samedi 22 octobre 2022

Tentative de réconciliation


J'aurais aimé parler de Miriam Hopkins cette semaine, mais je n'ai vraiment pas eu le temps de préparer quoi que ce fût en son honneur. Cela dit, ce n'est pas comme si elle avait l'habitude d'être laissée pour compte ici. Par ailleurs, je dois avouer que je n'allais pas très bien en cet octobre encore chaud : comme s'il fallait me punir de m'être réjoui au printemps d'avoir clamé haut et fort être sorti d'une longue dépression il y a quelques années, voilà que j'ai commencé à ressentir les symptômes de cette époque désagréable au début du mois. C'est une chose qui m'a inquiété, car je n'ai vraiment pas envie de retomber dans cet enfer. J'ai l'impression d'aller mieux cette semaine, mais ce n'était pas la grande forme jusqu'alors. Une sorte de déracinement, du harcèlement téléphonique, un isolement sentimental dû au fait d'être gay dans une région rurale, et un travail passionnant mais sur un tempo presto impossible à soutenir, sont autant de choses qui se sont conjuguées depuis l'été, me pesant dessus avec une telle force que j'ai eu du mal à trouver l'énergie pour rebondir. Avec cela quatorze kilos perdus d'un coup en moins de deux mois : je suis ravi de pouvoir reporter mes anciens vêtements, mais ma coloc pense qu'avoir retiré le sucre de mon alimentation joue sur ma baisse de moral… J'ai touché le fond un mercredi soir, ayant fini par errer comme un fantôme jusqu'à une librairie, où le vendeur m'a demandé si je voulais un sac pour mes articles. Il suffisait simplement de répondre par oui ou non, et j'ai pourtant eu toutes les peines du monde à lui donner la réplique…


En toute logique, comme toujours dans un accès d'abattement, je me suis dirigé vers des choses désagréables, au lieu de chercher du réconfort dans des souvenirs heureux. C'est ainsi que je suis allé passer mon samedi dans le département français qui m'angoisse le plus depuis toujours : le Lot-et-Garonne. C'est sûrement un lieu charmant pour beaucoup de monde, mais pour moi, c'est vraiment une zone de malaise. Cela me rappelle la deuxième moitié des années 1990, où il fallait aller régulièrement dans la famille de ma belle-mère de l'époque, subir un interminable trajet en voiture avec cet odeur immonde de sapin désodorisant, souffrir la conduite de mon père qui me donnait la nausée à chaque virage, endurer l'indifférence d'à peu près toute la société agenaise qu'il fallait fréquenter, mais encore être terrorisé par la découverte d'un cadavre dans le terrain d'en-face, ou par un enlèvement très médiatisé qui m'avait épouvanté et qui continue parfois de me provoquer des cauchemars. Plus tard, quelques années d'études à Bordeaux m'ont obligé à être en contact avec des étudiants originaires de cette ville, et qui étaient les personnes les plus désagréables de la promotion, malgré la rude concurrence des Girondins. Comble de malchance, la proximité du sud Dordogne avec ce département m'oblige actuellement à subir la conduite dangereuse des voitures immatriculées en 47, ce qui ne me met décidément pas d'humeur généreuse envers ces mangeurs de pruneaux. Nous sauverons ici deux personnes fort sympathiques, une étudiante qui parlait naturellement comme une princesse du XVIe siècle mais qui avait le mauvais goût de voter à droite, et une artiste talentueuse vivant dans l'ouest du département.


Pour le reste, le Lot-et-Garonne est synonyme de panique totale. J'y étais repassé deux fois la décennie passée, d'abord pour emmener mes grands-parents à un congrès d'anciens combattants d'Algérie, et trois ans plus tard sur la route de Saint-Bertrand-de-Comminges, où j'avais volontairement décidé de prendre les petites routes dans l'objectif de découvrir Nérac puis le pays d'Armagnac. Il y a certainement de jolies choses à voir dans ce département, mais en ce qui me concerne, ça reste rédhibitoire. Rien que d'avoir vu un panneau indiquant la préfecture depuis une route lointaine m'avait littéralement noué l'estomac il y a cinq ans. Et même lorsque je lis une biographie de la reine Margot, je suis toujours extrêmement nerveux lorsque les auteurs en viennent à la partie aquitaine de son existence, c'est dire ! Alors, pourquoi diable passer la frontière du rassurant Périgord pour y faire du tourisme, alors que j'aurais été bien plus serein dans la campagne du Poitou ? Peut-être parce qu'il était temps de commencer à changer mon regard sur ce terrain honni, afin de m'émanciper des craintes d'antan pour mieux aller de l'avant. L'après-midi très agréable passé à Monflanquin samedi dernier semble apporter quelques éléments de réponse.


J'avais visité cette bastide une première fois avec mes grands-parents, voilà déjà huit ans. J'avais plutôt apprécié la promenade, mais j'étais tellement angoissé à l'idée de me trouver dans ce département que j'étais mû par le désir d'en partir au plus vite. Cette année, je voulais simplement tenter une infime percée du côté de Castillonnès et Villeréal, mais voyant que je n'étais qu'à douze kilomètres de Monflanquin, j'ai trouvé le courage de descendre encore plus au sud pour revoir cette jolie place. Bien m'en a pris, car j'y ai passé un moment exquis. Un soleil éclatant et l'absence totale de touristes n'ont fait qu'ajouter à la beauté des lieux. Ce qui m'a le plus agréablement surpris, c'est qu'il s'agit d'une bastide verdoyante. La place des Arcades est ainsi bordée d'arbres qui donnent beaucoup d'allure aux pierres blanches des maisons, tandis que certains monuments officiels comme la mairie sont recouverts de vigne vierge, laquelle forme un somptueux rideau que les premiers jaunissements de l'automne ne font qu'embellir. Pour avoir exploré le Périgord pourpre en long et en large depuis la fin de l'été, je commençais à être rassasié de bastides, mais la verdure de Monflanquin m'a totalement charmé. On peut toutefois regretter que les voitures masquent les arcades, mais la place a tellement de séduction qu'on est prêt à tout pardonner, même à l'horrible 2 CV rouillée qui a soudainement débarqué dans un raffut de tous les diables !


Le monument le plus renommé de la place des Arcades, et du village tout entier, est la maison dite du Prince Noir. Superbe édifice du XIVe siècle, aux voûtes d'ogive et fenêtres géminées, ce bâtiment aurait possiblement accueilli Édouard de Woodstock, héritier du roi d'Angleterre Édouard III, connu pour ses terribles chevauchées dans tout le Sud-Ouest de la France pendant la guerre de Cent Ans, et qui fut tardivement surnommé Prince Noir en raison de ses actes douteux. Cependant, aucun document ne prouve qu'il résida à Monflanquin durant son séjour en Aquitaine. La plaque commémorative apposée sous les arcades pense au contraire que la maison servait plus sérieusement de résidence au sénéchal ou au bailli, personnage le plus influent de la cité. Assurément, la Guyenne se vivait davantage comme une possession anglaise en ces temps-là, aussi nous paraît-il logique que nombre de citoyens d'outre-Manche soient venus s'y établir de nos jours. En effet, pour avoir passé l'été à flâner entre Bergerac, Eymet, Duras, Issigeac, Cadouin, Villeréal, Monpazier, Biron et Monflanquin, j'ai entendu parler la langue de Shakespeare à tous les coins de rues, à tel point que j'ai failli tomber des nues lorsque la guichetière d'un monument touristique m'a parlé en français !


Juste derrière, et s'imbriquant parfaitement à la toiture de la maison du Prince Noir par jeu d'illusion d'optique, se trouve l'église fortifiée Saint-André. Bâtie à partir de la fin des années 1250, à l'époque même de la fondation de la bastide sous la houlette d'Alphonse de Poitiers (tiens donc…), cette église fut plus tard transformée en temple alors qu'une grande partie de la population venait d'adhérer à la réforme calviniste. Revenue dans le giron du catholicisme, elle se délabra au fil des ans, malgré plusieurs campagnes de reconstruction. C'est à partir de 1923 que le clocher prit sa forme actuelle, dans une volonté d'imiter l'aspect des clochers de style gothique méridional.


La bastide de Monflanquin est aussi fort célèbre pour ses carrerots, d'étroites ruelles qui coupent les grandes rues convergeant vers la place des Arcades de manière perpendiculaire. Dans certains d'entre eux peuvent s'observer des andrones, ces infimes espaces de quelques centimètres seulement, laissés entre les maisons des bastides pour l'évacuation des eaux, pluviales ou usées. À en juger par les odeurs peu avenantes qui y règnent encore, on n'ose imaginer l'insalubrité qu'il devait y avoir au Moyen Âge. Ces carrerots, que l'on appelle carreyrous côté Dordogne, sont surtout le terrain d'élection des chats, qui adorent s'assoupir sur le carrelage encore chaud.


Le dernier atout de la cité, et pas des moindres, est aussi sa position sur une colline surplombant la plaine, et offrant une vue imprenable sur le château de Biron en Périgord. Les photographies ne donnent rien, mais le point de vue est absolument magnifique. À l'image de la place des Arcades mêlant de la verdure aux pierres blanches, le panorama depuis les anciens remparts offre de jolies couleurs dans des tons verts et bleus, parsemées de touches immaculées. Certains bâtiments industriels au premier plan corrompent quelque peu le paysage, tout de même.


En définitive, cette promenade à Monflanquin m'a beaucoup plu. J'ai bien plus apprécié la ville qu'il y a huit ans, et je suis assez enthousiasmé pour avoir envie d'y revenir un jour. Malheureusement, cela risque d'être compliqué, car je n'ai pas réussi à vaincre ma peur du département pour autant. J'aurais pu profiter de cet arrêt pour aller voir le château de Gavaudun dans la foulée, mais j'ai tout de même éprouvé le besoin de rentrer me mettre à l'abri de l'autre côté de la frontière, comme si la forteresse de Biron était assez imposante pour me protéger des mauvais souvenirs du passé. Ce fut pourtant un mauvais choix stratégique, car il y avait ce jour-là un gigantesque nuage qui recouvrait tout le sud de la Dordogne, alors que le Lot-et-Garonne rayonnait sous un soleil éclatant. Tout cela semblait m'inviter à accepter l'idée d'une réconciliation, mais le besoin d'un refuge en terrain rassurant était trop fort. Pourtant, la campagne se parant d'or était superbe ce jour-là, et les musiques de Bernard Herrmann qui m'accompagnaient tout au long de ce voyage conféraient aux paysages une aura envoûtante. Je reconnais qu'il est ridicule d'être traumatisé à ce point par un territoire, et qu'il y a des choses un milliard de fois plus graves dans le monde, mais impossible de lutter contre ce sentiment de panique qui m'étreint dès que je pense à ce département. J'étais pourtant parfaitement serein lors de ma promenade à Monflanquin, preuve que la bastide a un charme fou qui n'a pas manqué d'opérer. C'est seulement lorsqu'il a fallu repartir que mes angoisses ont repris le dessus. J'ai dès lors échoué à vaincre ces démons, mais au moins, j'aurai essayé. Je ne sais même pas si ça vaut le coup de persévérer, car après tout, il y a tant de lieux en France dans lesquels je me sens bien que je peux bien contourner celui-ci sans aucun état d'âme à l'avenir. J'y aurai au moins passé une bonne journée ce samedi-là : voyons cela comme quelque chose de positif !

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