lundi 4 avril 2016

La Vieille Fille (1939)


Puisque je suis d'humeur à parler de Miriam Hopkins, faisons de la comédienne la nymphe de ce mois printanier, en évoquant cette fois-ci sa première collaboration avec Bette Davis, un sommet de mélodrame que seules les âmes les plus féminines doivent être en mesure d'apprécier.

Je parle d'âmes féminines, parce que le sujet est parfois si dégoulinant de dentelles et vieux tissus que j'imagine très mal une personnalité absolument masculine s'intéresser à ces destins d'antan, quoique la tonalité du film soit précisément tout sauf féministe, les malheurs de ces dames n'arrivant qu'à cause du patriarcat, comme le rappelle trivialement la vieille grand-mère n'hésitant pas à préconiser aux futurs maris de mater ses petites-filles avant qu'il ne soit trop tard. Ce n'est pas ça qui m'empêche de prendre beaucoup de plaisir à chaque visionnage, mais l'histoire a une teneur tellement chargée en mélodrame qu'on a souvent l'impression d'être prisonnier des mailles d'un crochet de vieille fille lors de ses travaux d'aiguilles. D'ailleurs, la structure narrative rythmée autour de non pas une, ni deux, ni trois, mais bien quatre (!) cérémonies de mariage en seulement une heure de demie aurait de quoi rebuter même les bécasses les plus attendries rêvant d'amour et d'eau fraîche! Mais l'élégance de la réalisation, le bonheur jouissif de voir mes deux actrices préférées se donner la réplique et mon goût certain pour la sentimentalité féminine sont autant d'atouts qui me font aimer ce tear-jerker éhonté, bien que certains rebondissements ahurissants donnent parfois envie de se trancher les veines avec un canevas!

J'entends par-là que le scénario fonctionne principalement autour de non-dits et de quiproquos, mais ceux-là se font souvent au détriment de toute logique. A moins de considérer que les demoiselles Lovell sont des monstres de masochisme refoulés et cherchent par conséquent le bâton pour se faire battre! Mais tout de même, certains enchaînements sont trop romanesques pour pouvoir prétendre fonctionner raisonnablement. Par exemple, lorsque Delia tente de faire avorter le mariage de Charlotte par dépit, elle précise in extremis à Joe qu'il ne doit surtout pas donner de précisions à sa fiancée sur leur altercation. Mais comment croire que Joe n'ait pas le moindre soupçon devant sa belle-sœur qui se contredit, et comment prendre au sérieux la confrontation suivante, toute de non-dits, entre deux êtres qui s'estiment et s'aiment à leur manière, sans que jamais aucune cause possible de rupture ne soit amenée sur le tapis? Et pourquoi Charlotte accepte-t-elle de passer Noël avec Delia immédiatement après une terrible dispute une fois le pot aux roses découvert? Vraiment, les réactions de chaque personnage sont tout sauf logiques. La preuve la plus flagrante, c'est que l'élément perturbateur principal montre Tina définir subitement Delia comme sa mère alors qu'elle a déjà cinq ans à ce moment-là, cinq années qu'elle vient de passer auprès de Charlotte en n'ayant aperçu Delia qu'une seule fois! Ce processus d'imitation devant son cousinage est impossible à gober, à moins de conclure que l'entêtement stupide de Clem Spender lui ait ôté quelques neurones lors de la transmission génétique!

Et puis surtout, pourquoi Charlotte accepte-t-elle autant de choses pour finir au rang de domestique aigrie alors qu'elle était au contraire une jeune fille épanouie et déterminée? Tous ceux qui ont eu le cœur brisé un jour savent que la dépression finit toujours par se colorer d'un peu de masochisme, puisqu'on a toujours tendance à se sentir coupable même si l'on est essentiellement blanc, mais dans le cas de Charlotte, ce n'est plus seulement de la culpabilité qui la démange, mais bien un fantasme SM inassouvi! Je plaisante bien sûr, car on est censé croire qu'elle agit de la sorte pour protéger sa fille sans nom et sans avenir, mais encore une fois, ces réactions ultra romanesques et franchement vieillottes sont trop lourdement appuyées. Elles prêtent même à sourire tant les souffrances que s'inflige l'héroïne sont ridicules, notamment lors d'une scène très accentuée où elle fait la morale à sa fille telle la reine vierge descendue de son trône! Bref, le scénario est tellement mélodramatique qu'on frôle souvent la parodie involontaire, et cette manie de trop chercher à tirer sur la corde sensible rend ce tear-jerker par trop commun, quoique jamais ennuyeux. Autrement, on notera quand même que sous le couvert d'une tonalité victorienne hautement sexiste, les femmes sont supposées être soumises aux hommes, les malheurs de Charlotte découlant à la fois de sa faute envers la morale chrétienne et à la fois de son refus d'obéir aux injonctions de son fiancé. Le problème, c'est que les Ralston sont si mal écrits que le scénariste a oublié de les doter d'un minimum de charisme: dès lors, il se crée un contraste trop évident entre ces deux femmes fortes capables des coups de tête d'un bélier, et leur comportement illogique selon lequel elles font tout de même tout pour s'effacer derrière des hommes transparents. Même en tenant compte du poids de la société, ça ne fonctionne pas vraiment.

"Tu veux mon poing dans la figure?"
"Fi! Je chausse mes dents de sabre, et on en reparle!"

Nous sommes donc bien d'accord pour dire que l'histoire dégouline par toutes les mailles du napperon en dentelle qui sert de patron à l'édifice, mais ça va tellement loin dans le mélodrame à l'ancienne que ç'a au moins le mérite d'éveiller constamment l'intérêt. La mise en scène d'Edmund Goulding, à défaut d'être brillamment originale, pique elle aussi la curiosité à travers certaines images qui parlent souvent plus subtilement que le dialogue. Le point le plus marquant, c'est la matérialisation de la domination d'une cousine sur l'autre à travers leur placement dans les escaliers. Ainsi, Delia a beau parader sur les plus hautes marches en maintenant sciemment Charlotte dans l'ombre, celle-ci ne se laisse pourtant jamais faire et sait en retour dominer Delia de toute sa rigidité lorsque vient le temps des confidences. L'éclairage de Tony Gaudio met aussi en lumière le conflit central, en montrant régulièrement Charlotte dans l'ombre pour mieux écouter les amoureux parler en attendant le bon moment pour paraître sous un faux jour, ou en la plaçant de nuit à la porte d'un salon tandis que les ombres chinoises de Tina et Delia montent les escaliers main dans la main avant de recouvrir entièrement le seul filet de lumière encore visible. En outre, Charlotte a besoin d'éteindre la lampe afin de pouvoir être elle-même dans la pénombre, au prix d'une scène à la Dr. Jekyll and Mr. Hyde vraiment pas subtile, tandis que Delia doit à l'inverse rallumer cette même lampe afin que les deux cousines puissent se dire les choses en face.

Concernant les jeux de miroirs, je ne suis pas sûr qu'ils aient une signification particulière lors du premier acte dans la chambre de Delia, mais l'image constamment dédoublée de celle-ci pourrait souligner à la fois sa capacité à jouer double-jeu, autant avec Clem qu'avec Charlotte, que sa présence dévorante prête à écraser qui tente de lui être défavorable. A l'inverse, c'est Charlotte qui voit son image prendre de l'importance une fois qu'elle prend le dessus en décidant d'aller prévenir Clem à la gare en personne, pendant que Delia reste sans reflet au milieu de la scène. Dans tous les cas, le film présente un profil élégant et gracieux, comme en témoigne la manière qu'ont les dames de fermer des portes en rythme à la seconde près, ou comme le montre également ce beau plan chargé en tension où la frêle silhouette de Charlotte cherche Clem parmi les soldats. Cette image évoque immédiatement un je-ne-sais-quoi d'Autant en emporte le vent très agréable, aspect qu'on retrouve d'ailleurs dans la musique de Max Steiner: les films ayant été tournés en même temps, le compositeur a utilisé la même adaptation des airs de la guerre de Sécession, à la mesure près. Enfin, rendons grâce aux coiffures et au maquillage de bien marquer la différence entre les deux femmes, quitte à forcer le trait pour Charlotte, Bette Davis se montrant à nu dans la seconde partie, bien que Miriam Hopkins ait apparemment tout fait pour altérer l'art de Perc Westmore afin de paraître plus jeune même dans la maturité!

Si la rivalité entre les deux actrices s'est exprimée jusque dans le maquillage, on se félicitera surtout qu'elle ait créé davantage de tension dans leur jeu. Cependant, leur interprétation s'avère plus décevante que dans mon souvenir, à tel point qu'il est absolument impossible de compter le nombre de fois où chacune écarquille les yeux pour jouer l'inquiétude ou dire à l'autre quelque chose de méchant. L'entrée en scène de Miriam Hopkins est notamment assez laborieuse tant elle agite paupières et sourcils alors qu'elle parle seulement de jarretière avec sa gouvernante, mais Bette Davis n'est guère plus méritante par moments. En fait, chacune parvient à être meilleure que l'autre au gré des séquences, si bien qu'il est difficile de savoir qui donne réellement la meilleure performance. Au départ, avant de m'intéresser autant à Miriam, ma préférence allait à Bette, qui hérite indéniablement du rôle le plus touchant, en particulier lorsqu'elle se touche les cheveux à la fin! Mais au fil du temps, j'ai fini par réaliser que Miriam a de fait le rôle le plus intéressant car il lui faut trouver un bon équilibre entre charme et sournoiserie. Certains la trouvent imprécise mais je persiste à croire que son interprétation fonctionne à merveille, car elle suggère toujours le dépit rongeant Delia au bon moment, tout en créant dès le départ une indéniable dose de complicité avec sa partenaire, suggérant par-là même que Delia n'a pas systématiquement mauvais fond et ne fait pas forcément exprès de faire du mal à sa cousine. D'ailleurs, Charlotte est de mauvaise fois quand elle reproche à Delia de lui avoir volé sa vie et son enfant, car elle n'avait qu'à refuser de prime abord les invitations de Delia, et aurait mieux fait de fuir en courant lors du coucher des enfants. Dès lors, ma préférence va toujours à la flamboyante Miriam, mais il n'est plus question de la nommer pour un prix en 1939: j'avais un souvenir trop enthousiaste de sa prestation, et elle se vautre parfois dans les pires excès interprétatifs de son époque bien qu'elle réussisse sans conteste à bien cerner la complexité de Delia.

"Attends! Tu trouves pas qu'on en fait un peu trop?"

"Non, tu crois?"

Finalement, cette Vieille Fille a beau être trop excessive de crispations, de masochisme et de réactions ineffablement datées, les qualités visuelles et le duel excitant entre deux divas prêtes à tout pour surpasser l'autre lui confèrent un caractère franchement jouissif qui me ravit. Les défauts sont présents mais le plaisir les dépasse: je reste à 7/10.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire