mercredi 10 mars 2021

Un Merveilleux Dimanche (1947)

 




J'ai l'impression qu'on ne parle jamais des films sociaux d'Akira Kurosawa. C'est un nom qu'on voit toujours associé aux samouraïs ou, dans une moindre mesure, à quelques enquêtes criminelles contemporaines, soit deux registres qui ont, à n'en point douter, leur content de chefs-d'œuvre (Rashōmon, Le Château de l'araignée, Chien enragé, Entre le ciel et l'enfer...), mais qui ne doivent pas faire oublier qu'à l'instar de John Ford de l'autre côté du Pacifique, le metteur en scène de légende avait d'autres cordes à son arc. Après une découverte intéressante, mais légèrement difficile d'accès pour moi, de son film précédent, Je ne regrette rien de ma jeunesse (1946), j'ai vu cette semaine Un Merveilleux Dimanche (素晴らしき日曜日),  une jolie romance sociale sortie pendant l'été 1947, dont tout l'intérêt est de se dérouler sur une unique journée, lors de laquelle les héros fauchés pourront s'adonner à leurs rêves les plus fous.


Bien des gens parleront de Kurosawa en mieux que moi, aussi ne sais-je pas trop quoi dire, sinon que j'ai beaucoup aimé. Tout d'abord pour la beauté visuelle de l'ensemble: le réalisateur sait vraiment mettre l'image au service de son récit pour en traduire toute la poésie. Bien sûr, les hasards heureux de l'escarpolette au clair de Lune sont d'un lyrisme renversant, parce qu'ils illustrent une forme d'ascension vers l'espoir de jours meilleurs, alors qu'au sol, la ville est en ruines. C'est d'ailleurs la grande force du film: jouant avec les espaces, Kurosawa sublime le drame par une touche d'onirisme. Les dialogues dans les pièces cloisonnées d'une maquette de maison permettent ainsi de s'évader du quotidien misérable de la rue; la pantomime du café dans un champ de murs croulants donne une coloration lumineuse aux chimères; le petit-déjeuner dans un cylindre en ciment annonce le retour à l'enfance, et donc au passé heureux et confortable, rappelé par une partie de base-ball avec les enfants du quartier; tandis que la symphonie de Brahms, au son d'un orchestre fantôme, mélange les doutes, les peines et les fantasmes du jour en une élégie des plus vibrantes.


Mais si les clairs-obscurs reflètent l'énergie de Masako, la jeune femme énergique qui voudrait sortir l'être aimé du marasme, ils ne font pas oublier les parts d'ombres de cette promenade. En effet, malgré les sourires, le drame n'est que trop présent à l'arrière-plan. Ainsi, pour un locataire misérable, qui tente gentiment de faire fuir le couple du réduit insalubre qu'on le force à sous-louer pour payer son propre loyer, un propriétaire avide est toujours sur ses gardes derrière la porte, présence menaçante qui ne compte pas laisser un centime lui échapper. Pour deux honnêtes gens essayant de faire de leur mieux avec un salaire de petits fonctionnaires, les malfrats enrichis au marché noir ne sont jamais en reste pour les toiser de leur mépris, alors qu'ils s'en vont danser dans leurs costumes élégants dans les clubs de la ville. Et pour un pâtissier aimable qui pardonne un dégât et offre même un gâteau supplémentaire, dix personnes agressives sont prêtes à en venir aux poings dans l'espoir de s'arracher les dernières places disponibles au concert à bas coût du seul lieu culturel encore ouvert.


Au gré de ces événements contrastés, pas étonnant que Yuzo et Masako doutent de leur avenir ensemble. Leurs disputes et réconciliations sont traitées avec finesse et intelligence, et sont fort bien soutenues par l'interprétation d'Isao Numasaki et Chieko Nakakita. Le premier est peut-être un peu trop lisse à mon goût, mais son sourire niais porte à merveille le poids du regret et de l'abattement, dès qu'il s'éteint devant la honte de sa condition par rapport à l'aisance passée. La seconde est quant à elle rayonnante, avec son visage lumineux où se mêlent joie de vivre et tragédie, interrogations et détermination. Son seul défaut est de théâtraliser un peu trop une trop longue scène de pleurs, mais ça ne nuit en rien à la haute qualité de son travail: on croit totalement à son personnage honnête et simple. Je l'aurais nommée pour un prix d'interprétation japonais cette année-là, en compagnie de Setusko Hara pour Le Bal de la famille Anjō, Chōko Iida pour Récit d'un propriétaire, et Kinuyo Tanaka pour L'Amour de l'actrice Sumako. À la lueur de l'espoir entrevu lors de ce Merveilleux Dimanche, il est rassurant de savoir que les grandes actrices de cinéma avaient retrouvé leurs grands rôles même au milieu des ruines.


Conclusion: si le portrait des opportunistes, secs et impitoyables, les yeux toujours plissé en un rictus peu avenant, n'est pas le condiment le plus subtil de la recette, Un Merveilleux Dimanche n'en reste pas moins un film magnifique, pendant asiatique des grandes œuvres de Frank Capra lors de la Dépression, quinze ans plus tôt. Le travail sur l'image est si remarquable que l'évidence tombe sous le sens: ce n'était plus qu'une question d'heures avant qu'Akira Kurosawa n'entre dans la légende.

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