archiduchesse Sophie, incarnée avec vigueur et complexité par la sublime comédienne germano-iranienne Melika Foroutan. Elle est tellement séduisante et nuancée qu'on ne voit qu'elle pendant les six épisodes, à tel point qu'on aurait aimé que ce projet s'intitulât Die Erzherzogin. En outre, le portrait est tout à fait réaliste : qu'elle se consume de chagrin pour sa fille morte en bas âge, ou qu'elle se montre autoritaire pour assurer la grandeur de sa maison, elle esquisse les traits de caractère contrastés de son modèle, avec en prime un charme physique qui fut réellement le sien à en juger par ses portraits. Tout autour d'elle a beau céder aux pires facilités, Melika Foroutan reste dans un état de grâce qui fascine à chaque séquence, d'autant qu'elle prend toujours soin de jouer plusieurs émotions à chaque réplique : son caractère n'est jamais celui d'une directrice de pensionnat comme pouvait l'être Vilma Degischer, mais au contraire celui de la jeune femme intrépide qu'elle fut avant de se forger sa carapace politique. Et même si ce sont deux visions de l'empire qui s'opposent entre elle et sa bru, il est intéressant de voir que ces tensions ne tournent pas au conflit de générations, mais sont en réalité l'illustration d'un même tempérament qui anime les deux femmes.

Finalement, j'ai été assez diverti par cette série pour en parler longuement ce soir, mais je ne sais vraiment pas quoi penser de sa qualité. La plupart des faits présentés sont historiques, mais la mise en scène est si over the top, et le scénario tellement moderne dans son traitement psychologique, qu'il est impossible de prendre tout cela au sérieux. À voir pour se divertir, et pour applaudir devant des femmes qui savent remettre le patriarcat à sa place, d'une Élisabeth aux répliques cinglantes à Sophie l'archiduchesse dure à cuir, en passant par Hélène la rebelle diabolique et les dames d'honneur qui rejouent la guerre de Sept Ans dans les couloirs du palais ! C'est parfois très intéressant, souvent hilarant, assurément camp, et je suis bien en peine d'attribuer une note à tout ça ! Mais le fait est que j'attends la suite avec impatience ! Il est toutefois curieux que personne n'ait songé à inclure le personnage de Charles-Louis : si Louis-Victor est attachant en enfant déjà très efféminé, on se demande bien pourquoi le quatrième frère est inexistant. Enfin, peu importe, du moment qu'on suit les aventures de Sophie, le sort de ces enfants gâtés n'a pas grand intérêt.

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