dimanche 26 juin 2022

Eleanor par cœur


C'est aujourd'hui le centenaire de l'une de mes actrices favorites du cinéma américain, et possiblement mon étoile de prédilection des années 1950 : Eleanor Parker. Surnommée « l'actrice aux mille visages », celle dont la chevelure rougeoyante était un régal pour les caméras en Technicolor fut avant tout une comédienne très versatile, qui s'illustra dans à peu près tous les genres, se montrant aussi à l'aise dans les rôles d'ingénues que dans les portraits d'aventurières capables d'en remontrer aux acteurs les plus machos de ce temps-là.

Lauréate d'une coupe Volpi et forte de trois nominations aux Oscars, Eleanor Parker fut assurément reconnue par ses pairs, mais eut paradoxalement toutes les peines du monde à trouver sa place dans l'histoire du cinéma, d'où le sentiment qu'elle n'a pas eu la carrière qu'elle méritait. Elle tourna pourtant avec certains des plus grands réalisateurs de l'époque, William Wyler, Edmund Goulding, Raoul Walsh, Otto Preminger, Vincente Minnelli, Frank Capra, mais jamais dans leurs plus grands films. Résultat, peut-être, d'un premier contrat décevant à la Warner, qui la conduisit à négocier une carrière entre la MGM et la Paramount sans pour autant bénéficier des premiers choix des grandes créations de ces studios.

Très élégante et fort studieuse, elle ne s'imposa pas, malgré un physique à couper le souffle, comme une « déesse de l'amour » des temps de guerre, à la différence des autres très belles femmes de sa génération comme Ava Gardner ou Lana Turner, puisqu'elle chercha surtout à s'inscrire dans la continuité des grandes actrices « sérieuses » ayant le goût de la composition. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la Warner chercha à en faire une vedette avec le remake d'Of Human Bondage qui avait lancé la carrière de Bette Davis dix ans plus tôt. L'échec du film ne lui permit malheureusement pas de bénéficier de la même trajectoire : sa consécration fut repoussée aux années 1950, où la concurrence restait rude entre les actrices confirmées de sa génération, telle Deborah Kerr, et les toutes jeunes postulantes déjà sur les rangs, d'Elizabeth Taylor à Jean Simmons, en passant par Audrey Hepburn et Grace Kelly, qui n'attendaient que la première occasion pour triompher.

Compte tenu de la difficulté à se faire une place durable dans ce milieu, notamment à une époque où le cinéma était mis en difficulté par la télévision, d'où l'abondance de grands spectacles en Cinémascope, la carrière d'Eleanor Parker reste satisfaisante, d'autant que son talent supérieur rend la plupart de ses films au minimum intéressants, mais on regrette vivement qu'elle soit passée à côté des chefs-d'œuvre fondateurs de la décennie. J'aurais personnellement adoré la voir dans All About Eve ou Fenêtre sur cour, mais il me faudra me contenter de rêver. Eleanor aura malgré tout laissé son empreinte caméléonienne dans quelques pépites méconnues, et restera encore vue par un grand nombre grâce aux multiples rediffusions de La Mélodie du bonheur. Et afin de célébrer dignement son centenaire, voici un passage en revue de ses plus grands rôles, qui nous invitent au voyage du western au mélodrame, en passant par la comédie, l'aventure et même l'opéra !



Un départ difficile à la Warner

Ayant réussi un bout d'essai à 19 ans, Eleanor fut recrutée par la Warner qui lui proposa immédiatement un second rôle dans La Charge fantastique (They Died with Their Boots On), une biographie très controversée du général Custer signée Raoul Walsh, et dernière rencontre du couple légendaire formé à l'écran par Errol Flynn et Olivia de Havilland. Malheureusement, le métrage initial approchant des trois heures, il fut décidé que toutes les scènes de la jeune actrice seraient coupées au montage. Eleanor enchaîna alors avec des films à petits budgets, avant de commencer à rebondir dans des productions plus prestigieuses que je n'ai pas vues, comme Mission à Moscou (Mission to Moscow) de Michael Curtiz en 1943 ; Between Two Worlds, son premier rôle étoffé où son âme part apparemment en croisière avec Paul Henreid après un suicide collectif (!) ; ou encore The Very Thought of You de Delmer Daves, un autre film de 1944.

Désormais suffisamment connue pour avoir son caméo attitré dans le méta Hollywood Canteen (1944), Eleanor était pressentie pour prendre la succession de Bette Davis comme reine du studio, à l'époque où Olivia de Havilland était suspendue suite à son célèbre procès contre la Warner, où Jane Wyman n'avait pas encore percé, où Ida Lupino ne se considérait toujours que comme « la Bette Davis du pauvre » et où Joan Crawford attendait, tapie dans l'ombre, le bon moment pour faire un comeback retentissant. Le projet choisi pour faire d'Eleanor la grande étoile qu'elle méritait d'être fut L'Emprise (Of Human Bondage), la nouvelle version du roman de Somerset Maugham qui avait catapulté Bette Davis vers des sommets stratosphériques, alors qu'elle-même avait eu beaucoup de mal à trouver sa place à la Warner à ses débuts. Dirigé par Edmund Goulding durant l'été 1944, le film était prévu pour sortir en fin d'année, mais les premiers retours furent catastrophiques : le produit fut alors massacré en salle de montage, au point que les meilleures scènes de l'actrice furent jetées aux orties, y compris son agonie finale où elle avait apparemment donné tout ce qu'elle avait, et où l'on se retrouve avec… un gros plan interminable sur son partenaire. L'Emprise ne sortit en catimini qu'à l'été 1946, sans aucun succès. Le résultat est malheureusement à la hauteur de sa réputation, mais Eleanor n'est pas en cause : son travail sur l'accent cockney est impressionnant, et sa rudesse surprenante est un contre-emploi total qui fait même froid dans le dos. Elle cherche surtout à ne pas jouer aussi excessivement que Bette Davis dix ans plus tôt, mais elle perd au passage le flamboiement qu'avait su déployer son aînée, d'où un résultat en demi-teinte que le massacre de la pellicule n'aide en rien, bien entendu.



Une lente ascension

Par bonheur, Eleanor sut rebondir entre temps grâce au très bon film de Delmer Daves, Pride of the Marines, traduit au choix par L'Orgueil des marines ou La Route des ténèbres. Sortie en 1945 et précédant d'un an le chef-d'œuvre de William Wyler, Les Plus Belles Années de notre vie, cette fiction inspirée de faits réels évoque la difficile réadaptation d'un soldat à la vie civile, après qu'une explosion l'a rendu aveugle pendant la guerre. C'est John Garfield qui prête ses traits au marin, tandis qu'Eleanor incarne sa fiancée qui tient absolument à l'assister dans son handicap, bien que lui-même veuille rompre de peur de lui inspirer de la pitié. Fragile et déterminée, et surtout incroyablement charmante et touchante, elle donne vie à l'archétype de la petite amie idéale qui n'oublie pas d'avoir sa personnalité propre, livrant par-là même sa première interprétation remarquée. J'adorerais revoir ce film pour en dire plus : je l'avais beaucoup aimé.

Malgré tout, le succès de L'Orgueil des marines et les excellentes critiques reçues par les interprètes ne suffirent pas à établir Eleanor comme une grande vedette maison, à qui la Warner aurait proposé ses meilleurs projets. L'actrice enchaîna alors avec une série de films très oubliables, que je n'ai d'ailleurs jamais eu envie de revoir. Dans Never Say Goodbye (1946), une comédie de remariage héritière des années 1930, elle donne avec beaucoup d'élégance et un certain piquant la réplique à Errol Flynn, sans que la médiocrité du scénario et de la mise en scène lui permette de faire montre de l'abattage comique typique des actrices d'antan, comme aurait pu le faire par exemple son idole Carole Lombard. Elle retrouva Flynn un an plus tard dans Escape Me Never, encore une histoire d'un autre temps qui avait déjà été adaptée par le cinéma britannique en 1935 avec Elisabeth Bergner. C'est ici Ida Lupino qui reprend le rôle qui avait valu à l'actrice autrichienne une nomination aux Oscars, mais le film est tellement insipide que je suis incapable de me rappeler quoi que ce soit, sinon qu'elle y porte une culotte tyrolienne. Eleanor est quant à elle très distinguée dans le rôle de la jeune fille de bonne famille, mais ce n'est clairement pas sa prestation la plus mémorable. Idem la même année pour L'Aventure à deux (The Voice of the Turtle), l'adaptation d'un grand succès de Broadway où Ronald Reagan tente de vaincre ses préjugés envers l'amour, et où on l'aurait souhaitée plus malicieuse.

Reste alors La Femme en blanc (The Woman in White), un film gothique de 1948 inspiré d'un roman policier victorien. On y suit les aventures de Gig Young qui croise, de nuit dans la forêt, une mystérieuse femme vêtue d'un capuchon blanc, et qui le lendemain fait la rencontre d'une autre femme qui ressemble fortement à la première, malgré un comportement plus racé. Eleanor joue les deux rôles avec un talent évident, d'une part la femme en blanc échappée de l'asile qui tente de mettre en garde la seconde, et d'autre part la riche héritière qui ne voit pas le piège prêt à se refermer sur elle. Mais elle va plus loin encore puisqu'elle doit aussi incarner l'évolution de l'héritière tombée sous l'emprise d'une personne néfaste, et qui se met de plus en plus à ressembler à la folle. Outre l'intensité qu'elle manifeste sur son visage, la manière dont elle utilise son corps afin de marquer cette transformation physique reste très forte, mais cela tourne malheureusement à vide car le film, que j'avais très envie d'aimer, n'est pas à la hauteur de son engagement. Le metteur en scène ne sait pas entretenir le mystère, et l'enquête menée conjointement par Gig Young et Alexis Smith manque de relief : Eleanor désavouera d'ailleurs ce projet malgré un scénario alléchant sur le papier.



La consécration

Par bonheur, ce n'était plus qu'une question de temps avant qu'Eleanor hérite enfin d'un rôle complexe qui soit aussi porté par un bon film. Le début des années 1950 fut le moment de la consécration où elle put jouir de succès critiques et publics, avec en prime deux nominations consécutives aux Oscars et une coupe Volpi au festival de Venise pour couronner le tout ! Le premier des deux films qui assurèrent son triomphe est le tranchant Femmes en cage (Caged), sorti en 1950 et considéré comme un projet prestigieux qu'on avait proposé en priorité à Bette Davis et Joan Crawford, qui avaient toutes deux refusé d'y paraître. Cela permit à Eleanor de marcher sur les traces de ses aînées en n'ayant pas peur d'altérer son physique pour les besoins du rôle. En effet, elle y joue une voleuse naïve envoyée en prison, où elle est maltraitée par ses compagnes de cellule et surtout par ses geôlières qui finissent par lui raser la tête, ce qui fut réalisé sans trucage. Magnifiquement torturée tel un agneau égaré dans la première partie du film, Eleanor souligne avec brio l'endurcissement de la pauvre Marie, qui désormais dépendante de la cigarette finit par tenir tête à tout le monde. Ce film important, réalisé par John Cromwell et scénarisé par Virginia Kellogg, qui alla quant à elle jusqu'à se faire volontairement interner pour mieux comprendre l'environnement carcéral (!), s'inscrit dans la lignée de La Fosse aux serpents pour dénoncer la maltraitance des institutions envers leurs pensionnaires, et montrer en quoi ces méthodes ne conduisent fatalement qu'à la récidive.

Un an plus tard, Eleanor fut dirigée par William Wyler dans Histoire de détective (Detective Story), un film tristement d'actualité où Kirk Douglas tente de prouver la culpabilité d'un avorteur dans le décès de femmes enceintes, tout en devant mener d'autres enquêtes en cette journée chargée. Le héros a tellement à faire qu'Eleanor ne joue qu'un second rôle dans sa vie, celui de sa femme stérile qui s'avère avoir elle aussi été victime de l'homme qu'il recherche. Furieux d'apprendre qu'elle avait jadis avorté, le détective fait subir un interrogatoire corsé à son épouse, ce qui permet à l'actrice de passer par de multiples émotions en seulement une séquence, de la terreur au mépris, tout en gardant sa dignité et en suggérant l'amour, qui ne peut s'éteindre d'un coup malgré la violence de son partenaire, qu'elle conserve pour son mari même en le quittant. Son interprétation remarquable et nuancée lui valut sa seconde nomination pour l'Oscar de la meilleure actrice : malgré la brièveté de son temps d'écran, Eleanor était devenue un trop grand nom pour concourir dans la catégorie des seconds rôles.

Il est toutefois dommage que ces deux grandes performances n'aient pas donné à la comédienne l'occasion d'étoffer sa filmographie. Ses autres projets du début des années 1950 furent malheureusement atroces, notamment l'exécrable biographie de Rudolph Valentino qui ressemble à tout sauf à du cinéma, et le non moins abject Grand Secret (Above and Beyond), une justification répugnante du bien-fondé de la mission de l'Enola Gay sur Hiroshima. De leur côté, Chain Lightning et A Millionaire for Christy ont l'air tout à fait mineurs, mais je ne les ai pas vus pour en juger. Dans ce marasme, seul émerge Secrets de femmes (Three Secrets), un mélodrame plutôt pataud de Robert Wise à propos de trois femmes ayant jadis abandonné un enfant à l'orphelinat, et qui apprennent à tour de rôle qu'un garçon qui pourrait être le leur est le seul survivant d'un accident d'avion. Elles se précipitent alors sur les lieux du drame dans l'espoir de le récupérer, mais sans savoir laquelle est la vraie mère biologique. C'est hélas l'une des moins bonnes interprétations d'Eleanor, qui affecte un air désespéré tout du long et se laisse voler la vedette en deux secondes par l'excellente Patricia Neal.



Aventures en Technicolor

Pour se rattraper, une Eleanor désormais trentenaire et au pic de sa séduction fut distribuée dans de grands spectacles en couleurs, parfaitement dédiés à son exceptionnelle beauté, et dont certains sont même de très bons films, sans accéder cependant au statut de grands classiques. Le premier par ordre chronologique, et aussi le meilleur, est le délicieux Scaramouche de George Sidney, l'un des plus grands films de cape et d'épée produit par Hollywood. Sortie en 1952, cette fiction raconte le désir de vengeance de Stewart Granger envers un méchant aristocrate français dans les derniers feux de la monarchie. Eleanor, qui détesta son partenaire, y reprend un rôle originellement prévu pour Ava Gardner (cette dernière se rattrapera avec son personnage très similaire dans Mogambo), celui de la comédienne Lénore, une femme forte et indépendante qui n'aime rien tant que titiller son amant, tout en ayant au fond bon cœur. L'actrice y déploie un vrai talent pour la comédie, que ce soit sur scène en tant que saltimbanque, ou dans la salle des États généraux grâce aux sourires complices qu'elle adresse à Janet Leigh, avec qui elle travaille de concert pour sauver le héros malgré leur rivalité sentimentale. Cette contradiction permet à Eleanor de briller de mille feux dans le registre des sentiments déçus, avec un beau moment où elle tire sa révérence, des larmes coulant sur son maquillage d'artiste, qui n'est pas sans annoncer ses adieux similaires au capitaine dans La Mélodie du bonheur. Entre rire et peines de cœur, Eleanor resplendit de charisme et de vivacité dans ce qui reste assurément l'un de ses meilleurs films et l'un de ses plus grands rôles. Sa chevelure rousse qui se déploie avantageusement devant la caméra n'est pas non plus sans faire son petit effet.

1954 fut également une grande année aventurière pour la dame, qui se paya le luxe d'embarquer pour les deux plus grands fleuves du monde, le Nil et l'Amazone, dans de ravissants costumes du début du XXe siècle. À l'image de sa Lénore révolutionnaire, sa Joanna rougeoyante de Quand la marabunta gronde (The Naked Jungle) est une femme volontaire, qui part au fin fond de la forêt équatoriale pour épouser un homme qu'elle n'a jamais vu, et qui ne se laisse pas démonter par les manières rudes de Charlton Heston qui voulait une épouse vierge qu'il pensait dominer, et qui se retrouve avec une dame ayant déjà vécu et bien plus à l'aise que lui avec sa sexualité. D'une élégance incomparable, elle soutient avec énergie cette histoire chargée en tension sexuelle et en périls inquiétants, alors que des hordes de fourmis rouges ravagent les alentours en dévorant tout sur leur passage… On est évidemment loin du grand film, mais le développement des personnages dans un film-catastrophe de cet acabit mérite d'être salué. Par comparaison, les aventures égyptiennes de La Vallée des rois (Valley of the Kings) sont moins inspirées : s'il est rafraîchissant de la voir jouer une égyptologue érudite prête à braver mille dangers afin de soutenir la thèse historique de son père, la savoir coincée entre deux hommes dans une histoire d'amour cousue de fil blanc n'aide pas à faire émerger ce film de l'ennui. À moins d'apporter quelques retouches au scénario comme je l'avais fait il y a quelques années !



Quoi qu'il en soit, bien qu'Eleanor entretînt une liaison avec Robert Taylor à la ville, ses collaborations cinématographiques avec lui ne furent jamais très heureuses. En effet, après Le Grand Secret et La Vallée des rois, L'Aventure fantastique (Many Rivers to Cross) de 1955 est un autre navet franchement pénible et raciste, qui pour nous autres Français n'est mémorable que grâce à son doublage… marseillais (!!!) qu'il faut avoir écouté au moins une fois dans sa vie ! Mais vraiment, entendre des trappeurs du Kentucky parler comme s'ils commentaient une partie de pétanque autour d'un pastis est d'un ridicule insondable ! Qui a eu une telle idée ? Dans mon enfance, j'avais un jour demandé à mon père ce que voulait dire « VM » à côté d'un titre de film sur le programme, et il m'avait répondu en plaisantant que cela signifiait « version marseillaise ». J'étais loin de m'imaginer que cette prophétie devait se réaliser un jour avec un western américain ! Toujours est-il que malgré la nullité du projet, Eleanor Parker n'est pas en cause, puisqu'elle incarne à nouveau une jeune femme dynamique et très drôle, prête à mille stratagèmes pour mettre l'homme qu'elle aime dans son lit. Dommage que tout le reste autour d'elle soit si mauvais.

Dieu merci, l'actrice put tout de même se targuer d'avoir un excellent western à son actif grâce à Fort Bravo (Escape from Fort Bravo) de John Sturges. Critiqué par les cinéphiles pour la place trop grande accordée à la romance au détriment de l'action, Fort Bravo (1953) m'a quant à moi beaucoup plu : il me semble même que ces deux parties se conjuguent à merveille dans les magnifiques décors rocheux qui servent de toile de fond à la guerre de Sécession. Eleanor y est resplendissante dès son entrée en scène, alors qu'elle descend de la diligence pour porter secours à un soldat : elle joue en réalité double-jeu dans la mesure où Carla est une espionne sudiste ayant pour mission d'infiltrer le fort afin de libérer des prisonniers. Mais ses projets sont évidemment contrariés par l'intérêt qu'elle se met à porter au capitaine nordiste, William Holden, qui ne la laisse pas indifférente… Ce n'est pas son interprétation la plus complète, mais comme je le disais, son charisme et son allure sont magnétiques, même lorsqu'elle n'est qu'appuyée à un pilier en regardant l'horizon d'un air triste, tandis qu'elle reste joliment expressive dans le second acte, bien qu'elle ne soit plus qu'une demoiselle en détresse perdue entre différentes factions dans le désert.



L'apogée

Tous ces films chamarrés furent de belles étapes jusqu'au pic absolu de sa carrière, en l'an de grâce 1955. Elle décrocha en effet le rôle convoité de la cantatrice australienne Marjorie Lawrence, reconnue pour avoir été la première interprète du Crépuscule des dieux à avoir réellement traversé les flammes sur scène, et qui fut plus tard paralysée par la polio en pleine gloire. Autant dire que Mélodie interrompue (Interrupted Melody) était un rôle juteux, auquel Eleanor fit plus qu'honneur. Elle-même grande amatrice d'opéra, elle apprit par cœur tous les grands rôles prévus par le scénario et les chanta à la perfection pendant le tournage, au point que les scènes musicales ne nécessitèrent qu'une unique prise. Ayant toutefois chanté un octave plus bas que Marjorie Lawrence, elle fut doublée par Eileen Farrell, mais l'illusion est parfaite. C'est surtout par son jeu d'actrice qu'Eleanor Parker domine cette biographie, d'ailleurs très réussie et follement divertissante, en particulier dans les nombreuses scènes d'opéra où sa versatilité fait des ravages : après avoir été une Musetta espiègle dans La Bohème, une Madame Butterfly délicate et tragique, ou une Carmen incendiaire n'ayant pas froid au yeux, elle atteint des sommets avec la Dalila de Saint-Saëns, qui chante Mon cœur s'ouvre à ta voix d'une manière merveilleusement troublante et enjôleuse, avec la technique respiratoire d'une véritable cantatrice et l'expressivité sentimentale d'une grande comédienne. Sa Brünnhilde wagnérienne est sans surprise volontaire en son sacrifice pyrique, mais la grande force d'Eleanor est qu'elle ne se contente pas de donner le meilleur d'elle-même dans les scènes chantées, puisqu'elle est aussi exceptionnelle dans le quotidien de la cantatrice, allant du charme fou alors qu'elle embrasse, amusée, son mari qui tente d'avoir une conversation au téléphone, au drame le plus atroce alors qu'elle se traîne par terre avec une douleur très réaliste pour débrancher le tourne-disque qui lui rappelle son glorieux passé et qu'elle ne supporte plus d'entendre. Sa résurrection pleine d'enthousiasme lorsqu'elle participe à l'effort de guerre, puis ses doutes émouvants lors de son grand retour sur scène malgré le handicap, permettent de clore le film en apothéose.

Après un tel sommet, son second rôle en femme castratrice dans L'Homme au bras d'or (The Man with the Golden Arm) d'Otto Preminger paraît nettement moins nuancé, bien qu'il soit intéressant de voir la comédienne dans la peau d'une garce pathétique qui mène la vie dure à Frank Sinatra. Elle y est pour le coup trop expressive : trop hargneuse, ou les yeux trop écarquillés dès qu'elle se retrouve en difficulté, elle dévore l'ensemble de ses scènes à la manière d'une Bette Davis vingt ans plus tôt, mais cela se marie mal au ton plus mesuré du reste du film. Cela ne l'empêche pas d'être remarquable, voire touchante, à sa manière, avec le sifflet qui reste finalement son seul recours.



Personnalités multiples

Elle retrouva Frank Sinatra quatre ans plus tard dans un rôle très différent, Un Trou dans la tête (A Hole in the Head) de Frank Capra, où elle joue cette fois-ci une charmante veuve qui se rapproche du héros, lui-même veuf, et surtout du jeune fils de celui-ci, avec qui elle noue d'entrée de jeu une complicité de bon aloi, clin d'œil à l'appui. Ce n'est vraiment qu'un second rôle, et elle y arbore une coupe de cheveux qui ne lui sied guère, mais son interprétation est comme souvent irrésistible.

En 1956, elle fut à nouveau l'héroïne d'un western en couleurs avec Le Roi et quatre reines (The King and Four Queens), une comédie signée Raoul Walsh avec Clark Gable dans le rôle principal. L'histoire est celle d'une matriarche (Jo Van Fleet) et de ses quatre brus, qui apprennent que trois des fils sont morts, sans qu'on sache lequel a survécu. Sur ces entrefaites arrive un chasseur solitaire, qui tente de séduire les dames afin de récupérer un magot caché dans la propriété : si toutes sont prêtes à succomber, Eleanor se distingue en revanche par sa résistance aux avances du séducteur. Le sourire aux lèvres, elle lui tient tête sans jamais défaillir et se révèle comme la plus rusée du lot. On aurait aimé que le film fût meilleur, pour admirer le charisme d'Eleanor à sa juste valeur.

Son plus grand rôle après Mélodie interrompue est en fait à chercher dans un film obscur, Lizzie, qui eut le malheur de sortir en 1957, la même année que Les Trois Visages d'Ève, un projet auréolé de prestige où Joanne Woodward jouait elle aussi une femme aux multiples personnalités. Je préfère toutefois l'interprétation d'Eleanor, qui n'a pas besoin de cacher son visage dans ses mains pour passer de la femme coincée pas du tout à l'aise avec son corps à la mégère survoltée prête à sauter sur tout ce qui bouge, pour finir par trouver un caractère enfin équilibré après un lourd suivi psychologique. Lizzie n'est pas un grand film, mais le ton y est tout de même plus réaliste et plus osé que dans son projet rival, à en juger notamment par cette scène saisissante où l'héroïne se tourne vers sa tante (magnifique Joan Blondell) pour lui confirmer qu'elle est bien une pute. L'intensité avec laquelle elle passe d'un extrême à l'autre reste impressionnante, de même que sa maîtrise technique. Si Eleanor Parker ne fut pas toujours une actrice subtile, ces rôles demandant beaucoup de jeu lui convenaient à merveille, ce que Lizzie ne fait que confirmer.

Dans la foulée, elle renoua avec les aventures exotiques, mais cette fois-ci en noir et blanc avec le remake du Voile des Illusions, titré pour l'occasion La Passe dangereuse (The Seventh Sin). C'est la moins bonne des trois versions existantes, la faute à une histoire qui commence en cours de route et laisse l'introduction captivante sur le carreau, mais le portrait sans concessions qu'Eleanor brosse de cette femme futile qui apprend à s'ouvrir au monde en plein drame est nettement plus vigoureux que celui esquissé par Naomi Watts ces dernières années. Elle n'est cependant pas en mesure de faire oublier Greta Garbo, indépassable de magnétisme et de nuances dans la version très réussie de 1934. Pour plus de comparaisons entre ces trois films, n'hésitez pas à consulter le lien en bleu.



Déclin en pente douce

Comme on l'a vu, c'est dans les années 1950 qu'Eleanor Parker connut son heure de gloire. La décennie suivante fut nettement moins prestigieuse, comme pour à peu près toutes les actrices ayant dépassé la quarantaine, à qui cette industrie misogyne ne daigne jamais proposer de grands rôles. On put tout de même la voir aux côtés de Robert Mitchum chez Vincente Minnelli, dans Celui par qui le scandale arrive (Home from the Hill), où elle joue une femme aigrie apprenant à se réconcilier avec son mari et le fils que celui-ci a eu d'une autre femme. Elle en fait toutefois trop, fidèle à son désir de « jouer », ce qui n'est pas l'idéal face à un partenaire aussi minimaliste que Mitchum et la tonalité générale du film. J'aimerais tout de même le revoir pour m'en refaire une idée, car j'avais assez aimé l'ensemble lors de la découverte. Pour le reste des années 1960, Eleanor se dirigea de plus en plus vers la télévision, seul média qui acceptait de faire travailler les femmes mûres, si bien que son travail est plus difficilement accessible de nos jours. Parmi ses quelques projets cinématographiques, je n'ai vu que l'exécrable Statue en or massif (The Oscar), un film sinistre sur l'envers du décor d'Hollywood, où elle joue une actrice ratée reconvertie en découvreuse de talents. Manquent à l'appel Les Lauriers sont coupés (Return to Peyton Place), où elle reprend le rôle tenu par Lana Turner dans le premier opus ; Madison Avenue avec Dana Andrews ; L'Homme à la Ferrari (Il tigre) tourné en Italie avec Vittorio Gassman ; et les horrifiantes Griffes de la peur (Eye of the Cat), un film a priori peu appétissant où les Aristochats ont l'air de vouloir tuer leur maîtresse en lui faisant dévaler une rue en pente dans un fauteuil roulant. Autant dire que rien de tout cela ne fait vraiment envie.

La dernier rôle important d'Eleanor Parker restera donc celui de la baronne Schræder dans La Mélodie du bonheur (The Sound of Music), où elle tente de renvoyer Julie Andrews dans son couvent (et les enfants du capitaine dans une pension éloignée), afin de vivre son amour pour Christopher Plummer en toute sérénité ! Le film est mortellement divertissant, mais je suis conquis d'avance puisque ça se passe à Salzbourg, même si ça reste affligeant de niaiserie ! Heureusement que les trois adultes sont très charismatiques pour faire passer la pilule, notamment Eleanor qui, même en l'absence de numéros musicaux, donne la performance la plus nuancée du film. Ainsi dotée de beaucoup d'humour, elle affecte un air supérieur devant les enfantillages de la maisonnée, avec toujours cette élégance folle qui la caractérise si bien, et qui la conduit à s'effacer avec une dignité teintée de larmes qui reste sincèrement émouvante.



Conclusion

Comme Miriam Hopkins avant elle, Eleanor Parker fut une actrice versatile qui se sortit avec brio de genres très variés, parfois au sein du même film, en n'ayant jamais peur d'être très, voire trop expressive, tout en sachant par ailleurs faire montre de retenue. Ses très riches heures sonnèrent cependant à une époque qui ne lui permit pas de compter dans sa filmographie le chef-d'œuvre intemporel qu'elle méritait, mais L'Orgueil des marines, Femmes en cage, Scaramouche, Fort Bravo, Mélodie interrompue et Lizzie méritent tous le détour, et illustrent la palette étendue de son talent, auquel son surnom « d'actrice aux mille visages » rend parfaitement justice.

Outre sa coupe Volpi bien méritée pour Femmes en cage, je lui aurais attribué l'oscar pour Mélodie interrompue (et pourtant, dieu sait si l'année était chargée en grandes performances !), en compagnie de plusieurs nominations pour ses grands rôles listés plus haut. Décidément, j'adore cette comédienne ! Pour finir, je vous invite à lire l'article que le général Yen lui a consacré, afin d'avoir plus de détails sur son jeu, sa personnalité et son charme fou.

Joyeux anniversaire, Eleanor !

4 commentaires:

  1. Un très bel article, digne d'Eleanor (et de son "anniversaire !"), et qui montre bien ce que tu apprécies chez elle. Il me semble que c'est la seule que nous partageons parmi nos favorites, donc je savoure ! Et MERCI pour la référence !! (2014 ! ça commence à dater...)

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    1. Avec Myrna Loy et Barbara Stanwyck, si je me souviens bien ! Et oui, la dernière décennie est passée trop vite, je suis d'accord...

      Merci pour le compliment !

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  2. Merci pour ce portrait anniversaire que je n'avais pas encore lu et qui est informatif (je ne savais, par exemple, qu'elle avait désavoué The Woman in White). Je travaille sur Parker pour ma thèse (exactement ça "les "nouvelles actrices sérieuses" : Parker, Jones, Wyman, Baxter, Hayward et McGuire). En ce qui la concerne, je focalise sur Of Human Bondage (en fait, en travaillant sur le film, j'ai surtout été frappé par le fait que je le personnage est incroyablement méchant et malveillant, plus que Davis et que Novak, évidemment), Caged, Detective Story, Mélodie Interrompue, Lizzie et Le Voile des Illusions/La Passe dangereuse (plus un détour par Home From the Hill).

    Le Vengeur de Rosalind

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    1. Concernant La Femme en blanc, la page Wikipédia d'Eleanor mentionne une interview de 1954 où elle cite le film comme l'un des pires qu'elle avait tournés à ce jour, avec Chain Lightning, Escape Me Never et Valentino. Je prends tout de même plaisir à revoir ce film raté en certaines occasions : l'ambiance et le double-rôle réussi sont absolument ma tasse de thé.

      Et quelle chance d'écrire une thèse sur ce sujet-là ! Je te souhaite plein de bonnes choses dans ce projet, dans l'attente de pouvoir te lire à terme.

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