mercredi 10 mars 2021

Édith Jéhanne, ou le fantasme slave



Article commencé il y a trois ans... Je disais:


"Ces derniers temps, j'ai commencé à explorer la filmographie de Raymond Bernard, que je ne connaissais que de nom, et dont j'avais une brûlante envie de découvrir la Tarakanova, après avoir retrouvé dans les archives de famille un magazine de 1930 spécialement consacré à cette fantaisie russe. C'est désormais chose faite, ce qui m'a poussé à compléter cette rétrospective par d'autres œuvres du metteur en scène, dont le médiéval Miracle des Loups (1924), culminant par la prise de Carcassonne (Beauvais dans l'histoire); les contemporaines Croix de bois (1932), un excellent film de guerre aux qualités visuelles indéniables, qui m'a cependant peu surpris après les versions de Lewis Milestone et Georg Wilhelm Pabst de 1930; et les mythiques Misérables (1934) de Victor Hugo, rien de moins. Je parlerai de ces films en temps voulu, mais ce billet sera exclusivement consacré aux symphonies slaves orchestrées par Raymond Bernard, toutes deux portées par le visage radieux d'Édith Jéhanne: Le Joueur d'échecs (1927) et Tarakanova (1930)."


Voilà deux films qui ont pour point commun la Russie, et à travers elle, la présence implacable de l'impératrice Catherine II. Dans Le Joueur d'échecs, adapté d'un roman d'Henry Dupuy-Mazuel, elle tente de venir à bout de la résistance lituanienne, qui n'a jamais accepté le premier partage de la République des Deux Nations, avec en filigrane une tension latente avec le créateur d'un automate capable de remporter toutes les parties d'échecs au monde. Et dans Tarakanova, il lui faut contrecarrer les plans d'une gitane, qu'un opposant politique a convaincue qu'elle était l'héritière légitime du trône par sa ressemblance frappante avec la bâtarde d'Élisabeth Petrovna, Dosithée, elle-même recluse dans un couvent. Ces deux intrigues complexes, jouant sur la dissimulation, la double identité, et l'espionnage international au XVIIIe siècle, donnent ainsi beaucoup de grain à moudre à Édith Jéhanne, qui incarne des héroïnes à la fois en pleine crise d'identité et en pleine confusion des sentiments, tout en se payant le luxe de jouer au sein du même film le double-rôle de la religieuse et de l'usurpatrice.




Visage expressif sur lequel s'impriment aussi bien les troubles politiques que ses tourments propres, l'actrice est au cœur d'un jeu sur l'image accentuant le tumulte. En témoignent d'abord les portraits, qui donnent corps à tous les fantasmes. Par exemple, comme toutes les jeunes filles bien nées à l'époque des Lumières, Sophie Novinska, pupille du baron inventeur du Joueur d'échecs, est d'abord représentée en belle Européenne chaste, recouverte d'une robe blanche qui dissimule soigneusement son caractère, de telle sorte que le tableau ne dit pas tout à fait la vérité. C'est là l'image officielle qu'il faut donner de la jeune femme, qui en grand secret n'est autre que l'âme de la rébellion balte face au dépeçage de son pays, et qui organise des réunions dans l'ombre du couvre-feu où toute la noblesse de Pologne-Lituanie se regroupe afin de chanter l'hymne national. Les cheveux nattés, une couronne de fleurs trônant au sommet d'un costume traditionnel, Sophie est en réalité une icône, qui prête son visage à la propagande anti-russe. Et justement, alors que le portrait en robe blanche vole en éclat sous le feu des canons moscovites, c'est désormais sous son véritable aspect qu'on la retrouve sur un placard, tombé entre les mains de l'impératrice, qui semble en retour s'amuser de la situation puisqu'elle détient une information dont Sophie n'a jamais eu vent. Mais au même moment, Sophie parade en robe de cour au Palais d'Hiver, puisqu'il lui faut à nouveau jouer à l'ingénue afin de sauver le soldat le plus hardi de l'armée lituanienne, lui même dissimulé dans l'automate du Joueur d'échecs arrivé à Saint-Pétersbourg contre son gré. Aidés par l'ingéniosité du baron Kempelen, ou épiés par la saltimbanque de Catherine à qui rien n'échappe, le couple se trouve pris dans les filets d'un jeu de dupes que renforce d'autant plus la frontière mythique entre automates et êtres vivants, qui s'affrontent dans l'atelier du créateur de génie.


Dans Tarakanova, la duperie se joue également dans l'art du portrait, puisque la princesse tzigane et la sœur voilée sont tour à tour comparées au médaillon de l'impératrice Élisabeth, alors que Raymond Bernard s'amuse à entrecroiser ces images-là avec la vision d'une médaille représentant une Vierge à l'enfant, opposant de la sorte la pureté de la sagesse à la tentation néfaste de la splendeur impériale. Mais les miniatures ne sont qu'une infime partie du chaos général, qui prend d'autant plus d'ampleur dans les appartements d'apparat de Catherine, où la réplique d'Élisabeth brille de mille feux dans la galerie des portraits, dominant les mortels encore de ce monde de son auguste présence. Coincée entre ces deux dignités impériales, une Tarakanova sublime, aux cheveux défaits, se laisse gagner par le doute et l'incompréhension, tâchant de conserver un certain sens de l'honneur alors que le sol se dérobe sous ses pieds. De quoi préparer le terrain à un long glissement vers la folie...




Un fantasme balte: la bataille de Vilnius

Si les Baltes ne sont pas des peuples slaves, l'alliance séculaire entre Lituaniens et Polonais permet, dans Le Joueur d'échecs, de mettre en exergue le conflit entre Slaves orientaux (les Russes), et Slaves occidentaux (les Polonais), le long des grands fleuves qui mènent à la Baltique, bien que la menace prussienne à l'ouest ne soit pas évoquée dans le film. De manière plus personnelle, la guerre est surtout l'occasion pour Sophie d'avoir des visions à la fois exaltées et cauchemardesques de l'escarmouche qui se joue alentour. Elle est pourtant au cœur du conflit puisque son château est lui-même visé par les tirs de canons, mais elle est trop loin pour voir ce qu'il advient de l'être aimé, Boleslas Vorowski, sur le front. Révoltée dans l'âme, elle tente alors d'imaginer le meilleur pour lui et ses partisans, reprenant avec courage en pleine ligne de mire l'hymne patriotique de leurs réunions secrètes, et pianotant frénétiquement sur son clavier qui se superpose au galop incessant des chevaux. Pour nous, spectateurs contemporains, la magie du spectacle est d'autant plus vive que la sublime partition d'Henri Rabaud est jouée par un orchestre symphonique dans la version commercialisée, ce qui nous vaut un moment des plus grisants, comme si Sophie parvenait à nous galvaniser au même titre que l'armée lituanienne! Mais après la griserie, la réalité nous rattrape souvent, laissant le fantasme s'évaporer malgré une volonté certaine de croire encore en ses rêves. L'image biblique qui entrecoupe le premier rassemblement chanté avant la guerre, montrant l'héroïne-prophétesse baignée de rais solaires au sommet d'une montagne devant la foule des fidèles, joue certainement en faveur de l'espoir, celui des personnages ne souhaitant clairement pas s'éteindre.




Un rêve dalmate: la conquête du trône

Si la bataille de Vilnius restait fermement ancrée dans la réalité politique du Joueur d'échecs, les désirs de Tarakanova sont nettement plus chimériques, et pour tout dire aussi insaisissables que les nuages qui nimbent les rivages éclatants où la princesse a élu domicile pour préparer sa conquête du pouvoir. L'opposition nord-sud est en effet plus délicate à prendre au sérieux, car tout un empire sépare le refuge adriatique du trône convoité. En attendant, la cour qu'elle tient parmi les Slaves du sud, sous l'influence culturelle de la Sérénissime, prend des airs de carnaval où les costumes ne peuvent masquer les faux-semblants effrontés qui se jouent céans, malgré leurs reflets aveuglants. Craignant d'ôter son loup devant l'impétueux comte Orloff, qui pourrait bien reconnaître la gitane dont il cherchait à conquérir le cœur jadis, Tarakanova cherche à garder son identité secrète le plus longtemps possible, tout en prenant plaisir à se laisser conter fleurette par son séduisant invité. Mais les élans du cœur sont de peu de poids face aux ordres de l'impératrice, qui n'a bien sûr pas missionné son amant en Dalmatie pour rien. La confusion est néanmoins palpable chez tout le monde, puisque les ennemis politiques ne peuvent s'empêcher d'être irrésistiblement attirés l'un par l'autre, au grand dam de la souveraine qui ne compte cependant pas laisser son lit se refroidir dans les frimas de la taïga. Invitée à voguer sur un grand navire au pavillon russe, Tarakanova pense sincèrement que l'heure de conquérir ses droits a sonné: au son des cloches orthodoxes, les mats des bateaux deviennent des clochers à bulbes, tandis que le reflet du soleil dans la mer trouble les sens de l'héroïne. La messe du couronnement fait alors place aux clameurs populaires dans un enchaînement entre visions d'une Russie fantasmée et de gros plans sur un visage exalté, pendant que les barques voguent irrésistiblement vers le navire dont les voiles se gonflent, et dont l'ancre remonte furieusement... Pour quel voyage?




Un délire russe: le couronnement impérial

Faut-il continuer de croire en ses rêves ou renier ses chimères, si tout ne s'est pas passé comme prévu? Tarakanova a un tel désir d'être aimée que, plus que d'hypothétiques droits à la succession d'Élisabeth, il lui importe surtout de retrouver une image maternelle, ou à défaut de jouer cette image-là auprès de son peuple. C'est à l'aune de son manque d'affection que s'inscrit la suite de l'utopie vénitienne, refroidie par l'hiver russe que l'on aperçoit à travers la toile trouée d'une roulotte. Délirant de fièvre, la princesse refuse de se voir ramenée à ses origines tziganes et préfère se voiler la face, les yeux grands ouverts, se voyant monter les marches de la cathédrale, parée d'une traîne aux trois aigles bicéphales, et s'imaginant encore acclamée par la foule avant d'être sacrée par les popes sous les ors de la gloire, tout en revivant dans le même temps les séductions italiennes au son des violons. Les moments dont on profite au mieux sont le bonheur véritable: croire qu'ils ne sont qu'un tremplin vers l'accomplissement de désirs plus brillants encore n'est qu'un leurre. Dans sa chair, Tarakanova était la reine, éphémère, d'Illyrie: il lui était par nature impossible de retrouver autant d'éclat dans les vastes étendues de toutes les Russies. La rencontre entre les deux sosies lui permettra au moins de vivre la relation familiale fusionnelle à laquelle elle aspirait depuis toujours, la sage Dosithée, qui avait renoncé à tout complot qu'elle savait irréalisable, ayant bon cœur.


À la fois bonne actrice et très beau visage de cinéma, Édith Jéhanne est absolument idéale pour incarner la détermination colorée de naïveté de ces héroïnes. Il lui manque peut-être le charisme des grandes divas du cinéma muet, mais ça joue d'autant plus en sa faveur pour ces rôles de femmes à la recherche de leurs racines, et qui auraient aimé avoir davantage confiance en elles. Dosithée est sûrement son rôle le plus fort, car elle domine entièrement l'écran et réussit d'ailleurs l'exploit de se voler la vedette à elle-même dans une belle séquence. Mais Tarakanova n'est pas en reste, avec ces nuances bienvenues dans ses regards, puisqu'elle est encore capable de défier ceux qui l'humilient du regard, telle la gitane qu'elle était. Peut-être lui reprochera-t-on d'être une tzigane trop aristocratique d'entrée de jeu, alors qu'elle n'est supposée se douter de rien dans un premier temps, mais ça n'enlève rien au bon goût de sa performance. De son côté, Sophie Novinska est également très juste et fort attachante, bien que Tarakanova reste son chef-d'œuvre d'interprétation.




Malgré son jeu toujours bon qui évite les grimaces propres aux limites sonores de l'époque, elle se laisse tout de même un peu éclipser par la présence impérieuse de Catherine II, jouée par deux tragédiennes d'exception: Marcelle Dullin dans Le Joueur d'échecs, et Paule Andral dans Tarakanova. Les deux sont magnifiques, mais la première est peut-être l'une des meilleures Catherine de cinéma: jouant toutes les émotions requises avec une grande subtilité, elle domine chaque scène du haut de son dépit et de son amusement, rendant le personnage finalement humain derrière la cuirasse politique, avec en prime une possible porte ouverte sur la question du saphisme, à travers sa complice sautillante au costume chinois. Surtout, elle montre à merveille, par son jeu, à quel point la tsarine est passée maîtresse dans l'art de la manipulation, à l'aide de quelques sourires que seule une personne entièrement maîtresse de toutes les situations saurait esquisser. À l'inverse, Paule Andral est beaucoup plus guerrière dans ses expressions, bien qu'elle combatte sur un plan plus personnel que sa collègue, qui devait lutter vaillamment contre les Lituaniens et contre un automate ottoman! Andral n'en reste pas moins impressionnante mais avec moins de nuances: elle accentue la perversité de la souveraine, qui ne perd certes pas son humanité en privé, mais qui en public se compose une attitude monstrueuse, déterminée à faire peur à toute forme d'opposition. Son rire terrifiant, qu'elle manie surtout comme sa lame la plus aiguisée, à défaut d'être la plus fine, dévore l'espace à lui seul dans des gros plans savamment mis en scène par Raymond Bernard.


Que cela ne fasse pas oublier les excellents seconds rôles qui peuplent ces films, dont la sympathique danseuse amie des Lituaniens et la troublante saltimbanque de l'impératrice, mais encore Rudolf Klein-Rogge, superbe dans le rôle de l'instigateur du complot de Tarakanova, et entraîné dans la spirale infernale qu'il a créée de toutes pièces. Parmi les premiers rôles masculins, citons encore Charles Dullin, s'opposant à sa femme à l'écran dans le rôle du baron dissident, dont la créature mécanique doit disputer une partie d'échecs avec la tsarine. Dans le même film, Pierre Blanchar aurait pu être meilleur si le metteur en scène avait pensé à lui offrir un gros plan sur son désarroi, puisqu'il souffre le martyre en passant la nuit dehors en plein hiver, dissimulé dans l'automate, bien que ses réactions ne soient jamais montrées. En revanche, on sera moins enthousiaste envers un Olaf Fjord épris de Tarakanova, à cause d'un jeu plus théâtral que celui de ses partenaires: il en est encore à se frapper les cuisses de rire quand tout le monde joue avec plus de retenue.




Des deux films, Tarakanova est à mon goût le meilleur. C'est même mon film préféré du réalisateur, mais aussi de l'année 1930 tout court. Avouons que je partais conquis d'avance: une histoire rocambolesque sur la quête de soi-même, dans un contexte de lutte pour un pouvoir au féminin, illuminée par les joyaux scintillants de la couronne russe et rafraîchie par des airs de carnaval sur les eaux bleues de l'Adriatique, c'était forcément ma tasse de thé. La mise en scène inspirée de Raymond Bernard, avec ce rêve délirant de sceptre et sa reprise fébrile, n'y est évidemment pas pour rien. D'ailleurs, rien que l'introduction est saisissante: l'enterrement d'Ivan VI est plus russe que nature, évoquant rien moins qu'Eisenstein, tandis que le travelling en plongée sur la table du banquet met en appétit. Les costumes éclatants et les lieux Art déco contrastent peut-être avec la réalité historique, mais ils contribuent justement à la confusion des sens de l'héroïne, d'autant que le metteur en scène les utilise avec brio, comme en témoigne ce fondu enchaîné sur les portes triangulaires de la forteresse vers les portes d'un palais non moins imposant. Finalement, seule la chanson sonorisée n'est pas des plus heureuses, surtout comparée à la symphonie d'Henri Rabaud (!), mais Tarakanova n'en reste pas moins un chef-d'œuvre.


Le Joueur d'échecs est lui aussi irrésistible, malgré des incohérences plus flagrantes que dans l'autre fantaisie slave. Il me semble que le montage suggérait qu'un personnage avait le temps de parcourir en deux heures un trajet qui avait pris plus d'une semaine aux héros dans l'autre sens, mais ce sera à revoir pour vérifier, en compagnie d'une poignée d'ellipses qui m'avaient dérangé dans la conclusion. L'abandon d'une piste sensationnelle, également, était regrettable, sans nuire pour autant au plaisir infini ressenti en phase de découverte. Il faut dire que les images sont tellement belles qu'on est forcément sous le charme: l'anniversaire dans les jardins, illuminé de lampions et de fusées d'artifice, est en quelque sorte la version nocturne du bal masqué dalmate chez Tarakanova, alors que les sentiments se retrouvent exacerbés par la Lune, comme souvent vectrice de conflits. Quant au bal travesti à la cour de Russie, l'humour généré par le renversement des genres accompagne les illusions des protagonistes, qui cherchent à profiter de l'occasion pour se tirer d'un très mauvais pas. Néanmoins, le clou du spectacle, après la bataille de Vilnius, reste la partie d'échecs sous haute tension, portée par le visage nerveux de Marcelle Dullin qui, fidèle à l'air du temps, cherche à tromper l'automate en sacrifiant son honneur, l'impératrice en eût-elle jamais.


À la fin, ces jeux de masques nous emportent dans un tourbillon de rêves et d'ardents désirs, au gré d'images magnifiques montées avec une mécanique aussi ingénieuse que celle des automates vivants, qui n'ont pas peur de vouloir trouver, eux aussi, leur place dans le monde. De l'impératrice aux pantins, en passant par les rivaux politiques, toutes les factions se dupent l'une l'autre, intriguant de la sorte d'autant plus à chaque séquence. C'est à la fois rythmé et surprenant, n'altérant en rien le plaisir qu'il y a à les revoir.

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