lundi 28 mars 2016

La Chair et le Diable (1926)


Aujourd'hui, parlons de l'un de mes films muets préférés, une œuvre découverte pour la première fois il y a très exactement dix ans, en janvier 2006, preuve que l'année s'annonçait décidément sous les meilleurs auspices. Après une énième revisite, 575 captures d'écran et un vif désir de dévoiler l'intrigue point par point dans son intégralité, quel est à présent mon ressenti?

Indéniablement, c'est très positif. Le film est très riche aussi bien du point de vue de la mise en scène de Clarence Brown, particulièrement inventive ici, que du point de vue de l'extraordinaire pouvoir de fascination de Greta Garbo, d'où un cocktail explosif qui me fait totalement vibrer. Sans compter que Flesh and the Devil doit être le film le plus homoérotique qui soit, Lars Hanson jouant clairement un personnage homosexuel qui ne ressent que de l'honneur pour son épouse, et ne provoque son meilleur amour que par déception de voir ses sentiments se diriger vers sa femme, et non vers lui. Et que dire du pasteur qui reluque John Gilbert en jouant avec ses cigares? Tout cela est fort peu subtil, mais ça n'empêche pas de suivre l'histoire avec passion, quand bien même celle-ci ne soit pas franchement prestigieuse. C'est d'ailleurs tout à l'honneur de Clarence Brown d'avoir réussi à transformer en chef-d’œuvre un texte assez banal de triangle amoureux détruit par une vile tentatrice, quoique le sous-texte gay apporte assez de fraîcheur au scénario.

Je me suis même demandé s'il fallait interpréter la conclusion comme le triomphe du couple homosexuel sur l'hybris hétérosexuelle, mais la fin alternative de sécurité sur une note hétéro ne va pas dans ce sens. A moins d'admettre que cette solution de secours n'a été envisagée que par la censure, et que la réelle conclusion montre Ulrich et Leo s'enlacer à n'en plus finir dans leur jardin secret. Forcément, j'ai envie que la version "courte" soit celle qu'il faille retenir, bien qu'il soit misogyne de balayer les femmes d'un revers de la main en ne faisant d'elles que des subalternes prêtes à sauver l'ordre masculin après y avoir apporté le chaos. Dans tous les cas, le personnage de Felicitas reste un archétype sexiste et l'on comprend aisément que Garbo fût réticente à l'incarner, d'autant que loin d'apporter la joie au pays de l'amitié amoureuse sacrée en dépit de son prénom, l'héroïne passe son temps à s'amuser et à changer d'avis, sans avoir aucune constance dans ses désirs. C'est regrettable, mais la précision de la mise en scène est telle que j'admirerai toujours ce film malgré tout. D'ailleurs, je l'aime tellement que j'ai envie d'en parler une fois n'est pas coutume de façon linéaire, un exercice scolaire qui n'intéressera que moi mais qui me fera quand même plaisir.


"Ah que j'aime les militaires!": L'histoire commence dans une caserne, lieu viril s'il en est, mais qui a la particularité de solliciter un imaginaire tout ce qu'il y a de plus inverti, entre un tout premier plan sur un Ulrich désemparé de découvrir que Leo n'a pas dormi avec lui, entendez dans le lit du dessus; et un soldat torse nu et bronzé aux marques de maillot apparentes qui se dévêt en arrière-plan tout en titillant le pauvre Ulrich. Ce dernier n'a cependant pas le cœur à reluquer son collègue tant il se sent trompé par son grand amour, mais il est intéressant de noter qu'Ulrich est toujours montré comme actif: il déploie des trésors d'imagination afin de protéger Leo de l'ire des supérieurs, quitte à se mettre en retard lui-même lors de l'appel, où il lui faut s'engouffrer au plus vite dans une rangée de beaux garçons immaculés. Et lorsque les deux amis se retrouvent après avoir berné tout le monde sur l'absence de Leo, quelle réaction très spontanée leur vient-il à l'esprit alors qu'ils ne se sont pas vus depuis quelques heures grand maximum? Réponse: ils se lancent dans des préliminaires enflammés où l'on se tapote gentiment en faisant mine de se sauter dessus en douceur! C'est beau la franche camaraderie! Malheureusement, les compères ont oublié un petit détail: Leo est censé trembler de fièvre sous son drap, et le colonel derrière la porte n'a pas l'air très satisfait de voir ses soldats faire des galipettes bien qu'ils aient le dortoir pour eux tous seuls! Mais il en faudrait plus pour décourager les amoureux! Ainsi, même en punition, Ulrich et Leo trouvent le moyen de se toucher les mains à plusieurs reprises dans le fumier, et la drôlerie de la mise en scène pousse le vice à montrer Ulrich se masser les reins de douleur après avoir exécuté trop longtemps le même geste mécanique avec sa pelle... Faut-il en conclure que c'est aussi pour aller dans ce sens que ce premier chapitre est filmé tout en lignes horizontales, entre les alignements de clairons, de lits et de canons, et les rangs impeccables des soldats? Bref, j'ai toujours eu beaucoup de dédain pour le fait militaire, mais je veux bien l'adresse de cette caserne, ça a l'air drôle!


Arrivée d'un train en gare de Lussuria: Pour bien se remettre de leurs ébats, Ulrich et Leo s'en vont en permission en province, afin de retrouver un peu plus de calme après leur vie trépidante de militaires. Histoire d'estomper leurs désirs trop manifestes, la gare défile de moins en moins vite à mesure que le train ralentit, et la vitre de leur compartiment s'arrête pour sa part en plein sur deux figures familiales chastes: la sœur d'Ulrich et la mère de Leo. Le message est alors très clair: les amoureux seront sous haute surveillance pendant leurs vacances, et pas question d'aller batifoler dans le jardin, comme l'indiquera le plan montrant les calèches se séparer devant la première maison. D'autant qu'on comprend très vite que la jeune sœur, Hertha, n'est pas mariée, et qu'elle espère bien épouser Leo sous peu. Mais patatras! Hertha n'aura pas le baisemain tant attendu de la part de son fantasme car le regard de Leo est alors attiré par une belle jeune femme descendue d'un autre wagon. On regrettera d'ailleurs que cette séquence ne fût pas l'entrée en scène de Garbo sur les écrans américains, ce qui aurait pu être fascinant. Quoi qu'il en soit, la mystérieuse inconnue porte des fleurs sur elle. Des fleurs du mal? Il est impossible de le deviner à ce moment-là, Felicitas semblant davantage surprise qu'intéressée par Leo, qui se confond pourtant en courbettes devant elle, en ramassant la fleur échappée de son bouquet. Quoi qu'il en soit, l'opposition entre les deux femmes destinées à intervenir dans le vie de Leo est très marquée: Felicitas l'envoûtante a tous les égards que Leo refuse à la pure Hertha, qu'il connaît pourtant depuis plus longtemps. Le risque qu'il se sépare également du frère d'Hertha pour vivre sa bisexualité au grand jour n'est plus très loin... Notons au passage la beauté des peintures de cette ville toute germanique en arrière-plan, l'une des incontestables réussites du film.


Les plaisirs de l'île enchantée: Cependant, la séparation n'est pas pour tout de suite, car pour rentrer chez eux, les amis amoureux doivent traverser un lac et rester par conséquent un bon moment ensemble sur un bateau. Et ils se sourient à n'en plus finir, surtout lorsqu'ils observent avec enthousiasme l'île sur laquelle ils s'étaient jurés fidélité (en amitié) dans leur jeunesse. Dans cette séquence, le montage est irrésistible puisqu'on voit bien le sourire d'Ulrich s'estomper après avoir vu l'attribut féminin que porte Leo, en l'occurrence la fleur de Felicitas qu'il a gardé depuis la gare. Quoi qu'il en soit, le regard désemparé d'Ulrich en fixant le haut du visage de son ami ne laisse aucun doute sur ses sentiments, mais la réaction de Leo reste encore ambiguë puisqu'il étreint Ulrich avec vigueur parce qu'il craint de l'avoir offensé. Les voyant faire, le regard tendre de la mère est jouissif, et c'est l'occasion pour l'histoire d'évoquer le serment passé jadis sur l'île, un véritable serment de mariage s'il en est, comme l'indique l'intertitre évoquant la phrase "In love and in sorrow." Cette réminiscence est encore hautement érotique, puisque cette déclaration est entérinée par une alliance de sang, dont les gouttes viennent tacher un drap immaculé comme après avoir percé l'hymen de la complicité. Une complicité toute masculine évidemment, la petite Hertha ne servant que de prêtresse au service des garçons. Certes, il ne faut pas prendre la conception de l'amitié à l'époque du film, voire de l'histoire, pour celle de maintenant, les liens d'amitié ayant plus de sens jadis, mais les images sont tellement explicites qu'il y a forcément autre chose sous le vernis. En outre, lors de l'ouverture du bal de la séquence suivante, le pasteur précise bien que s'il a baptisé ces garçons séparément, il ne les a jamais vu l'un sans l'autre depuis.


Les lumières du bal: Le mot d'ordre de cette séquence n'est nul autre qu'éclairage, comme si le réalisateur avait tenu à jouer avec toutes les teintes de luminosité à sa disposition afin d'augmenter le pouvoir érotique de cette rencontre décisive. C'est aussi l'occasion de filmer la nouvelle recrue du studio sous son meilleur jour afin de la promouvoir aussi bien que les photos de publicité. Garbo y est alors lumineuse, par à opposition à tous les participants plus vulgaires tels les commères médisant derrière leur éventail, le pasteur alcoolique, l'hôte au mouvements de tête mécaniques et le gringalet amoureux d'Hertha bien qu'il ne lui arrive pas à la taille. On notera également que si Felicitas est toujours éclairée d'un rayon blanc, Ulrich n'apparaît en revanche pas une seule fois dans la séquence, comme s'il lui fallait disparaître de l'esprit troublé de Leo. La tentation de celui-ci devient d'ailleurs si obsédante que Brown traduit ce désir en images en faisant en sorte qu'on ne voie que l'immaculée conception parmi les valseurs. Mais les apparences sont trompeuses, puisque loin de correspondre aux symboliques traditionnellement associées au blanc, l'héroïne reste surtout une fleur vénéneuse qui brille dans la foule, ou dans l'ombre d'une jungle. Sa promenade avec Leo dans le parc, où il leur faut pousser de lourds rideaux de feuilles pour mieux s'isoler, la place d'ailleurs dans un véritable Jardin d'Eden dont elle est le serpent. D'ailleurs, d'où vient-elle? Que veut-elle? Pourquoi vient-elle de loin au bal? Et seule? Son seul but est visiblement d'attirer Leo dans sa zone de confort pour mieux le tenter, et c'est évidemment elle qui passe la première derrière les feuilles, ou qui souffle l'allumette: elle sait ce qu'elle veut, et son sourire très ouvert lors de l'invitation à la danse prend une coloration bien moins courtoise qu'on aurait pu le croire l'instant d'avant. Le plus bel exploit de la réalisation: après de simples sourires et gestes de la main avec des fleurs, montrer les visages se rapprocher de plus en plus sous une lueur plus ciblée mais aveuglante qui met bien en valeur l'érotisme de la scène, en particulier lorsque Felicitas met son porte-cigarettes à la bouche puis le fourre dans celle de Leo...


Étreintes brisées: Dans cette séquence où les nouveaux amants s'étreignent à n'en plus finir dans la chambre de Felicitas, le retour de l'époux est brillamment mis en scène, avec ce travelling avant sur une main se resserrant petit à petit sur les visages coupables. On est ici dans un thème cher à Clarence Brown, son jeu sur les travellings étant déjà visible dans The Eagle en 1925, et encore abondamment utilisé dans bien des œuvres futures, dont A Woman of Affairs et Anna Karénine. Mais pour en revenir à la chair tentée par le Diable, on relèvera cette image saisissante où Garbo met du temps à stopper son baiser bien qu'elle se soit déjà rendue compte de la présence de son mari à ce moment-là, ses yeux pétillant sans honte aucune en disant plus long que tous les textes surannés sur le thème éculé de la tentatrice. Par contre, l'histoire préfère enfoncer le clou trop lourdement en doublant cette tentatrice d'une fieffée menteuse, puisque Felicitas déclare n'avoir rien dit de son mariage à Leo par... amour.


La promenade des ombres: Après les délices de l'amour et de l'amitié amoureuse, il est à présent temps d'ancrer le film dans une dimension plus tragique, ce qui est traduit en images par le choix de colorer tous les personnages de noir. Ainsi, l'incontournable duel entre amant et mari est vu en ombres chinoises, dont un travelling arrière dévoile l'ampleur du désastre à mesure que les hommes s'apprêtent à tirer. Endeuillée, Felicitas essaie pour sa part différents chapeaux pour rester au faîte de sa séduction, en souriant méchamment derrière son voile après avoir trouvé le costume le plus digne de la mettre en valeur. En fait, l'unique plan où on la voit de loin dans le miroir dévoile la dualité du personnage, entre ce qu'elle présente à son chapelier, à savoir une femme digne malgré le drame, et ce qu'elle est vraiment, un vampire désormais libre d'aspirer l'âme de Leo jusqu'à expiration. Et c'est encore tout de noir vêtue qu'elle vient hanter la place animée de la ville, comme pour bien souligner que le Diable rôde toujours. Ceci dit, la noirceur touche également Leo, qui doit s'exiler en Afrique à cause du duel, et qui doit se cacher de la foule alors qu'il paraît au grand jour aux côtés de Felicitas. Pour ce faire, il doit masquer son visage derrière son chapeau baissé, de quoi illustrer grandement la crainte que le combat puisse avoir de funestes conséquences. A vrai dire, même les personnages purs deviennent obscurs, à mesure que la séparation d'avec un être cher s'approche: le chapeau blanc d'Hertha et la robe grise de la mère lors de la première séquence de gare sont à présent devenus noirs, ce qui renforce à merveille la tristesse d'Ulrich, qui n'en finit pas de faire des câlins à son Leo qui doit le quitter pour cinq ans. Pour couronner le tout, le train gagne en vitesse et laisse choir Hertha sur le quai de gare dans le même mouvement: tout le monde est dévasté, tout s'est obscurci. "Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé."


Obsessions: En vérité, même Felicitas semble triste, à rester soupirer d'ennui à sa fenêtre. Elle a même l'air tellement déçue de n'avoir plus de Leo à vampiriser qu'elle n'a même pas le cœur à séduire Ulrich, sans doute parce qu'elle a bien compris que celui-ci ne touchera jamais à la bisexualité et ne saurait vibrer de désir pour elle, bien qu'il ait l'air troublé par son regard, probablement parce qu'elle l'effraie. Il est encore dommage que l'histoire choisisse une fois de plus de rendre Felicitas vraiment mauvaise, en la dotant à présent d'une dose de vénalité. Ainsi, avide de se mettre à l'abri financièrement depuis son veuvage, c'est uniquement quand il est question d'argent qu'elle quitte sa fenêtre pour se mettre à véritablement considérer Ulrich. Mais il ne faudra pas chercher de sentimentalité de son côté non plus: c'est uniquement pour blanchir la réputation de Leo, parce qu'il pense lui rendre ainsi service, et parce qu'il a une haute conception de l'honneur, qu'il propose le mariage à la veuve. Ma bourse est celle de Leo, conclura-t-il naïvement et de façon involontairement drôle. Dans cette séquence, tout le monde agit en vertu d'une obsession: Felicitas ne peut guérir son obsession pour Leo qu'en s'en détachant au son des pièces d'or, Ulirch ne voit en leur union qu'un moyen d'estomper les conséquences du duel (la veuve sans le sou) et par conséquent de faire revenir Leo au plus vite, tandis que le pauvre exilé n'a toujours eu qu'un nom en tête lors de son séjour en Afrique: Felicitas! Felicitas! Fe-li-ci-tas, comme le rappellent inlassablement les roues du train et les machines du bateau, qui s'échauffent avec autant de vigueur que le sang d'un Leo bouillonnant d'impatience.


Le retour du banni: Une séquence très mémorable où la nouvelle épousée reste cachée dans l'ombre d'une calèche histoire de bien attiser le suspense et le désir de Leo. Après avoir révélé que Felicitas est son épouse, Ulrich a l'air une fois de plus désemparé, mais uniquement par peur d'avoir froissé Leo en lui rappelant le duel qui le conduisit à l'exil. Alors qu'il le regarde amoureusement sans remarquer le désir inassouvi des deux autres, le pauvre Ulrich perd vraiment en complexité par ses excès de naïveté (le pauvre croit encore que le duel n'eût lieu qu'à cause d'une partie de cartes et n'imagine pas que Leo et la veuve ait pu se rencontrer), mais c'est tout à l'honneur de Lars Hanson de rester fidèle à l'esprit du personnage, en indiquant toujours que celui-ci aime Leo et non son épouse. La froideur de ces retrouvailles est pour sa part opposée à la chaleur du retour en famille, avec un accueil plus qu'enthousiaste de la part de la mère et du chien, qui maculent le visage du revenant de bave et de baisers.


Le miel: Dans cette séquence où chaque personnage bourdonne d'un désir de plus en plus impossible à intérioriser, la maison des von Harden prend des aspects de ruche, dont les alvéoles des vitraux forment une grille apparemment infranchissable derrière laquelle Leo voit la sainte famille, son ami, son épouse et Hertha, se rassembler en un même carreau. Pendant ce temps, le pasteur le sermonne sur la chair et le diable, Felicitas en étant l'avatar, tout en jouant avec son cigare en érection. Ses paroles ne sont d'ailleurs pas toujours très claires, car il veut soit disant isoler les deux amis parce que Leo a laissé la tentatrice se mettre entre eux, mais ne jouit-il pas plutôt de voir le fringant Leo esseulé afin de le punir de sa tentation hétérosexuelle et ainsi mieux fantasmer sur lui tout son content? Quoi qu'il en soit, les volutes du cigare, ou de l'enfer, se transforment en une brume grise qui nimbe l'île de l'amitié. Et sous cette nouvelle teinte où toute l'iconographie du romantisme allemand est mobilisée, à grand renfort de barques et de végétation luxuriante, Felicitas tente de ramener Leo vers elle en lui avouant qu'Ulrich se laisse dépérir loin de lui. Sa supplication pour goûter à nouveau à la chair mielleuse de sa proie en devient une fois encore très érotique en vertu du placement de la caméra, mais qu'on se rassure: Leo n'est pas prêt de lui échapper, comme l'indiquent le lierre qui encercle la statue de l'amitié, et la branche en forme de fourche qui scinde à présent celle-ci en deux. A ce moment là, la chair s'apprête à nouveau à triompher de l'amour de longue date, et la bisexualité du héros penche davantage vers l'attirance féminine, au milieu des vestiges d'une relation masculine que Leo n'est cependant pas encore tout à fait prêt à trahir, par respect pour Ulrich.


Le vin: Si la reine des abeilles a réussi à engluer sa proie dans son miel, il lui faut encore savourer sa victoire en atteignant l'ivresse. Le vin sera alors le motif récurrent des séquences à venir, mais moins en évoquant le sang du Christ selon la pieuse hypocrisie de l'aristocratie s'en allant à la messe, qu'en évoquant au contraire un nectar païen dont les délices n'ont de cesse d'éloigner les héros de la pureté de l'âme. Ainsi, le salon de musique d'Ulrich a beau ressembler à une église avec son orgue et ses rais lumineux qui illuminent la pièce comme à travers des vitraux, le vin ne laissera pas le temps aux deux amis réconciliés de savourer le repos en ce lieu apaisant, puisque Felicitas ouvre la grande porte pour mieux paraître entre les deux hommes et leur proposer de trinquer. Dans une scène ridicule accentuant l'extrême naïveté d'Ulrich, celui-ci se blesse et suce son doigt face à la caméra, sans voir que deux centimètres plus loin, Leo et Felicitas continuent de boire en se dévorant des yeux. Le vin coule encore à flots dans leurs veines, et ce pourtant en la place la plus sainte de la ville, puisque c'est à l'église, où les rais lumineux rappellent le salon d'Ulrich, que s'apprête à se jouer la scène la plus iconique du film. D'ailleurs, le pasteur a beau changer son sermon à la dernière minute afin de mieux condamner l'adultère en brandissant ses deux poings précisément sur Leo et Felicitas, pourtant séparés par la nef et par Ulrich, ce n'est pas ça qui arrêtera la vénéneuse tentatrice. Ne se doutant de rien, Ulrich facilite en outre les choses en plaçant son épouse en robe sombre aux côtés de Leo pour la communion, et c'est alors que Felicitas tourne le calice pour boire à l'endroit même où vient de s'abreuver son amant l'instant d'avant. La chose faite, son regard semble triste et dur, tandis que de l'autre côté de Leo, Hertha, tout de blanc vêtue, prie avec sérénité.


De feu et de glace: De retour à la maison, Hertha se chamaille avec Leo dont elle ne comprend plus l'indifférence, mais la vivacité de ses réactions est soudainement refroidie par l'arrivée de Felicitas, qui secoue élégamment la neige de son foulard avant d'entrer. Hertha n'a évidemment aucune envie de voir celle qui lui a ravi son frère et son prétendant, mais elle se force à l'accueillir chaleureusement puisqu'elle est une maîtresse de maison accomplie, et l'on notera d'ailleurs que Barbara Kent fait toujours preuve d'une forte personnalité, loin de laisser Hertha devenir une bigote trop molle malgré sa pureté. La mise en scène fait encore tout pour opposer les deux femmes, car lorsque Felicitas, en manteau noir, va retrouver Leo dans son salon, Hertha, en robe blanche, les observe depuis le haut des escaliers, puis continue son observation depuis les losanges de sa fenêtre lorsqu'ils sortent faire un tour. Les collants couverts de neige, Felicitas sourit alors à Leo en sachant qu'il lui faudra la porter jusqu'à la maison, mais elle découvre en chemin un feu allumé dans une forge et y conduit son amant. Rien de tel pour faire fondre la froideur d'un Leo renfrogné sous la neige que de l'entraîner dans une véritable descente aux enfers, avec cet escalier concentrique conduisant an feu central, devant lequel Felicitas prend plaisir à se chauffer, les mains tendues comme une prêtresse satisfaite d'avoir amené sa proie dans son antre. Dans une ultime tentative pour le faire céder, elle appuie également très bien sur l'hypocrisie du bel amant, en lui montrant que c'est déjà pécher envers Ulrich que d'être ici avec elle; tout en arborant une mine déconfite qui ne parvient pas à dissimuler son intense satisfaction. Et c'est en se frottant les bras de ses mains qu'elle finit de faire monter la sève: Leo cède et se laisse embrasser avec passion, tandis que les mains de la dame prennent sa tête au piège de son étreinte. Il est vaincu, il s'enfuira avec elle le soir même.


Soupirs d'alcôves: Dans cette séquence où tout se joue dans la chambre de l'épouse, Felicitas attend l'heure pour s'enfuir avec sa fourrure noire, mais Ulrich arrive à l'improviste ce qui la conduit à repasser en catastrophe son peignoir blanc. On notera par ailleurs que la bonne est systématiquement dans le cadre afin que Felicitas puisse lui donner des ordres en étreignant son époux. Et comme si ça ne suffisait pas, la misogynie reparaît en accentuant à nouveau la vénalité de la dame, qui hésite à partir quand son mari lui offre une rivière de diamants. Malgré sa tonalité sexiste, ce rebondissement donne tout de même à Garbo l'occasion de jouer une très grande scène où on la voit se partager entre l'envie furieuse de partir avec son amant pour la satisfaction de la chair, et le désir étouffant de rester dans son confort luxueux, avec peut-être en filigrane, si l'on veut l'interpréter dans ce sens, un mouvement de remords envers Ulrich qu'elle ne veut pas non plus blesser trop violemment. En tout cas, même lorsqu'elle met la main sur son front pour manifester ce conflit intérieur, Garbo n'use pas d'un jeu daté: c'est très expressif mais parfaitement dosé. C'est en tout cas bien mieux joué que la déconvenue de John Gilbert lorsqu'il comprend les réticences de son amante à s'enfuir avec lui, et se met à jouer la folie destructrice à la manière d'un dilophosaure! Quoi qu'il en soit, la mise en scène brille une fois de plus par son inventivité, puisque cette rencontre chargée en tension se passe dans une chambre plongée dans l'obscurité où seule brille l'alcôve d'un lit devant lequel la tentatrice attend Leo, à la fois gênée de sa visite mais heureuse de le voir à son service. Et Felicitas a beau se jeter aux pieds d'Ulrich dans le plan suivant, celui-ci ne la voit pas et ne fait que regarder Leo, qu'il menace symboliquement de son revolver! En fait, même après le départ de Leo, Ulrich ne regarde pas sa femme, prouvant par-là même qu'il est blessé uniquement parce que Leo a des vues sur une autre.


Exorcisme: Pour conclure le film en beauté, les personnages, à présent dans une impasse, ne peuvent s'en sortir qu'en exorcisant leurs démons. Le montage atteint alors son apogée car le dialogue entre les deux femmes est entrecoupé par la marche funèbre d'Ulrich et Leo vers le cœur de l'île de l'amitié, où doit avoir lieu le duel ultime. Les dames arriveront-elles à sauver les héros, quitte à s'effacer complètement derrière leur volonté? Visiblement peu contente d'aliéner son libre-arbitre, Felicitas préfère coûte que coûte rester dans son lit, mais à force d'entendre les saintes prières d'Hertha, elle finit par sortir de ses gonds en se tordant de partout jusqu'à ce que le démon la quitte. Et c'était aussi simple que ça! Elle remercie d'ailleurs Hertha de lui avoir montré le vrai chemin céleste en l'embrassant, puisqu'elle la voit à présent comme une amie (et plus si affinités vu le regard lubrique qu'elle lui jette en s'approchant!), puis elle se décide à aller stopper le duel en exorcisant à son tour les deux hommes de leurs démons. Sa silhouette noire sur la neige blanche indique néanmoins que le glas va bientôt sonner pour l'un des membres du trio... Le démon terrassé, la roulette du revolver se met alors à s'embraser à l'instar du désir des deux amis qui ne peuvent se résoudre à tirer, et qui finissent par avouer qu'un voile s'est levé: Ulrich a enfin compris que Leo était amoureux de Felicitas et Leo s'apprêtent enfin a sauter le pas, et tout rentre dans l'ordre alors que la menace diabolique pourtant pétrie de bonne volonté vient de sombrer dans l'eau glacée. Pour finir, ils se prennent les mains et les pressent au niveau de leur bassin...

Puisque la fin officielle intervient ici, j'ai envie d'interpréter le dernier plan comme le triomphe du couple gay sur la tentation bisexuelle, mais on a parfaitement le droit de rester au premier degré et de n'y voir que la mise en lumière d'une belle amitié après la disparition du serpent tentateur. Mais pour prendre l'histoire au premier degré, mieux vaut se reporter à la fin alternative qui glorifie le couple hétérosexuel fidèle après l'échec de la briseuse de ménage. Dans tous les cas, le scénario est misogyne puisque la jeune fille pure et dynamique devient passive tandis que la repentie disparaît dans les antres de l'enfer. C'aurait été tellement mieux si chaque membre du quatuor avait survécu pour mieux se confronter en tenant compte de ses erreurs, mais on ne peut hélas pas attendre ce niveau de subtilité dans un film américain de 1926.

Dans tous les cas, la réalisation de Clarence Brown atteint ici des sommets en trouvant toujours quelque chose d'inventif pour illustrer chaque chapitre, ce qui vaudra très probablement au réalisateur l'Orfeoscar de la mise en scène de l'année. A cela s'ajoutent de beaux décors de neige et de village germanique, un jeu d'éclairage subtil du divin William Daniels et de bonnes performances d'acteurs, au moins Garbo, Hanson et Kent, qui valent au film un très bon 8+ voire un joli 9. Dommage, tout de même, que les personnages soient un peu inconsistants, Ulrich étant d'une naïveté sans bornes et Felicitas n'étant qu'un nouvel avatar de la pécheresse repentie, ce qui me fait hésiter quant à une nomination pour la Divine. Certes, sont jeu expressif et moderne est mille fois plus appréciable que bien des interprétations très datées de l'année, mais son héroïne présente-t-elle assez d'intérêt pour trouver sa performance vraiment incontournable? On ressent plus d'émotions pour sa cantatrice déçue dans le déjà assez vieillot Torrent, mais à la réflexion, son personnage antipathique de Flesh est peut-être un plus grand défi. Je me pose la question. 

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