jeudi 24 mars 2016

Des voiles... des illusions.

Aujourd'hui, amusons-nous à comparer les trois versions du Voile des illusions de Somerset Maugham: celle de 1934 orchestrée par la MGM et mise en scène par le grand prêtre maison du film exotique en costumes, Richard Boleslawski (Raspoutine et l'Impératrice, Le Jardin d'Allah); le remake de 1957 par Ronald Neame, complété en cours de production par Vincente Minnelli; et la toute récente adaptation par John Curran en 2006, tournée dans la jolie province de Guangxi. Des trois, quelle est la meilleure?


3. The Seventh Sin (1957)

Outre son titre mélodramatique au possible qui infuse malheureusement la tonalité du film, le plus gros écueil de ce "péché" est que l'histoire commence directement à la tromperie dans une chambre. On n'a donc pas le temps de voir les rapports entre époux se mettre en place, de telle sorte qu'on se soucie peu de voir une parfaite inconnue tromper un parfait inconnu, et peu importe à la fin qu'ils parviennent à se réconcilier ou non. Or, le réchauffement de relations plus que tendues est le cœur même de l'intrigue! Et s'il fallait donner aux spectateurs l'envie de s'émouvoir pour les personnages, il aurait fallu les découvrir plus tôt, et connaître au minimum leurs motivations. La romance est alors remplacée par une sorte d'aigreur bourgeoise qui intéresse peu, si bien que ne reste à la fin que la capacité de l'héroïne à s'humaniser. Ce ressort là est digne d'intérêt grâce à la performance d'Eleanor Parker, qui passe très bien de la dureté égoïste à un charme beaucoup plus humain, mais on reste tout de même déçu par l'histoire, dont on aurait pu supprimer le personnage du mari sans vraiment altérer le produit fini. Et si l'on reste sur sa faim concernant cette relation mal exploitée, force est de reconnaître qu'il est également impossible de vibrer de terreur lorsqu'on en vient à l'épidémie de choléra, celle-ci étant expédiée en un rien de temps avant de faire un retour triomphal à la fin.

N'arrivant pas à m'échauffer pour l'histoire, j'ai également du mal à me laisser porter par cet exotisme "années 1950", la décoration étant pourtant bien travaillée mais largement éclipsée par l'Asie hollywoodienne de l'époque (The King and I, La Rivière Kwai), et la photographie ne présentant pas vraiment d'enjeux. Peut-être aurais-je plus apprécié si le studio avait davantage misé sur ce remake, en le tournant par exemple en couleurs et en Cinemascope, mais en l'état, rien n'arrive à m'émouvoir: la promenade dans les rues de Chine ne me fait pas vibrer (le quartier chinois de La Lettre est un milliard de fois plus excitant avec pourtant moins d'effets), les rapports entre époux sont trop vite submergés par les relations amicales que noue l'héroïne avec les Européens locaux, la religieuse et le voisin jovial, et même la musique de Miklós Rózsa, très quelconque dans ses accents orientalistes, ne peut se targuer d'être mémorable.

En revanche, le film n'est pas indigne non plus, et l'on appréciera tout particulièrement la mise en valeur d'une Eleanor Parker rayonnante de charisme et de beauté, que ce soit à travers des costumes et bijoux qui lui vont à ravir, ou à travers ce très beau plan final où son adieu de la main est l'un des gestes les plus gracieux qui soient. Mais là encore, j'en reviens à Eleanor, qui constitue donc le principal centre d'intérêt du film grâce à un caractère affirmé et une performance soulignant bien le changement qui s'opère dans le comportement de l'héroïne. Celle-ci n'étant ni très sympathique, ni trop antipathique, l'histoire aurait tout de même gagné à mieux présenter les contours de la relation de couple afin de captiver davantage, le rythme relativement long d'une intrigue pourtant amputée de son premier tiers n'aidant pas à dynamiser le tout. On se demande d'ailleurs quelle est la part de Minnelli dans le projet, car impossible de déceler parmi les portions de Ronald Neame ce qui fit sa marque dans ses plus grands succès. Parce que j'ai vu bien pire parmi les films de 1957, j'ai envie d'en rester à un tout petit 6-, mais on tend quand même méchamment vers le 5 à la réflexion.


2. The Painted Veil (2006)

Je suis content que cette version existe car les paysages méritaient d'être vus en couleur. C'est d'ailleurs la plus grande force d'un film qui, n'ayant jamais réussi à me faire vibrer, m'a tout de même déjà tenté par deux fois pour une revisite, rien que pour la beauté des lieux. On pourrait croire, néanmoins, que présenter de jolies images soit un chemin facile susceptible de masquer des carences de mise en scène ou de scénario, mais ce Voile des illusions fait heureusement plein d'efforts pour être plus qu'un strict tableau un peu pompier. Son plus bel atout, outre le Guangxi, c'est que le scénario est le seul, parmi les trois, à s'intéresser autant à la relation amoureuse qu'à l'épidémie de choléra, la synthèse de ces deux thèmes conduisant à un dernier acte tragique conservant beaucoup d'ampleur. Ainsi, on ne nous épargne pas les giclées de fientes liquides et les visages desséchés, de quoi laisser le temps d'être assez mal à l'aise pour ressentir réellement quelque chose devant ce couple à la sombre destinée. De même, cette version récente est la seule à nous présenter Walter Fane au travail, et qu'il est rafraîchissant de voir un héros agir réellement sur le terrain, au lieu de transformer son périple en Chine en simple promenade de santé en misant tout sur les rapports sentimentaux. Ici, l'équilibre entre tragique et romantique est parfait et, même si le premier acte présente un rythme plus rapide que les autres pour expliquer pourquoi le couple se retrouve au cœur de la campagne dès le premier plan, ça n'est nullement un problème puisqu'on y découvre l'essentiel sans perdre de temps en fioritures.

Dommage, toutefois, que le reste du film traîne un peu en longueur en multipliant d'inlassables prises de vues sur des barques flottant lentement devant les montagnes ou sur le visage d'une héroïne qui s'ennuie entre quatre murs, un procédé à la longue assez répétitif et qui ne parvient pas à ajouter plus de piquant à l'histoire. Ainsi, les thèmes principaux ont beau être traités avec succès, l'engrenage finit systématiquement par rouiller à partir de l'arrivée au village, mais c'est aussi que la Kitty Fane de 2006 étant la plus futile des trois, il m'a toujours été difficile de m'intéresser à son sort, d'où l'ennui systématique qui me saisit passée la tromperie à Hong Kong. On peut même dire que le réalisateur et les scénaristes font tout leur possible pour empêcher l'ennui de poindre, en évoquant notamment le travail du docteur déterminé à trouver un nouveau moyen d'alimenter le village en eau, sur fond de sentiment nationaliste et de critique des missionnaires occidentales. A moins de prendre l'affaire dans l'autre sens et de considérer qu'Edward Norton, systématiquement tenté de vouloir tout contrôler de A à Z sur un plateau, a parfait le portrait de Walter Fane au détriment de son épouse, qui a effectivement moins de grain à moudre que lui. Ça pourrait ainsi expliquer pourquoi Naomi Watts a peu d'effet sur moi, mais en un sens, il ne me déplaît pas que l'histoire se détourne d'elle par moments afin de donner plus d'épaisseur au colonel parfaitement bilingue et à la religieuse en proie au doute.

La version de 2006 a donc l'avantage de mieux étoffer les contours des personnages, jusqu'aux plus secondaires, aussi ne reprochera-t-on rien à la beauté des lieux, qui n'est pas qu'un artifice et ajoute en fait davantage d'émotions à une histoire rabâchée qui ne demandait qu'à être portée par un souffle épique. Les paysages sont alors au service de l'intrigue sans la submerger et c'est tant mieux, mais je regretterai toujours de ne pas réussir à m'intéresser réellement à la métamorphose de l'héroïne, d'où un certain déplaisir à chaque visionnage. Parce que le rythme s'enlise par moments et que je n'aime pas les personnes trop futiles qui ne s'intéressent pas à grand chose, je suis obligé d'en rester à un 6+. Mais c'est très beau, et ce sera toujours un régal pour les yeux.


1. The Painted Veil (1934)

L'adaptation récente a beau avoir le scénario le plus abouti et les paysages les plus époustouflants, c'est tout de même la version de 1934 qui l'emporte dans mon esprit, et je suis d'ailleurs très surpris de réaliser à quel point ce film est superbement travaillé dans le détail. Car force est de reconnaître la vérité: la mise en scène de Richard Boleslawski est curieusement la plus inventive des trois, et si l'on n'a pas de montagnes du Guangxi à filmer sous tous les angles, la photographie de William Daniels dépasse de très loin celle de Stuart Dryburgh, parce que l'illuminateur attitré du visage de la Divine ne se contente pas de créer de jolies images. En effet, la façon dont son cadre présente les personnages, et sa manière d'éclairer un décors de studio ou de contraster les noirs et blancs ont toutes une signification évidente pour l'intrigue. Ainsi, Garbo, seule avec elle-même et se dédoublant dans la vitre pour mieux mourir d'ennui; l'héroïne, de face, cernée par les deux hommes de sa vie dès son arrivée à Hong Kong; le motif de la statue blanche dominant toujours le cadre lors du dialogue entre les futurs amants; ou le clair de Lune mélancolique depuis la chambre à coucher constituent de très belles images qui en disent souvent plus long que le texte, d'où une réussite photographique incontestable, même si l'absence actuelle de restauration du film ne permet pas forcément de s'en rendre compte au premier abord.

Ce qui est absolument parfait également, c'est la manière qu'ont le réalisateur et le photographe de toujours intégrer un voile dans les séquences qu'on qualifiera "de rebondissements", afin d'en user comme d'un thème récurrent idéal pour traduire la pensée de l'auteur. Ainsi, lorsque Garbo est pour la première fois tentée de fuir l'ennui de son quotidien, elle court s'attacher un turban dans les cheveux, dont le long voile blanc qu'il lui faut nouer souligne qu'elle est encore pure, quoique plus pour très longtemps. Plus loin, lorsque Katrin rentre encore chaste de son excursion et qu'elle retrouve son mari au salon, le dialogue la montre dissimulée derrière un rideau fin très gris présageant du manque de confiance à venir. Il est encore captivant de noter qu'après ce même dialogue, Garbo ferme la frontière entre sa chambre et la pièce principale où est encore son mari en tirant un rideau peint, avant que le plan ne dérive sur un autre motif du même tissu derrière lequel on comprendra qu'elle n'y est plus seule, mais pas avec son mari. Et comme pendant du premier dialogue voilé entre les époux, la réconciliation verra pour sa part le couple séparé par un voile blanc dans une chambre, Walter n'émergeant de la toile qu'après avoir réalisé que sa femme n'était pas aussi mauvaise qu'il l'avait cru. Le voile blanc de l'infirmière concluant le film sur une note sainte participe encore de la réussite de cette mise en scène.

Mais ce n'est pas tout! Le montage est lui aussi brillant puisque de nombreuses séquences sont liées par un motif commun. Par exemple, après avoir reçu un baiser forcé, Garbo s'en va offensée en faisant sonner les tiges métalliques servant de porte, avant que le bruit ne continue, bien qu'il s'agisse cette fois-ci de la cloche que fait sonner l'héroïne pour rentrer se mettre à l'abri chez elle. Et alors que Katrin se languit de souper seule, un gros plan sur sa main tenant une cuillère se métamorphose en un plan sur la même main tenant cette fois-ci une tasse, isolant d'autant plus l'héroïne à mesure que s'écoulent les heures. Lors du voyage punitif dans les contrées reculées, les immenses statues de guerriers sages fondent quant à elles sur le visage d'un colonel peu avenant, comme si tout ce petit monde se mettait à juger Katrin dès son arrivée. Enfin, quand la servante allume une lanterne, la flamme fond sur un feu de cheminée qui lui-même dérive sur les torches du contingent de police, comme pour marquer le passage de la frivolité domestique animant un couple qui ne se comprend plus à des choses beaucoup plus graves telle l'épidémie. Indéniablement, la surprise est de taille, car je n'avais absolument pas fait attention à tout ça la première fois, et ça me berce de la douce illusion que Richard Boleslawski était finalement plus talentueux que sa désastreuse épopée au Maroc ne le laissait croire.

J'ajouterai encore que la décoration, quoique touchant davantage à l'imaginaire hollywoodien qu'à la réelle culture chinoise, n'en reste pas moins grandiose avec ce temple gigantesque reconstruit en studios pour donner de l'ampleur à la scène de danse exotique qui fera fondre l'héroïne pour son guide; et la musique d'Herbert Stothart est pour sa part absolument merveilleuse, l'effort du compositeur pour varier le thème principal étant évident à de multiples reprises. Ainsi, le tempo s'en va presto pour souligner l'excitation de l'héroïne à sortir enfin de chez elle à l'occasion de la fête, les accords deviennent tout de suite très chaleureux lors de la réconciliation autour d'une tasse de café, et le tout se fait subitement plus tragique, mais toujours avec un fond de douceur, lors de la séquence à l'hôpital. Autant la musique d'Alexandre Desplat est trop doucereuse et répétitive dans l'autre version, autant celle de Stothart divertit grandement tout en donnant chair au drame qui se joue. A la fin, le plus gros défaut du film sera de passer un peu trop vite sur la question épidémique, mais on a quand même le minimum requis de séquences impliquant Walter sur le terrain, ou montrant des cadavres conduits devant une héroïne effrayée; tandis que la fin glamour transformant le choléra en un simple coup de poignard est largement compensée par le rythme très rapide d'une histoire qui n'ennuie jamais et qui développe parfaitement le conflit central sans perdre de temps en fioritures. Les personnages secondaires sont sacrifiés, mais les héros intelligents me passionnant nettement plus que les femmes futiles des autres versions, j'ai tout de même de quoi me prendre de passion pour l'intrigue sans jamais me lasser. La redécouverte est donc nettement plus positive que le premier essai, d'où un 7 très solide qui me fait plaisir.

Et maintenant, amusons-nous à classer les portraits de madame...

Katrin Fane

3. Naomi Watts (2006)

Naomi Watts a incontestablement un atout que les autres n'ont pas. En effet, c'est elle qui suggère le plus de futilité chez l'héroïne, de telle sorte qu'il semble toujours très logique de la voir s'enamourer du premier bellâtre venu, ou de constater qu'elle a du mal à s'intéresser au monde extérieur ou à des choses culturelles: sa transformation est alors, tout du moins sur le papier, intéressante à observer et l'on croit aisément qu'elle ne comprenne pas tout de suite les efforts de son mari dans sa recherche contre l'épidémie. Ainsi, Naomi sait estomper une impression de trop grande intelligence, ce qui n'est pas tout à fait le cas chez Eleanor Parker et Greta Garbo, qui présentent des personnages sans doute un peu trop fins par rapport à ce que devrait être Madame Fane. Le problème, c'est que ce trop-plein de futilité rend la dame bien moins captivante que les autres, et je dois dire que Naomi se repose un peu trop sur ses lauriers, ou tout du moins sur la beauté des lieux et des costumes. Elle sait alors qu'elle est très joliment photographiée, mais elle reste tout de même trop lisse, ses regards ayant souvent plus l'air évaporés qu'inquiets ou intenses. Vraiment, il se dégage de cette performance une impression de fadeur qui déçoit quand on sait ce dont l'actrice est capable, et c'est principalement cette fadeur qui rend l'édifice un peu bancal à mes yeux, en suscitant trop vite l'ennui. Elle aurait à mon sens gagné à tricher un peu et à rendre son héroïne plus charismatique et moins futile, mais à ne faire que le strict minimum, elle n'a pas le temps de nous laisser nous émouvoir pour son personnage et, pire, elle révèle certaines limites décevantes que le réalisateur n'aurait pas dû laisser passer. Il est notamment très facile de déterminer les passages où elle est à court d'idées quant à ses choix interprétatifs, puisqu'elle se réfugie alors dans un tic qui revient trop souvent dans le film, à savoir cette horrible moue qui la fait ressembler à Donald Duck. Le fait qu'elle soit complètement éclipsée par Edward Norton ne joue pas non plus en sa faveur.


2. Eleanor Parker (1957)

Par comparaison, Eleanor est plus immédiatement chic et grande dame, ce qui rend le personnage un peu plus fort qu'il le faudrait, encore que cette force s'exprime surtout dans le domaine du port de tête et de l'élégance, si bien qu'on ne sort pas tout à fait du domaine du futile, sachant qu'on ne voit jamais la dame faire l'effort de s'intéresser à des choses scientifiques avant son repentir. L'avantage d'Eleanor, c'est qu'en présentant l'héroïne la plus dure et la moins chaleureuse des trois, elle arrive à bien suggérer l'antipathie qu'on devrait théoriquement ressentir pour elle dans une bonne moitié de l'histoire (alors que Naomi a l'air trop inoffensive et Garbo trop sympa), ce qui fonctionne en outre absolument dans son film: la relation du couple étant la moins bien exploitée du lot, il était essentiel que l'actrice sauve les meubles en énervant le spectateur, d'une part pour aider à comprendre pourquoi son mari lui en veut alors qu'on ne sait rien de leurs rapports avant la tromperie, et d'autre part pour rendre la métamorphose en dame épanouie plus captivante. Il est également appréciable que sa repentance se fasse toujours sous le couvert d'un grand charisme, car ça donne ainsi envie de suivre la transformation de l'héroïne, ce qui reste, rappelons-le, le seul ressort de cette histoire décevante. Eleanor fait alors preuve d'un charme fou à mesure qu'elle s'épanouit avec les enfants de la mission, ou lorsqu'elle rencontre l'épouse chinoise de George Sanders, une métamorphose qui fait plaisir à voir après que la dame a passé la moitié du temps à dire des choses sèches à tout le monde, y compris à Sanders lors de leur première rencontre. Tout cela n'empêche pas la performance de pâtir du manque d'intérêt de l'intrigue, sans compter que le jeu très "années 1950" de l'actrice a assez mal vieilli en ce qui concerne les scènes de colère trop expressives. Mais dans tout le reste, elle est parfaite et distinguée, et son charisme ne manque jamais de piquer notre curiosité.


1. Greta Garbo (1934)

Cependant, si Garbo nous présente une Katrin Fane trop immédiatement sympathique et intelligente (seul le scénario la retenant d'aider son époux dans son travail), c'est tout de même elle qui donne la performance la plus merveilleuse et la plus nuancée, avec toujours ce bon mélange de théâtralité et de modernité qui fait la force de la Divine dans à peu près tous ses rôles. Elle est ainsi irrésistiblement chaleureuse d'entrée de jeu, ses sourires ravageurs et la complicité qu'elle noue aussitôt avec sa famille ayant de quoi faire fondre les cœurs les plus aigris, et elle ne manque évidemment pas de suggérer le profond désir d'évasion qui l'anime, que ce soit dans la maison des parents où l'on sent bien qu'elle se force à obéir à sa mère malgré son âge, ou dans sa propre maison chinoise où elle déchante très vite en découvrant qu'elle passera la plupart de ses journées seule. Elle résiste encore joliment à la séduction avant de finir par céder, et l'on sent bien qu'elle a jusqu'alors été plus amicale que vraiment aimante envers son mari: sa faute ne choque donc pas même si le couple semblait complice de prime abord. La scène où elle découvre que Walter l'a bien entendue avec son amant est jouée avec charisme et sérieux, sans rien de surjoué; ses regards mélancoliques teintés d'effroi lors du séjour punitif sont encore très bien exprimés, et le dernier acte, plus théâtral, n'en passe pas moins par toutes les émotions requises pour constituer un sommet interprétatif tel qu'on les aimait à l'époque, sans que les sentiments soient trop appuyés par la dame. Mais surtout, Garbo est tellement sympathique et lumineuse qu'elle rend son personnage très attachant, tout en dynamisant assez le film par elle-même pour qu'on guette le prochain rebondissement avec grand intérêt. La scène hilarante où elle surprend son père et son futur mari dans la cuisine avant d'allumer la lampe avec un sourire espiègle est clairement un sommet d'humour qui me fait complètement craquer, de telle sorte que Le Voile des illusions compte vraiment parmi mes rôles préférés de la Divine.


Autres personnages



De ce côté-là, c'est très facile: la distribution de 2006 remporte la compétition haut la main. En effet, aucun personnage secondaire n'est assez développé dans la version de 1934, si bien que seul Herbert Marshall est autorisé à se mesurer à la Divine, et ce avec talent qui plus est, car il ne joue jamais au mari soumis et fait bien ressentir sa peine, même si ses réactions sont peut-être un peu trop violentes compte tenu de la chaleur joviale qu'il suggérait dans le premier acte. Il est en tout cas nettement plus passionnant que Bill Travers dans l'adaptation de 1957, bien qu'il n'arrive pas à la cheville de la performance d'Edward Norton qui, lui, présente le surcroît de réserve et de timidité nécessaire au bon fonctionnement de l'intrigue, afin que sa déception le conduise à des gestes si durs. Et puis Norton est toujours intense, tout en gardant un certain capital de sympathie derrière sa façade de plus en plus austère. Du côté des amants, il n'en est pas un qui présente le moindre intérêt, tous étant de fieffés goujats qui ne méritent même pas leur héroïne futile, aussi les acteurs n'ont-ils pas de grain à moudre avec un tel rôle. Par contre, du côté du voisin-confident qui comprend Madame Fane mieux qui quiconque, il m'est difficile de départager un jovial George Sanders d'un Toby Jones plus triste. Le premier charme davantage, mais le second intrigue plus par son rapport secret avec la dame chinoise, alors que Sanders ne semble jamais perturbé par son mariage (et tant mieux d'ailleurs). Concernant les religieuses, Françoise Rosay se contente simplement de faire ce qu'on lui demande, à savoir pas grand chose, si bien que la sublime Diana Rigg remporte le match en suggérant merveilleusement bien le doute qui l'assaille lors d'une scène de confidences émouvante. Enfin, Anthony Wong est un bon colonel cultivé qui garde toujours une certaine réserve tout en résistant avec panache au mépris des Occidentaux, mais comme le personnage n'est pas développé dans les autres versions, l'acteur n'a pas de duel digne de ce nom pour concourir.


En somme, mon palmarès concernant ces trois versions sacre celle de 1934 comme meilleur film, meilleur montage et meilleure mise en scène, tandis que Greta Garbo gagne le trophée de la meilleure actrice, William Daniels celui de la meilleure photographie (navré pour les jolies images de Chine, mais la conception du cadre m'intéresse plus), et Herbert Stothart celui de la meilleure musique. En revanche, l'adaptation de 2006 remporte les titres de meilleur scénario, meilleur acteur pour Edward Norton, et meilleurs seconds rôles pour le reste du casting. Je n'arrive pas à me décider pour les décors et costumes: le temple de 1934 m'impressionne sans doute le plus à défaut d'être réellement chinois, et par comparaison, les intérieurs de 1957 sont loin d'être novateurs, tandis que ce sont les décors naturels qui comptent essentiellement en 2006. Les costumes se joueraient pour leur part entre 1957 et 2006, mais je n'ai pas de préférence dans l'absolu. Quoi qu'il en soit, la version de 1934 reste la meilleure, et je vous invite vivement à tenter l'expérience: c'est passionnant!

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