Dans ma jeunesse*, lorsque j'ai travaillé brièvement comme archiviste et bibliothécaire particulier pour une metteuse en scène de renom, j'ai inventorié des centaines d'exemplaires des pièces de Bertolt Brecht, dans toutes les éditions et traductions possibles et imaginables. Mais! J'en étais resté au théâtre et n'avais pas traité ses récits, romans et poèmes. J'ignorais donc jusqu'à aujourd'hui qu'on lui devait une nouvelle intitulée Die unwürdige Greisin, écrite en 1939 et publiée dix ans plus tard dans le recueil Kalendergeschichten. Dès lors, quelle ne fut pas ma surprise de faire le rapprochement avec le film français que je cherchais depuis des lustres, et qui valut à Sylvie, que nous venons d'entrevoir chez Thérèse Raquin, le tout premier prix de la meilleure actrice décerné par la National Society of Film Critics. Je parle bien sûr de La Vieille Dame indigne de René Allio, sorti au printemps 1965 et inclus parmi les cinq films étrangers favoris du National Board of Review. Ainsi, une petite vieille dame sortie tout droit d'une autre époque a côtoyé, le temps de quelques cérémonies, la séduction ultra glamour d'Elizabeth Taylor, la jeunesse incandescente de Vanessa Redgrave, et le charisme éclatant d'Anouk Aimée, visage emblématique d'un mouvement, la Nouvelle Vague, loin du cinéma classique où s'était illustrée Sylvie jusqu'à présent. On la vit même prendre la pose avec Peter O'Toole, à tel point qu'on pourrait parler d'un choc des générations! Toutefois la réalité s'inscrit si bien dans la continuité de la fiction qu'il reste difficile de s'étonner...
En effet, l'histoire de Madame Berthe est bien différente de ce que j'avais imaginé à la lecture du titre: loin d'être une Tatie Danielle en puissance, elle est une adorable grand-mère qui s'est sacrifiée toute sa vie pour sa famille, et qui profite de son veuvage pour découvrir le monde. Le titre, assez ironique, emprunte donc le point de vue de ses fils qui n'apprécient guère de voir leur mère dépenser ce qu'ils espéraient recevoir comme héritage dans quelques années, faisant alors basculer la notion d'indignité du personnage visé à l'émetteur d'une telle opinion. À l'inverse, les chansons du film, signées Jean Ferrat (pas franchement le monsieur le plus toxique qui fût!), adoptent le point de vue de l'héroïne: "On ne voit pas le temps passer" décrit parfaitement le quotidien d'une dame dont les plus belles années se sont écoulées en une ritournelle chronométrée, tandis que "Loin" illustre de manière plus poétique encore le désir de passer à autre chose, quand bien même on n'a pu le faire plus tôt.
Faut-il pleurer? Faut-il en rire? René Allio donne heureusement une légèreté de bon aloi aux dernières années de Madame Berthe, l'accompagnant dans son parcours par une utilisation inventive de l'espace. Il accentue par exemple le contraste entre l'allure antique de la vieille dame, frêle silhouette noire qui n'a jamais quitté son quartier, et le monde moderne qu'elle découvre par de véritables jeux de mouvements, mêlant l'héroïne à un groupe de jeunes qui avance au même rythme sur le trottoir, lui faisant monter et descendre les escaliers roulants d'un grand magasin avec un dynamisme amusant, ou s'ingéniant encore à découper son visage blanc sur la tête du garagiste dans la pénombre, soulignant avec humour que si la dame détonne dans de tels environnement, elle s'y intègre aussi à merveille par sa soif de découvertes et son ouverture d'esprit devant l'inconnu. Madame Berthe est ainsi à la fois l'âme de sa rue de Marseille, écoutant ses voisines se plaindre de leurs tracas lorsqu'elle va faire une course, mais également une étrangère totalement interloquée devant un mixeur de fruits, et pour qui tester un échantillon de parfum dans une boutique a autant de prix qu'un tour de France en deux chevaux!
Par moments, quelques longueurs ramènent Madame Berthe à son triste quotidien, à la voir laver sa vaisselle en un long plan-séquence qui n'est pas sans préfigurer les grandes heures de Jeanne Dielman, mais ça n'enlève rien au plaisir qu'éprouve la dame à avancer toujours plus avant dans la ville, se prenant au passage d'amitié pour une jeune femme à la mode, Malka Ribowska, qui lui rend finalement plus d'affection filiale que ses propres enfants. En revanche, les histoires de cœur de son petit-fils, Victor Lanoux, m'intéressent moins: j'aurais volontiers recentré le récit sur le seul personnage de la grand-mère, qui n'est parfois qu'une silhouette un peu perdue dans la vaste métropole et aurait mérité un temps d'écran plus conséquent encore.
Malgré ces quelques défauts, La Vieille Dame indigne se suit agréablement grâce à la présence de Sylvie, surprenante dans un rôle nettement plus attachant que la prieure austère des Anges du péché, ou que la matriarche funeste de Thérèse Raquin. Ici, il émane d'elle une lumière naturelle, et surtout une candeur qui sied à merveille au personnage: la comédienne ne surjoue rien et se contente de vivre l'instant présent, comme le ferait l'héroïne. En témoigne la glace qu'elle déguste le plus naturellement du monde, sans se croire obligée de faire passer sur sa bouche l'expression d'un plaisir inapproprié devant une chose aussi anodine. Au fond, Madame Berthe reste telle qu'elle a toujours été, une femme au foyer qui ne s'en laisse pas conter, et qui n'a jamais acheté un poisson (ou une voiture!) avant d'en avoir vu les entrailles! Assurément, la composition est réalisée avec finesse: la félicité gagne son visage de manière spontanée sans que l'actrice n'ait besoin d'appuyer dessus, ce qui rend l'héroïne d'autant plus charmante, car totalement convaincante. Mais tout en restant le premier rôle incontestable du film, je regrette vivement qu'on ne lui ait pas accordé plus d'espace: les nombreuses réunions familiales où la mère est en retrait servent fort bien le propos, puisque c'est uniquement dans la solitude que Madame Berthe parvient à s'accomplir, mais il est toujours dommage de la voir ne redevenir qu'une silhouette dans de trop longues séquences. Et comme son parcours marseillais l'isole quelque peu dans des plans d'ensemble ou moyens, elle n'a finalement pas autant à se mettre sous la dent qu'on l'eût souhaité, à l'exception d'un sorbet gigantesque!
Conclusion: La Vieille Dame indigne est un joli film, pas forcément inoubliable, mais qui regorge de mille détails captivants. J'aurais peut-être aimé un rôle plus spectaculaire pour l'actrice principale, mais à vrai dire, la simplicité est le mot d'ordre de Madame Berthe, même lorsqu'elle s'adonne à d'audacieuses excentricités: la sobriété de l'interprétation sonne finalement très juste. Ma victoire du cinéma français revient tout de même à Annie Girardot pour Trois chambres à Manhattan cette année-là, mais Sylvie reste une candidate de choix, continuant de détonner aux côtés de la plus belle voix de la Nouvelle Vague, Emmanuelle Riva, pour Thomas l'imposteur, et d'une personne aux antipodes de Madame Berthe... une certaine Brigitte Bardot!
___
* J'ai environ l'âge qu'avait Bardot en 1965, n'allez pas croire que je me reconnaisse dans le personnage de Sylvie!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire