mardi 26 décembre 2017

On avance! (partie 1)


Ces derniers temps, j'ai réussi à mettre la main sur certaines des performances d'actrices officiellement nommées aux Oscars qui me manquaient. En voilà six pour cette première partie:


* Jill Clayburgh dans Starting Over (1979): Hélas! Une comédie sur le divorce dans les années 1970 avait toutes les chances de mal vieillir, et c'est le cas. Le style est froid, le personnage central incarné par Burt Reynolds a eu toutes les peines du monde à m'intéresser, et ses partenaires n'ont pas réussi à piquer mon intérêt vu le peu d'alchimie qui se dégage des couples. Jill Clayburgh compose néanmoins le personnage le plus intéressant du lot, dans le rôle d'une enseignante dépressive qui lui permet d'osciller entre des moments de calme absolu et des scènes de colère hystérique quand son manque de confiance en elle prend le dessus. Son interprétation fonctionne dans ces deux extrêmes: lorsqu'elle est d'humeur sanguine et chaleureuse, on conçoit absolument qu'elle puisse séduire le héros et il est franchement difficile de ne pas la trouver irrésistible (alors qu'elle est en concurrence directe avec l'ex-épouse sexy); et lorsqu'elle est d'humeur atrabilaire, on ressent sa souffrance, comme lorsqu'elle cherche à garder sa dignité tout en criant qu'elle n'est pas "un coup d'un soir mais une femme intelligente digne de ce nom". Malgré tout, si l'on a affaire à une bonne interprétation, Jill Clayburgh n'arrive malheureusement pas à rester très mémorable, et alors que le film se veut une comédie, elle n'est pas drôle. A sa décharge, personne ne l'est, et elle domine à la fois une œuvre et une distribution nettement plus médiocres qu'elle: Candice Bergen, également citée pour son second rôle, n'est remarquable que pour la scène où elle chante volontairement faux, mais alors que son personnage avait toutes les cartes en main pour devenir délectablement détestable, elle est finalement très décevante compte tenu de ce qui aurait pu être.

Place dans la sélection: en l'absence de l'introuvable Marsha Mason, quatrième. Ses concurrentes ont des rôles nettement plus juteux à la base, auxquels elles apportent en outre assez de bonnes choses par elles-mêmes pour lui passer devant.


* Bette Midler dans The Rose (1979): Exactement ce à quoi je m'attendais, à savoir pas un grand film, mais une bonne performance énergique à souhait. Je suis pourtant peu porté sur les rock stars, mais Bette Midler est si vive et charismatique que je ne suis jamais parvenu à m'ennuyer: c'est une véritable bête de scène, sa voix rauque est parfaitement adaptée à l'héroïne, et bien que celle-ci soit vulgaire, on la trouve malgré tout sympathique et jamais repoussante. Cerise sur le gâteau, les émotions sérieuses équilibrent idéalement l'humour extrait de répliques osées ("Hello Motherfuckers!"), et l'épuisement d'une femme droguée en fin de vie est toujours très bien suggéré par l'actrice, qui dose ce degré d'essoufflement à mesure qu'on avance dans l'histoire. Bref, à partir d'un récit sans intérêt, Bette Midler fait le show à elle seule, et c'est impressionnant. Même si le personnage ressemble davantage à la Divine Miss M qu'à Janis Joplin, dont The Rose est un biopic plus ou moins déguisé, ça n'a aucune importante car la star est aussi à son aise dans l'enthousiasme musical que dans la fatigue de plus en plus tragique. Pour compléter le tableau, j'avouerai avoir même pris plaisir à l'écoute des chansons, notamment The Rose que j'aimais beaucoup avant de connaître le film, et Midnight in Memphis, irrésistiblement dansante alors que l'interprétation d'origine était assez affreuse.

Place dans la sélection: première. Comme précisé, Jill Clayburgh se classe actuellement quatrième, et si je ne suis absolument ébloui par aucune des candidates de l'année, la rock star dynamique et charismatique est exactement le genre d'interprétation pour laquelle j'ai envie de voter, face à une Jane Fonda très compétente mais finalement peu mémorable, et une Sally Field iconique mais qui est loin de donner la performance de génie qu'on décrit si souvent.


* Annette Bening dans Being Julia (2004): Parfait! L'Anonyme m'avait confié que j'aimerais vraisemblablement cette performance, et c'est le cas! Non seulement le film est beau et charmant, quoique un peu simpliste mais j'ai vraiment aimé ce dénouement cathartique à souhait, mais surtout, Annette Bening passe par toutes les émotions imaginables, au point de livrer une performance exactement faite pour moi. A la fois forte et vulnérable, parfois masochiste mais toujours capable de se ressaisir, et sautant avec le plus grand naturel, malgré la théâtralité assumée de l'exercice, du sérieux à la légèreté, la comédienne est fabuleusement nuancée et surtout incroyablement divertissante. Elle est même judicieusement complexe, comme en témoigne le dialogue avec son fils, qui lui reproche d'être en représentation permanente même en famille, et devant qui elle tente de trouver un embryon de naturel sans pour autant renier sa vraie nature. En définitive, Julia Lambert a beau être parfois étouffante, Annette Bening nous met tellement de son côté qu'on jubile à chaque fois qu'elle réussit à remonter la pente, au détriment de tiers qui l'ont de toute manière bien cherché. Cerise sur le gâteau, le couple moderne qu'elle forme avec Jeremy Irons fait amplement plaisir à voir. J'adore!

Place dans la sélection: première, et l'une de mes lauréates personnelles qui m'enthousiasment le plus! On peut légitimement lui préférer l'intériorité d'Imelda Staunton ou les cheveux bleus de Kate Winslet, mais une diva flamboyante aux émotions complexes est si gretallulienne que je ne ne songe même pas à changer mon vote.


* Cate Blanchett dans Elizabeth: The Golden Age (2007): Sans surprise, un mauvais film. Le premier était déjà médiocre, celui-là l'est encore davantage, mais je ne me suis pas ennuyé. Mais dieu que c'est ridicule! Entre la décoration du palais tout droit sortie d'un film de science fiction, la romance avec Walter Raleigh qui ne décolle jamais, le sort de Marie Stuart jeté aux orties, la guerre contre l'Invincible Armada filmée comme un mauvais remake de Star Wars, la nudité gratuite contredisant même le message transmis (la reine, à la silhouette superbement affinée, tente de nous faire croire qu'elle se trouve laide), l'absence totale de charisme des rôles secondaires (Clive Owen et Abbie Cornish), et l'abysse absolu de la caméra tournant autour d'une héroïne statufiée, voilà un festival de très mauvaises idées. Coincée dans ce navet réjouissant, Cate Blanchett prend heureusement le parti d'en rire, au point de donner une interprétation somme toute divertissante et non dénuée d'humour, quitte à se vautrer parfois dans des excès de colère passant très mal devant une caméra, encore que le fameux discours sur le vent devant l'ambassadeur espagnol soit moins catastrophique dans son contexte qu'isolé en scène à Oscars. Bref, ce n'est pas ce que l'actrice a fait de mieux, mais quand même, elle est si charismatique et parfois si drôle que je ne bouderai pas mon plaisir.

Place dans la sélection: sur les quatre visionnées actuellement, j'ai envie de dire deuxième. Ce n'est pas vraiment une bonne performance, mais c'est aussi le cas pour Ellen Page, et entre l'adolescente pas à même de lutter contre un très mauvais scénario et une actrice confirmée au charisme royal et à l'humour ravageur, l'ado cède évidemment le pas à la souveraine.


* Amy Adams dans American Hustle (2013): Comme je m'y attendais avec David O. Russell, le film est abominable. C'est chiant comme la pluie, les personnages insupportables à gifler, et l'hommage aux années 1970 est carrément fade (la scène "hot" dans des toilettes publiques est notoirement grotesque). Bref, autant dire que j'ai passé un moment particulièrement pénible, d'autant que l'histoire n'avance jamais. Heureusement, Amy Adams étant une actrice très compétente, bien qu'elle me touche peu, elle réussit à donner une assez bonne performance compte tenu de la situation, en ajoutant de la perplexité et un véritable manque de confiance en soi à l'assurance que son personnage doit afficher en public, mais ça n'a pas suffit à retenir mon attention, pour la simple raison que je ne la trouve pas assez charismatique pour incarner une malfaitrice crédible, à tel point que sa séduction semble forcée. Elle est néanmoins celle qui donne la meilleure performance du film: Bradley Cooper et Jennifer Lawrence se reposent sur leurs lauriers en étant eux-mêmes (et au passage, Jennifer Lawrence en mère de famille... Pourquoi pas Quvenzhané Wallis tant qu'on y est!), tandis que Christian Bale est caricatural avec son gros bide de mafioso.

Place dans la sélection: troisième, derrière Sandra Bullock, pour qui j'aurai voté dans cette liste, et Cate Blanchett, mais devant Judi Dench qui n'arrive jamais à inspirer de sympathie pour son personnage alors que le scénario s'en moque ouvertement, et qui se contente en outre de jouer ce qui est écrit sans vraiment de nuance.


* Meryl Streep dans Florence Foster Jenkins (2016): Contre toute attente, je n'ai pas détesté cette performance là de cette très mauvaise actrice qu'est devenue Meryl Streep. On est certes dans la caricature mais le personnage l'est par nature, et le résultat est nettement moins offensant que Julie & Julia ou Sausage County. On croit sincèrement à cette vieille dame excentrique qui s'illusionne totalement sur ses capacités, et l'actrice arrive à affirmer l'empathie pour elle: l'héroïne devient humaine sous sa main, au point qu'on n'a jamais envie de rire à ses dépens. Surtout, elle n'est jamais agaçante, sauf devant le couteau de cuisine où l'on a clairement l'impression que l'actrice prend ses spectateurs pour des idiots, mais si l'on excepte cette séquence particulière, le reste est plutôt pas mal en soi: le désastre musical est crédible dans la façon qu'a la comédienne de moduler sa voix, et la déception face aux critiques qu'on tentait de lui cacher semble sincère. Après, même si c'est plutôt bien fait, ce n'est pas un travail qui méritait nomination: c'est correct, mais c'est aussi dérisoire que peu mémorable. Peut-être qu'entre les mains d'un autre actrice la surprise aurait fait mouche, mais vu les abysses atteints par Meryl Streep cette décennie, ce n'est pas parce qu'elle est une fois n'est pas coutume présentable dans la caricature qu'il faut crier au génie.

Place dans la sélection: aucune idée. Cette liste ne m'inspire pas du tout, la seule qui me semble aimable dans le lot est Ruth Negga mais elle n'a hélas rien à faire et ne peut espérer qu'être quatrième. Emma Stone joue bien son actrice en herbe mais a de sérieuses lacunes musicales, et j'ai bien du mal à départager Meryl Streep d'Isabelle Huppert qui tombent toutes deux dans la catégorie "on refait ce qu'on a déjà fait et en moins bien". Comme Huppert donne la performance de plus mauvais goût, je n'ai d'autre choix que de voter pour Stone ou Streep du bout des lèvres. Amy Adams aurait mérité le trophée hollywoodien pour Arrival, et mon prix international irait à Sônia Braga pour Aquarius.


Pour aller plus loin, la liste complète est mise à jour ici.

Suivront dans la deuxième partie prévue pour début 2018: Elisabeth Shue dans Leaving Las Vegas (1995), Laura Linney dans The Savages (2007), Jennifer Lawrence dans Winter's Bone (2010) et Rooney Mara dans The Dragon Tattoo (2011). Parmi les probables élues de 2017, seules Saoirse Ronan et Sally Hawkins pourraient piquer ma curiosité, mais je risque fortement de faire l'impasse sur les autres. Et bien sûr, tous les films qui m'intéressent ne sortiront pas avant fin février! A ceux à qui je dois des films, je ferai tout mon possible pour vous recevoir bien avant cette date, j'ai été très pris ces temps-ci, toutes mes excuses.

dimanche 22 octobre 2017

Centenaire de Joan Fontaine


Joan Fontaine aurait eu 100 ans aujourd'hui. Ce qui est doublement triste car elle n'a pas été loin de les fêter en vrai, et cet anniversaire arrive, caprice du sort, la même semaine où nous avons perdu l'autre grande dame du cinéma née en 1917, Danielle Darrieux. Pour chasser ces sombres pensées, réjouissons-nous avec un top 5 des performances d'une actrice qui tourna tout de même avec George Cukor, Alfred Hitchcock et Max Ophüls!



5 ~ Ivy Lexton dans
Ivy (1947)

Si je me réfère à une critique non publiée que j'avais écrite lors d'une redécouverte de ce film de Sam Wood il y a trois ans, j'avais été très enthousiaste pour le contre-emploi opéré par l'actrice. En effet, alors que Joan Fontaine restera dans les annales comme la jeune fille timide et romantique par excellence (voir le reste du quintette), elle se dévoile dans Ivy sous un jour nouveau, celui d'une croqueuse de diamants n'ayant pas peur d'empoisonner des hommes pour collecter leur fortune! La surprise était de taille, et ce fut un réel plaisir que de découvrir une héroïne aussi peu scrupuleuse malgré son aura romantique et ses robes en dentelle. La performance m'avait également paru très lisible: on comprenait d'emblée ce que voulait le personnage, la réussite tenant dans la capacité de l'actrice de jouer de charme et de bonnes manières pour mieux tromper son monde, la dame ayant bien conscience que pour captiver le spectateur, Ivy doit être vue à l’œuvre. Toujours selon mes notes, sa fraîcheur dans la bonne humeur était particulièrement délicieuse, et sa perversité impressionnante puisqu'elle réussissait à faire passer tout le poids de l'ennui avec son époux en un regard... juste après avoir plaisanté avec lui. Le reste de la performance était de mémoire assez joliment nuancé, l'actrice sachant ajouter de l'inquiétude à sa dureté, avec toujours un charme fou pour mieux duper ses pairs. Tout n'était cependant pas au point sur la durée, la comédienne ayant le travers de minauder beaucoup trop dans la seconde partie, avec en outre quelques grimaces maladroites, mais d'après mes dires, elle savait toujours se rattraper pour éviter que son interprétation ne s'essouffle. Ce sera à revoir avec plaisir, mais ce second visionnage confirmait une déjà bonne impression initiale.



4 ~ La seconde Mrs. de Winter dans
Rebecca (1940)

Voici ce que je disais il y a environ cinq ans, une opinion toujours valable à l'heure actuelle: "Après s'être contentée de petits seconds rôles lors des années 1930, Joan Fontaine a commencé sa grande décennie en beauté avec ce rôle juteux sublimé par un climat angoissant qu'Hitchcock a restitué à merveille. Dès le départ, il ne fait aucun doute que Fontaine est le personnage: à la fois dynamique et impressionnable, elle rend parfaitement l'esprit de cette jeune fille de compagnie qui dès son séjour sur la Riviera ne se sent pas très à l'aise devant un Laurence Olivier mystérieux à souhait. Mais le clou du spectacle, c'est évidemment la progressive découverte de Manderley où Fontaine se révèle tellement nerveuse qu'on n'a aucun mal à croire aux troubles qu'elle ressent face à une demeure hantée par le souvenir d'une première épouse, dont le spectre est constamment ravivé par une Judith Anderson austère à souhait, et une décoration grandiose bien décidée à écraser de toute sa noblesse la frêle héroïne. Mais évidemment, Fontaine ne s'arrête pas là, aussi ne manque-t-elle pas de briller dès que son personnage parvient à vaincre ses démons pour s'imposer dans cet univers qui la dépasse, avec en point d'orgue la scène sur la plage avec Laurence Olivier: elle y gagne alors le charisme qui lui faisait défaut (ce qui servait le personnage!) dans la première partie, événement qui constitue l'apogée de son parcours avant que le point de vue passe de l'épouse au mari. L'actrice trouve ainsi l'équilibre idéal entre force de caractère et sentiment de n'être jamais à sa place, comme pour souligner le passage entre adolescence et âge adulte qui préfigure d'autres très bons rôles dans sa carrière."



3 ~ Jane Eyre dans
Jane Eyre (1943)

Autre opinion qui n'a pas changé ces cinq dernières années, sur ce joli film de Robert Stevenson: "Le rôle de Jane Eyre est totalement fait pour Joan Fontaine, dans la lignée des héroïnes gothiques amorcée par Rebecca, et autant dire que l'actrice s'en sort une fois de plus avec brio. Tout d'abord parce qu'elle se montre forte et fait preuve de détermination: on appréciera notamment comment Jane tient tête au directeur d'école rien qu'en gardant un air froid mais pas discourtois, avant d'admirer la façon dont l'actrice ne se laisse pas écraser par l'imposant Orson Welles, dont la taille et la voix de stentor auraient pourtant pu l'éclipser. Mais il n'en est rien, et Fontaine a suffisamment d'audace pour composer à ses côtés un très bon duo. Leurs échanges lui permettent notamment de révéler une héroïne forte qui sait dire ce qu'elle pense sans toutefois jamais oublier sa place, d'où le langage corporel assez soumis qu'adopte la comédienne malgré sa franchise; et lorsque les deux protagonistes deviennent complices, l'actrice conserve judicieusement tous ces aspects tout en y ajoutant une plus grande sensibilité émotionnelle qui émeut. Elle est notamment très bonne lorsque les larmes lui montent aux yeux lors de la réception, et la grande scène où Jane confesse enfin ses sentiments est réellement touchante par sa justesse de ton, et ce d'autant plus qu'avant d'en arriver là, Fontaine a parfaitement joué sur le mode de l'inquiétude, en faisant par exemple très bien naître le dépit sur son visage à propos des tourments causés par la présence d'une supposée rivale au château. La comparaison avec la brillante invitée souligne d'ailleurs le talent de l'actrice à adopter des manières très simples qui rendent crédible sa façon de se croire peu attirante, de même que sa relative réserve et sa politesse sont parfaitement en phase avec ce personnage de gouvernante. L'angoisse, élément clef de l'intrigue, est encore une sensation que l'actrice sait très bien faire sentir dans ses regards, de quoi rehausser le mystère que renferme la demeure ancestrale de Rochester, mais par bonheur, tout n'est pas qu'obscurité dans ce rôle, puisque Fontaine est absolument lumineuse dans les séquences plus enjouées avec Margaret O'Brien, ce qui étoffe joliment sa composition."



2 ~ Lisa Berndle dans
Letter from an Unknown Woman (1948)

Lettre d'une inconnue est sans conteste le plus grand film de Joan Fontaine, mais également le sommet de Max Ophüls, qui n'a jamais fait mieux que ce chef-d'oeuvre malgré ses morceaux de bravoure français avec Danielle Darrieux. Lettre d'une inconnue est aussi mon choix personnel pour le prix du meilleur film de 1948, et force est de reconnaître que ce film permet à Joan Fontaine de réaliser un exploit plus grand encore qu'en 1943 (voir ci-dessous), puisqu'elle doit convaincre que malgré ses 30 ans elle est bien une adolescente au début de l'histoire, avant d'avoir à jouer une femme plus mature mère d'un enfant. Or, Fontaine est tout simplement formidable à chaque période de la vie de l'héroïne: on croit autant à la jeune fille qu'à la grande dame mariée, et ce d'autant plus que l'actrice reste extrêmement fidèle à l'esprit du personnage tout au long du film, trouvant le juste équilibre entre un tempérament volontaire et une réserve délicate devant l'homme qu'elle aime et qui ne fait presque jamais attention à elle. La longue promenade viennoise où elle est enfin remarquée par le pianiste la montre sous un jour extrêmement chaleureux qui découle logiquement de la spontanéité de la jeune fille que Lisa était quelques années auparavant (n'hésitant pas à se glisser dans le saint des saints, ou à casser une alliance particulièrement brillante à Linz); tandis que la séparation, où elle comprend qu'elle n'aura été qu'une nuit parmi tant d'autres pour l'être aimé, est déchirante tant la scène est jouée avec subtilité. Quant à la tendre complicité liant Lisa à un époux bien averti qu'elle n'est pas amoureuse de lui, c'est l'une des plus jolies formes d'affection qu'on ait vue au cinéma, et l'actrice sait parfaitement en restituer toute la délicatesse. Moralité: ce film est vraiment d'une perfection absolue, et Joan Fontaine n'y est pas pour rien.



1 ~ Tessa Sanger dans
The Constant Nymph (1943)

Autre résumé d'il y a cinq ans, n'ayant pas revu ce film d'Edmund Goulding depuis, quoique ayant toujours gardé un souvenir très positif de cette performance: "Pour commencer, le grand exploit de Joan Fontaine ici est de se montrer extrêmement convaincante en adolescente. Certes, l'actrice était encore jeune, mais réussir à paraître 12 ans de moins sans autres artifices que sa coiffure et ses vêtements prouve que Fontaine a su totalement cerner le personnage et saisir la psychologie d'une jeune fille tourmentée par ses premiers sentiments. On sent bien que Tessa admire Lewis, mais il n'y a aucune trace de soumission ou de mièvrerie: Fontaine compose avec Charles Boyer sans se laisser écraser et n'oublie pas de rester dynamique en faisant preuve de caractère et de repartie. Elle se comporte en outre de la même façon avec le reste d'un très bon casting, au premier rang duquel Alexis Smith et Charles Coburn: elle a beau être traitée par eux comme une enfant, elle ne se laisse pour autant jamais dominer et s'arrange pour laisser une très bonne impression sans toutefois chercher à leur voler la vedette." Souvent, ce film est cité comme la plus belle expérience de cinéma vécue par l'actrice, et l'on comprend aisément pourquoi devant une telle réussite.


Autres performances que j'aime: Peggy Day dans The Women (1939), un rôle ingrat de cruche de service au sein d'une distribution flamboyante, que l'actrice parvient à rendre hilarant en n'ayant jamais peur de donner le meilleur d'elle-même dans les scènes les plus ridicules (l'expression de parfaite naïveté sur le discours du "bonheur illusoire"!), tout en révélant une facette cachée d'un personnage qui ne perd finalement jamais le nord en laissant son mari repentant se charger des frais de communication! Lina McLaidlaw dans Suspicion (1941), une performance honnie parce que récompensée d'un Oscar au détriment d'une compétition brillante, mais Fontaine y est sincèrement touchante à mesure qu'elle doute des intentions de Cary Grant. Eût-elle réussi à contrôler son sourcil fou, cette interprétation aurait pu devenir réellement captivante. Eve Graham dans The Bigamist (1953), où sous la direction de la divine Ida Lupino, Joan Fontaine rend très émouvant l'instant où elle réalise la duplicité de son mari, après avoir été très sereine auparavant.

Pour le reste, nous listerons un bon nombre de performances auxquelles on ne peut rien reprocher mais qui me transportent peu: This Above All (1942), From This Day Forward (1946), encore que je l'y trouve un peu trop star pour un sujet aussi réaliste, September Affair (1950) et Beyond a Reasonable Doubt (1956); des sommets de camp dont j'ai peu de souvenirs: The Affairs of Susan (1945), Ivanhoe (1952), où elle m'avait fait bonne impression pour le pur plaisir de voir une princesse à marier tenir la dragée haute à de terribles Normands, et Casanova's Big Night (1954); un énorme navet où elle est cependant très drôle alors qu'elle lutte contre un troupeau de moutons et une méchante à cornes: The Witches (1966); et deux ratés: Gunga Din (1939), où elle est coincée dans un rôle de fiancée insipide à pleurer, et Born to Be Bad (1950), où elle semble si méchante et prédatrice d'entrée de jeu qu'on se demande pourquoi les autres personnages ne fuient pas en courant.

Quoi qu'il en soit, personne ne bat Fontaine dans le registre des romances délicates aux parfums gothiques ou surannés, comme en témoigne ce quatuor impressionnant allant de Rebecca à Lettre d'une inconnue, en passant par Jane Eyre et La Nymphe au cœur fidèle. Pour toutes ces jolies performances, nous resterons éternellement reconnaissants envers Joan Fontaine, à qui nous souhaitons de conquérir de nouvelles légions d'admirateurs dans ce nouveau siècle.

mardi 17 octobre 2017

Marsha Hunt a cent ans!


Parmi les actrices de caractère de l'âge d'or américain, Marsha Hunt n'a jamais été loin de passer inaperçue, puisqu'elle fut souvent reléguée dans des rôles peu gratifiants dans des films toujours centrés autour d'une figure féminine davantage mise en valeur, avant d'être victime de la triste chasse aux sorcières des années 1950. Pourtant, à y regarder de près, la dame mérite d'être redécouverte, pour avoir su exploiter au maximum les personnages qu'on lui attribua. Et comme elle fête ce 17 octobre ses cent ans, c'est l'occasion de lui rendre ce petit hommage.

Pour être parfaitement honnête, j'avais oublié jusqu'à son nom avant cet été, mais la redécouverte de Pride and Prejudice (1940) m'a précisément rappelé qui est Marsha Hunt. Dans cette adaptation de Jane Austen orchestrée par Robert Leonard, l'actrice y incarne Mary Bennet, la sœur malheureuse de la superbe Elizabeth, de la sympathique Jane et des stupides Lydia et Kitty, et autant dire que cette graine de vieille fille pédante et peu gracieuse n'est pas un rôle en or, surtout que le personnage est réduit à quelques apparitions. Pourtant, en poussant la caricature déjà amorcée par sa mise quelque peu outrancière, Marsha Hunt y réussit l'exploit de rendre Mary attachante: sa façon de remettre ses lunettes est amusante, et elle n'a pas son pareil pour esquisser de charmants sourires stupides qui lui permettent de voler la vedette, dans un même plan, à ses cadettes inconsistantes. Cerise sur le gâteau, la comédienne fait joliment évoluer son personnage à travers une succulente interprétation de "Flow Gently, Sweet Afton": elle chante d'abord comme une corde à puits lors d'une réception mondaine, histoire de bien faire honte à Greer Garson qui exprime ce sentiment en quelques regards délicieux; puis elle révèle la chanteuse de talent qu'elle est en vrai lors d'une reprise finale parfaitement juste, alors que Mary est à présent transfigurée par l'amour. Bien sûr, le film appartient tout entier à Greer Garson, et Mary Boland ou Edna May Oliver dominent de leur côté la distribution des seconds rôles dans la peau de croustillantes matriarches, mais en extrayant le maximum de jus des maigres séquences à sa disposition, Marsha Hunt reste parfaitement mémorable dans son propre espace.

En revanche, j'avouerai ma relative déception devant sa prestation dans The Valley of Decision (1945) de Tay Garnett. Coincée entre une Greer Garson en grande forme et une Gladys Cooper étonnamment aimable, Marsha y incarne Constance Scott, une jeune fille de bonne famille capricieuse en diable, mais à laquelle elle n'arrive jamais à nous intéresser. Elle minaude, ricane de temps à autres, et se laisse finalement éclipser par sa partenaire superstar qui sait toujours la retenir d'une main ferme quand elle tente d'échapper à sa garde, ou la convaincre de jouer elle aussi à l'habilleuse devant son frère.

En 1947, l'actrice eut l'aplomb de se livrer à un duel contre Susan Hayward dans Smash-Up: The Story of a Woman de Stuart Heisler. Dans ce film déterminé à faire entrer sa partenaire dans la légende, Marsha y incarne Martha Gray, la secrétaire amoureuse de son patron, lui-même marié à l'héroïne alcoolique. Une fois encore, le rôle est peu consistant, d'autant que sa partenaire la massacre littéralement lors d'un crêpage de chignons lors d'une fête. Néanmoins, Marsha fait tout son possible pour exister: lorsqu'elle sait la caméra braquée en sa direction, il lui suffit d'un regard pour exprimer son désir carnassier envers son employeur, et lors de sa confrontation avec Susan Hayward, elle injecte une dose de forte inquiétude en essayant d'esquiver la rencontre, tout en se montrant pleine d'assurance aux yeux du public.

En suivant l'ordre chronologique, c'est le dernier film où j'ai pu apercevoir Marsha Hunt. Mais dans les années 1940, on pouvait également la croiser dans quelques films importants comme Blossoms in the Dust (1941), toujours avec Greer Garson; The Human Comedy (1943), pas vu; et Cry 'Havoc' (1943), que je n'ai vu qu'une fois et qui, en raison de son casting féminin, me revient surtout en mémoire pour les truculentes Ann Sothern et Joan Blondell, pour la toujours précise Fay Bainter, et bien entendu pour la non moins excellente Margaret Sullavan. Quoi qu'il en soit, les choses auraient sans doute été bien différentes si Marsha Hunt avait obtenu le rôle de Melanie dans Gone with the Wind: elle était fortement envisagée pour remplacer Olivia de Havilland à cause des réticences de la Warner pour prêter cette dernière à Selznick, mais la partenaire d'Errol Flynn réussit finalement à travailler avec le studio concurrent et fit du rôle ce que l'on sait.

Le drame de Marsha Hunt au cinéma est qu'au moment où elle aurait pu aspirer à devenir une comédienne de seconds rôles reconnue, sa carrière fut coupée court par le McCarthysme. Nous louerons donc l'audace de cette actrice qui, dès 1947, était fortement impliquée dans le combat contre la HUAC, avec son mari Robert Presnell Jr., et qui osa tenir tête à la terrible organisation en refusant de dénoncer qui que ce soit. Marsha Hunt reste d'ailleurs connue comme porte-parole de nombreuses causes progressistes telles la paix dans les pays du tiers-monde, la protection de l'environnement, le mariage entre personnes de même sexe et la lutte contre la pauvreté. Notons encore que, non contente d'être bonne chanteuse, Marsha Hunt a également le goût d'écrire des chansons, dont "Here's to All Who Love", une ode à l'amour incluant les amours homosexuelles.

En attendant de la découvrir dans ses films méconnus, souhaitons encore une glorieuse vie de centenaire à Marsha Hunt!

mardi 3 octobre 2017

The Man Who Knew Too Much (1956)


Ce weekend, j'ai acheté le disque de L'Homme qui en savait trop, un film que je n'avais vu que deux fois à la télévision et que j'étais anxieux de redécouvrir, parce que lors de ma rétrospective américaine 1956 d'il y a deux ans, L'Anonyme défendait la performance de Doris Day à travers sa représentation de l'hystérie, alors que je gardais le souvenir d'une performance adéquate simplement basée sur l'inquiétude. Il est vrai que le casting d'une superstar de la chanson peut surprendre dans un thriller hitchcockien, plus friand de blondes glaciales à l'Eva Marie Saint ou Grace Kelly, mais le réalisateur tenait beaucoup à ce contre-emploi après avoir été enthousiasmé par la prestation de l'actrice dans Storm Warning, et Hitchcock n'a notoirement pas eu besoin de diriger sa nouvelle recrue, qui, d'après ses propres mots, lui offrait tout ce qu'il voulait obtenir sans avoir à lui donner d'indications. La redécouverte du film était aussi l'occasion de parvenir à un regard plus positif sur l'ensemble, car la dernière fois, il y a environ une dizaine d'années, j'avais été un peu déprimé par la grisaille londonienne qui tranchait trop avec l'exotisme marocain du premier acte.

En réalité, ces deux parties sont bien équilibrées et durent à peu près une heure chacune, au point qu'on ne s'ennuie pas, entre la chaleur de Marrakech et l'excitation musicale du concert anglais. Mais toute divertissante soit-elle, l'histoire n'est cependant pas la plus intéressante parmi les thrillers hitchcockiens, en particulier à cause de bon nombre d'incohérences, notamment pour tout ce qui touche à Scotland Yard. Comme le rappelle le synopsis, nous suivons l'histoire d'un couple de touristes recueillant contre leur gré le témoignage d'un moribond, ce qui les place en bien mauvaise posture alors que leur fils est enlevé, au point d'être menacé de mort si ses parents révèlent le moindre embryon d'information à la police. Pourtant, malgré leur silence, les McKenna sont constamment en train de converser avec les policiers, qui ont eux-mêmes l'air de tout savoir, dans un jeu de dialogue de sourds peu crédible. Je suis surtout chiffonné par l'absence de développement des Drayton: on ne connaît jamais leurs motivations (alors qu'un couple de prêtres servant d'espions à l'ambassade suisse n'est pas banal), et l'on aurait justement aimé connaître leur positionnement politique. Leurs multiples efforts pour parvenir à leurs fins semblent bien vains lorsque la seule raison donnée par le film n'est qu'une question de rivalité entre l'ambassadeur et son premier ministre, mais tout cela est bien faible, à l'image du jeu de mot sur "chapel", mignon mais peu raisonnable pour un film adulte. Enfin, l'enlèvement de Hank et son transport en divers endroits secrets n'est pas toujours bien clair (pourquoi s'embarrasser de lui en premier lieu?), mais ces défauts dans l'histoire ne sont finalement pas si graves que ça, parce que la mise en scène d'Hitchcock reste si inventive qu'on est constamment saisi à chaque séquence. 

Parmi les points forts du film: la façon qu'a le metteur en scène d'instiller du suspense et de la méfiance dès le départ, dans un environnement a priori relaxant. Les McKenna profitent du paysage lors du trajet en bus, tout en plaisantant gaiement, bien que très vite, les questions intrusives du mystérieux français joué par Daniel Gélin commencent à devenir angoissantes, angoisse confirmée très vite par les regards non moins glaçants des touristes britanniques, au beau milieu des couleurs ocres de Marrakech. Dès lors, on se prend au jeu dès les premiers instants, ce qui n'étonnera évidemment personne après les déjà innombrables chefs-d’œuvre d'Hitchcock tournés avant celui-ci. Et une fois l'ambiance posée, le montage devient généralement brillant (George Tomasini a d'ailleurs contribué à la plupart des Hitchcock de la décennie), entre la poursuite mortelle non dénuée de gags dans des rues chamarrées, et bien entendu le concert de douze minutes sans dialogues au Royal Albert Hall, passant des plans larges sur l'ensemble de la scène aux détails des cymbales et du revolver, via le visage anxieux de l'héroïne. J'aime moins les séquences dans la banlieue de Londres pour des raisons purement exotiques, mais la main dans la gueule du tigre chez le taxidermiste, et la dissimulation du couple parmi les fidèles de l'église, participent à leur façon à la réussite de l'ensemble. Notons que l'autre collaborateur fidèle d'Hitchcock, le photographe Robert Burks, a le mérite de ne jamais se reposer sur la beauté "touristique" des lieux filmés, puisque les indéniables agréments du Maroc et de l'opéra sont avant tout au service de l'action, et de l'émotion palpable sur le visage des protagonistes. Le photographie parvient même à avoir des traits de génie dans les recoins les plus gris de Londres, à l'image du couple caché à l'église tandis que la caméra se met au niveau de Mr. Drayton qui n'y voit que du feu. La musique de Bernard Herrmann est quand à elle agréable sans atteindre les sommets wagneriens de Vertigo, avec un clin d’œil sympathique du compositeur venu diriger l'orchestre à l'opéra, pendant de l'incontournable apparition du réalisateur devant les acrobates marocains.

L'autre grand point fort du film, c'est évidemment son humour salvateur pour donner envie de souffler entre deux scènes d'action haletantes. La chasse à l'homme dans les rues de Marrakech a beau être tragique, voir la victime renverser diverses marchandises sur son passage permet de donner d'autres dimensions à la séquence, malgré encore une petite incohérence narrative puisque aucun des gens d'armes ne songe à prêter secours au moribond, certes encore debout à ce moment là. L'humour est encore un ingrédient idéal pour pimenter la tajine servie dans un beau restaurant aux murs carrelés, le pauvre James Stewart ne sachant où mettre ses jambes alors que tout le monde alentour s'ingénie à brouiller les pistes quant aux motivations réelles des clients. La réponse "pop" de Doris Day au concert du Royal Albert Hall est elle aussi délicieuse, à voir les mines déconfites des princesses et ambassadeurs, quelque peu surpris d'entendre "Que Sera, Sera" avant de souper! Doris Day elle-même n'a jamais estimé cet air enfantin, qui devint ironiquement sa chanson-phare, mais le décalage entre les paroles et le type de spectateurs n'en est que plus drôle. Cependant, là où le film franchit réellement la ligne de la comédie, c'est avec l'intrusion des amis de l'héroïne dès son retour à Londres, alors que celle-ci a évidemment d'autres chats à fouetter. Leur implication dans l'intrigue, obligeant James Stewart à rester discret au téléphone, ou Doris Day à faire preuve d'ingéniosité avec l'annuaire, fait toujours mouche, d'autant que la troupe est menée par la pétulante Hillary Brooke, la plus Anglaise des Américaines. Ces touches d'humour servent toujours le drame sans jamais freiner la tension, de quoi rendre le film parfaitement divertissant.

Les acteurs sont quant à eux tous bons. James Stewart est sans doute un peu égal à lui-même, mais il compose un personnage sympathique auquel on s'attache rapidement. Les Drayton sont pour leur part intéressants à décortiquer, à défaut d'en savoir davantage sur leurs idées politiques, car tous deux doivent se transformer au cours du film. Bernard Miles passe du touriste mou au sbire dangereux, tandis que Brenda de Banzie joue, de façon tout à fait crédible, aux montagnes russes: d'abord mystérieuse à souhait puis adorable marraine de substitution envers Hank, elle devient ensuite froide et déterminée avant de laisser l'humanité qu'on a toujours senti chez elle prendre le dessus. J'ai finalement toujours eu envie d'en savoir davantage sur Lucy Drayton que sur tous les autres personnages du film, aussi aurais-je aimé une sortie de scène digne de ce nom, plutôt qu'une dernière apparition furtive dans les escaliers. Toutefois, la plus grande surprise vient incontestablement de Doris Day, qui se prête admirablement au jeu du contre-emploi. On la sent nerveuse dès le départ malgré sa façade rassurante et posée, et effectivement, je confirme l'analyse de l'Anonyme: l'actrice suggère toujours que de grands sentiments sont prêts à craquer bien que le personnage soit toujours dans le contrôle de soi. Sa grande scène d'hystérie, une fois qu'elle a compris ce qui est arrivé à son fils, est jouée de façon on ne peut plus convaincante, surtout que ça intervient après un grand moment de calme tout aussi bien joué, lorsqu'elle pense que son époux cherche à lui faire une blague de mauvais goût et qu'elle le lui fait savoir de manière directe. J'aime également la force de caractère qu'elle n'oublie jamais chez cette personne active, notamment lorsqu'elle tente de reprendre le dessus face à l'intrigant Français en posant les questions à son tour, penchant même son corps au dessus de la table de cocktails pour se donner plus d'envergure. Surtout, Doris Day donne toute sa chair émotionnelle à la séquence mythique de l'opéra, passant par divers états d'âme en quelques plans seulement, et maintenant toujours un bel équilibre entre pressentiment du drame et impossibilité physique de faire quoi que ce soit. Vraiment, après l'avoir observée en détails, c'est à présent une performance que je nommerais volontiers dans la liste oscarienne que j'avais établie il y a deux ans. Quoi qu'il en soit, voilà un personnage détonnant dans l'univers d'Hitchcock, mais une beauté froide n'était évidemment pas appropriée pour le rôle d'une mère de famille lambda.

Finalement, The Man Who Knew Too Much est un bon cru hitchcockien. Ce n'est clairement pas son meilleur opus, surtout comparé à ses autres collaborations avec Stewart, le film se situant entre Rear Window et Vertigo; mais un suspense à son comble, même pour qui connaît l'histoire, une mise en scène inventive et des acteurs inspirés estompent largement les défauts du scénario pour aboutir à un très bon 7/10. Je ne pourrais malheureusement pas faire de comparaisons avec la version du maître tournée en 1934, vue il y a trop longtemps, qui se passait je crois en Suisse au lieu du Maroc. Hitchcock préférait justement cette première version moins maîtrisée, mais la beauté du remake a définitivement plus d'attraits.

lundi 2 octobre 2017

Deception (1946)


Contrairement à ce qu'on pourrait croire, je ne suis nullement déçu d'avoir découvert Deception: c'est une production Warner ornée de jolis décors superbement photographiés, avec retrouvailles du couple Claude Rains - Bette Davis. Que demander de mieux? Si l'on ajoute que ce film d'Irving Rapper (Now, Voyager) est une rareté difficile à dénicher, avoir enfin pu mettre la main dessus renforce d'autant plus le plaisir. Et ai-je besoin de préciser que l'univers musical où se déroule l'histoire, avec violoncelliste virtuose et grande dame qui l'écoute la larme à l’œil lors d'un récital, fait irrémédiablement penser à Humoresque, qui devait sortir deux mois plus tard sous l'égide du même studio? Pourtant, Deception ne soutient la comparaison à aucun niveau. C'est d'ailleurs le tout premier film de Bette Davis à la Warner ayant perdu de l'argent, de quoi entériner le déclin de la grande star maison au profit de sa rivale transfuge bien connue.

Le gros problème de Deception, c'est son très mauvais scénario. L'intrigue est en fait l'adaptation d'une pièce de 1927, Monsieur Lamberthier de Louis Verneuil, déjà interprétée sur grand écran en 1929 par la légendaire Jeanne Eagels et la future star Fredric March. Cette adaptation de Jean de Limur, Jealousy, étant perdue, difficile de savoir si l'histoire était aussi mélodramatique, mais force est de reconnaître que les créateurs de Deception n'ont pas eu la main légère sur le glucose, ce qui semble d'autant plus vieillot qu'on est en droit d'attendre autre chose d'une production d'après-guerre. A sa décharge, Deception dérive vers du film noir pour offrir un parfum de modernité, mais ça se marie très mal avec la première partie ridicule. Ainsi, pour poser les bases dans le premier quart d'heure, on découvre une Bette Davis entrant dans un conservatoire en fichu, avant de se jeter dans les bras du violoncelliste qui était son amant avant la guerre. Les amoureux transis n'arrivaient pas à se retrouver car la dame avait changé de nom entre temps, tandis que le fameux musicien célébré dans tout New-York n'avait pas pensé à donner signe de vie à son retour! C'est donc en lisant la programmation d'un concert que Christine a retrouvé le nom de son amant, ce qui nous vaut une scène annonçant d'emblée la couleur, puisqu'elle se jette au cou de l'être aimé avec des trémolos dans la voix: "I thought you were dead"! Alors que la toute première séquence faisait penser à Humoresque avec Bette Davis, larme à l’œil, écoutant son amant jouer du Haydn, la scène suivante fait hélas pencher le film vers quelque chose de bien plus sirupeux. En outre, tandis que le couple tente de savourer ses retrouvailles, les pires répliques du monde se bousculent sur leurs lèvres, de quoi dériver vers des flots de subtilité comme "Sometimes it was nice to not feel like myself", lorsque Christine explique pourquoi elle a changé de nom; ou encore "Don't you think we ought to know each other all over again. How do you do, Mr. Novak?" Bref, sachant que le reste du film n'est qu'un soap opera de la pire espèce (Christine a-t-elle trompé Karel en son absence?), autant vous dire qu'à côté, A Stolen Life, l'autre histoire quelque peu outrancière de Bette Davis tournée la même année, passerait pour Oncle Vanya!

Autre problème, le talentueux Karel Novak est incarné par cette tanche de Paul Henreid, qui n'y met vraiment pas du sien pour rendre captivante la suspicion de son personnage. En effet, alors que le violoncelliste est censé éprouver une joie intense lorsqu'il retrouve Christine, l'acteur est tout juste bon à sourire mollement, au point que Bette Davis doit tout faire par elle-même pour insuffler un peu de vie dans leurs rapports. Mais du coup, la pâleur de son partenaire la conduit à surjouer, ce qui n'était pas du tout le bon choix compte tenu des répliques stupides qu'on lui fait dire. Elle abuse ainsi du vibrato et de gestes trop ampoulés, quitte à se vautrer énergiquement dans les bras de son amant en criant quelque chose comme "It's a long, long dayyy!" Dieu merci, Bette sait tout de même comment être excellente par moments: sa façon pétillante de montrer ses doigts pour prouver qu'elle n'a pas d'alliance, et son charisme qui reprend le dessus une fois le temps des doutes venus, rendent sa performance vivante et divertissante, bien que l'actrice ne soit jamais créative, se contentant au mieux de recycler des effets davisiens trop bien connus. Quoi qu'il en soit, elle reste mille fois meilleure que son coéquipier, qui reste pour sa part complètement mécanique, à tel point qu'une phrase comme "J'ai tenté le diable pour te retrouver" devient "J'ai tout fait pour te retrouver, je peux aller me coucher?" Paul Henreid atteint d'ailleurs très vite des sommets de ridicule: il n'est pas dans l'appartement depuis cinq minutes qu'il cherche déjà à étrangler sa compagne, parce qu'il trouve son logement trop luxueux pour être honnête (il est vrai que celle-ci lui fait croire qu'elle a pu s'offrir un 100m² avec vue sur l'Hudson en donnant des cours de piano... mes amis du conservatoire apprécieront!), mais peu importe le vrai du faux dans les dires de Christine, la réaction de Karel est complètement disproportionnée! "Salut, je suis content de te retrouver, mais tu as un trop bel appartement. Je vais donc t'étrangler. ANSWER ME!!!" J'ai ri aux éclats! Le film aurait sincèrement gagné à remplacer Paul Henreid par Miriam Hopkins: nous aurions ainsi pu avoir une version lesbienne d'Old Acquaintance, avec vengeance de Millie prenant plaisir à secouer son ex comme un prunier! Mais je m'égare. Toujours est-il que Christine pardonne tout à Karel parce que le pauvre est traumatisé parce qu'elle est aussi masochiste que les Charlotte de La Vieille Fille et Now, Voyager, et sachant qu'à ce moment là, le film n'a duré qu'un quart d'heure, voilà qui laisse présager de bien belles choses par la suite!

On pourrait alors s'attendre à ce que Claude Rains relève le niveau, mais ce n'est pas le cas. A des lustres de son portrait d'artiste virtuose et exigeant dans Lady with Red Hair, il compose ici une caricaturelle telle qu'on n'est jamais loin du vil marquis d'Anthony Adverse. Bette Davis le trouvait pourtant brillant dans Deception, en particulier dans la scène du restaurant, et on lui reconnaîtra indéniablement beaucoup de charisme, et une capacité à ajouter de nombreuses manies à son personnage imbu de lui-même. Mais, pour bien montrer qu'il est méchant, il a tendance à accentuer tous les défauts du chef d'orchestre: il rentre dans le film à la façon de Maléfique dans La Belle au Bois dormant (n'ayant pas été convié au mariage des deux amants, qui s'épousent pour tester la force de leur amour...), il brise son verre d'une seule main lorsque Christine joue du piano, il crache en faisant des grimaces tant il se croit supérieur, et surtout, il passe son temps à caresser voluptueusement un chat nommé Napoléon! Bref, on ne sait jamais qui de Bette Davis ou Claude Rains surjoue le plus, mais c'est étouffant. Tous deux sont plus loin impliqués dans un meurtre, probablement la séquence la plus grotesque du film, avec une victime continuant à parler le sourire aux lèvres bien qu'étant criblée de balles, et semblant prête à faire un jump scare après avoir dégringolé un grand escalier! Inutile de dire que la mise en scène a la main lourde sur le mélodrame, mais c'est un défaut que les acteurs auraient pu nuancer. La scène où Bette Davis énumère nerveusement les cadeaux d'anniversaire qu'elle a reçu en l'absence de son cher et tendre va également dans ce sens: c'est excessif. A vrai dire, même l'idée de jouer du Beethoven sur les retrouvailles du couple au tout début, bien que séduisante à la base, finit elle aussi par verser un peu trop dans la démesure.

Par contre, si Deception ne brille ni par son scénario, ni par sa mise en scène, ni par son interprétation, ça n'en reste pas moins une très grande réussite visuelle qui fait plaisir à voir. C'est en cela que les productions Warner sont fourbes: même quand le scénario semble avoir été écrit par un collégien, la forme est tellement belle que j'ai constamment envie de crier au chef-d’œuvre. La véritable star du film est en fait Ernest Haller, le brillant photographe à qui l'on doit entre autres Humoresque et Gone with the Wind. Il compose ici de superbes tableaux avec les moindres détails de la décoration: les multiples bougies lors de la fête de mariage, la gigantesque baie vitrée filmée sous tous les angles et par tous les temps, chaque recoin du piano à queue sur lequel les protagonistes viennent se refléter, le jeu sur les rampes d'escalier donnant des points de fuite très expressifs, les pieds de lampes sculptés venant prendre au piège une héroïne n'arrivant jamais à s'imposer face au propriétaire des lieux, les jeux de miroir à la Written on the Wind, alors que ce n'est pas le personnage assis qui se reflète dans le miroir, comme pour accentuer la suspicion générale, ou encore les effets d'ombres géantes, elles aussi bien décidées à diminuer l'influence d'une femme dont on ne sait jamais si elle dit la vérité. Les décors sont peut-être un petit peu trop chargés pour refléter le bon goût du chef d'orchestre, mais Haller sait vraiment comment atténuer le vulgaire pour le rendre beau. En outre, même une simple scène de rue revêt une beauté spectaculaire devant sa caméra, tandis que les séquences de concerts ne manquent évidemment pas d'être fabuleuses avec tous ces instruments à cordes parfaitement bien filmés. Dommage, bien entendu, que le réalisateur n'ait pas su utiliser les salles de spectacle pour leur faire servir la narration, à la différence d'Humoresque, mais chaque seconde n'en reste pas moins extraordinaire grâce au photographe. En revanche, je suis plus mitigé sur la musique: Korngold a créé un concerto de toutes pièces pour les besoin du film, et c'est parfait, mais le reste de la bande-son rejoue inlassablement quelques notes obscures pour bien montrer que Paul Henreid est très suspicieux, ce qui devient lassant. Par contre, si l'un d'entre-vous connaît la musique jouée par la fanfare vers la septième minute, je veux bien savoir son titre: c'est exactement le genre de mélodies patriotiques qui me donnent envie de danser...

Moralité: que penser de Deception? Le réalisateur manque le coche à plus d'une reprise, le scénario est mièvre à souhait, et les acteurs en font des tonnes à chaque instant, ou pas assez concernant une certaine personne. Et pourtant, je sais d'ores et déjà que j'adore ce film et que je le reverrai avec plaisir! La séquence des bougies est merveilleuse, et vraiment, la beauté du geste me ravit! Alors, quelle note attribuer? J'ai mis 6 à A Stolen Life qui était joliment filmé sans pour autant atteindre le brillant de Deception, et qui était surtout bien interprété par une Bette Davis capable de se restreindre malgré les rebondissements aberrants. Mais comment noter Deception qui reste superbement photographié mais n'est ni bien joué, ni bien écrit? Penchant pour un bon 8/10 formel (je précise que la richesse des décors, a priori incroyable chez une professeure de piano, est finalement justifiée par le scénario car c'est cela même qui crée le conflit), mais pour un désespérant 4/10 pour le reste, je renvoie la balle au centre et opte pour un minime 6/10. Du moment que ça me fait plaisir, une moyenne médiocre me semble tout de même méritée. Mais quel dommage quand on pense à ce que le film aurait pu être! La subtilité dont faisait preuve l'équipe d'Humoresque au même moment aurait été la bienvenue.

dimanche 1 octobre 2017

The Doors Made Me Do It!


J'ai fini par dénicher par le plus grand des hasards Bordertown, un film de 1935 produit par la Warner ayant inspiré deux histoires similaires par la suite, They Drive by Night (1940) et Blowing Wild (1953). Quelle meilleure occasion, donc, que de comparer ces trois films qui, bien qu'ayant chacun un thème différent (le casino, les poids lourds et la nitroglycérine), mettent tous en scène de charmantes jeunes femmes qui n'aiment rien tant qu'occuper leurs soirées en... tuant leur mari dans l'espoir de coucher avec le joli subalterne sur qui elles ont jeté leur dévolu! Et quand ces trois grâces sont incarnées par rien moins que Bette Davis, Ida Lupino et Barbara Stanwyck, l'excitation est évidemment à son comble! Notez simplement que pour bien parler de ces films, je vais devoir tout dévoiler: regardez au moins They Drive by Night avant histoire de ne pas trop souffrir des révélations.


Bordertown (1935)

Film d'Archie Mayo sorti le 23 janvier 1935. On y suit les mésaventures de Johnny Ramirez (Paul Muni), un avocat d'origine mexicaine radié du barreau à cause d'un coup d'éclat en plein tribunal, et devant refaire sa vie dans le monde du casino. Mais c'est sans compter sur Marie Roark (Bette Davis), la femme du patron (Eugene Pallette), qui dégoûtée par son époux se met à désirer avec ardeur le nouveau venu. L'arrivée en ville de l'élégante Margaret Lindsay, qui ne laisse pas Johnny indifférent, est alors propice au déchaînement de toutes les passions...

Contrairement à mon a priori négatif sur les premiers films de Bette Davis, lorgnant trop vers la série B à mon goût, Bordertown se suit avec grand intérêt: ça annonce bien davantage La Forêt pétrifiée du même Archie Mayo que les Dangerous et compagnie, et le dynamisme des situations fait qu'on ne s'ennuie jamais. Par contre, si comme à peu près tout le monde de nos jours on découvre Bordertown après They Drive by Night, le premier pâtit clairement de la comparaison. Et pour cause! Paul Muni y est catastrophique, or toute la première demi-heure repose entièrement sur ses épaules, avant l'arrivée de Bette Davis. Je suis vraiment désolé pour cet acteur qui s'investissait énormément dans ses rôles au moyen de recherches minutieuses sur le parcours des personnages qu'il avait à interpréter, mais force est de reconnaître qu'à chaque fois qu'on lui demande de jouer un étranger, il tombe dans une caricature telle que c'en devient imbuvable. Ici, il a beau incarner un avocat qui passe brillamment son diplôme, il ne peut s'empêcher de parler comme un demeuré (voir également The Good Earth deux ans plus tard), et alors qu'il reprend du poil de la bête une fois qu'il devient lui-même patron du casino et parvient à faire autorité, le voilà qui se remet à partir dans ses pires travers dès qu'il retrouve Margaret Lindsay (la femme du monde ayant causé du tort à son premier client). Sans compter que dès qu'il tente de mimer la colère, il ouvre si grand les yeux que c'est tout aussi caricatural. Dès lors, la première partie captive peu, car entre la mère mélodramatique au possible, le religieux sentencieux et le phrasé de Paul Muni, on n'arrive jamais à se connecter aux déboires du héros alors qu'il n'arrive pas à faire son travail correctement au tribunal.

L'heure suivante est en revanche bien plus trépidante, puisqu'une fois qu'il intègre le casino d'Eugene Pallette, le pauvre Johnny se retrouve dans les griffes d'une folle furieuse à qui il tente par tous les moyens d'échapper, tout en fondant d'amour pour la fourbe mais distinguée Margaret Lindsay. A partir de là, Bette Davis devient tout autant le premier rôle que Paul Muni, ce qui dynamise considérablement l'histoire puisque l'actrice doit brosser l'évolution d'une dame a priori normale vers la folie obsessionnelle. Pourtant, comparé à They Drive by Night, on percevra encore quelques défauts dans cette seconde partie, notamment en ce qui concerne la relation maritale entre les époux Roark, bien moins développée, de telle sorte qu'on passe très vite sur Eugene Pallette, alors que They Drive by Night gagne justement à étoffer le personnage d'Alan Hale pour justifier les actions, honnêtes ou maléfiques, de son entourage. Dans tous les cas, la performance de Bette Davis vaut le détour, même si c'est la moins réussie des trois films (à sa décharge, elle n'avait rien pour lui servir d'inspiration et a dû créer des innovations par elle-même). Parmi les points forts, il est admirable de la voir suggérer que le personnage est malade bien que Marie joue un rôle en société, prenant parfois le bras de son mari comme si elle tenait à lui, et l'on sent très bien la gradation vers la folie, en passant par des tentatives de séduction de plus en plus ardentes. Néanmoins, Davis cherche trop à impressionner et certains de ses tics de l'époque ont mal vieilli: elle surjoue trop certaines scènes, ressuscitant ses effets de Of Human Bondage dans la colère lorsqu'elle humilie Paul Muni en lui rappelant qu'il ne serait rien sans elle, et souvent, ses œillades sont si appuyées qu'on se demande pourquoi le pauvre Johnny ne s'enfuit pas en courant. Mais tout cela est heureusement estompé par la grande séquence finale du procès: alors qu'Archie Mayo voulait faire de Marie une hystérique s'arrachant les cheveux, Bette Davis était bien déterminée à imposer sa vision de la maladie mentale (sa propre sœur était atteinte de troubles mentaux), d'où sa volonté de se montrer relativement calme sans pour autant perdre en expressivité (elle plisse notoirement les yeux pour illustrer la perte de repères de Marie). Il est vraiment dommage que la scène soit trop courte (à peine trente secondes, et sans plans de coupe sur les autres personnages pour avoir leurs réactions!), car la façon plutôt nouvelle qu'a Bette Davis de jouer la folie est captivante à analyser.

La fin, amère, diffère quant à elle de They Drive by Night à travers le personnage incarné par une Margaret Lindsay toujours charismatique, qui loin de n'être qu'une petite amie sympa s'avère finalement pire encore que Marie, laquelle a au moins le mérite de ne pouvoir se contrôler (à mettre également au crédit de Davis, le regard plein d'amour qu'elle jette à Paul Muni juste avant d'être interrogée et de sombrer définitivement). En effet, Miss Elwell n'est en fin de compte qu'une riche héritière inconstante, qui croit pouvoir faire la charité à l'avocat déchu en lui filant un billet, et qui après lui avoir fait mille promesses décide de le rejeter d'un revers de la main quand il la demande en mariage, car "ils ne sont pas du même monde". En filigrane apparaît la question du racisme, sur laquelle Bordertown prend une position ambiguë. Les Mexicains y ont une image plutôt positive: la mère, très mauvaise actrice, apporte une touche maternelle rassurante au fil de l’œuvre; le religieux a quant à lui l'image d'un saint, et Johnny lui même est immédiatement positionné comme la victime de riches blancs inconscients (Margaret Lindsay et son amant, alias l'avocat qui s'acharne contre Johnny lors du procès qui lui coûtera son poste; puis Bette Davis, qui tente de le faire accuser du meurtre qu'elle a commis seule). Cependant, cette manie d'appuyer sur les clichés (les Mexicains très pieux, les coups de sang latins de l'avocat incapable de défendre correctement son client au tribunal, le phrasé abject de Paul Muni) ne jouent clairement pas en faveur d'un possible message progressiste dans le film, sans compter que, tout favorable soit-il aux Mexicains, Bordertown n'en reste pas moins insultant envers le domestique chinois de Bette Davis, lequel se fait rabrouer en courbant les épaules. Certes, les séquences où il intervient sont surtout là pour montrer que Marie perd peu à peu la raison en se mettant très facilement en colère pour un rien, mais la voir ne parler que sèchement à ses employés blancs alors qu'elle s'acharne sur son domestique est malheureusement assez négatif.

Bordertown a donc ses défauts, auxquels on pourra ajouter une scène de prison totalement ratée, sur laquelle a été ajoutée une musique guillerette du plus mauvais aloi. Plastiquement, c'est photographié de façon correcte par Tony Gaudio, avec notamment un bon duel tout en tension dans le bureau, alors que Bette Davis et Paul Muni sont éclairés par une lampe centrale. Les décors abusent quant à eux de colonnes torsadées, ce qui traduit toutefois assez bien le mauvais goût des personnages filmés. Le tout se suit avec grand plaisir, mais on peut difficilement parler d'un réel bon film. 6/10.



They Drive by Night (1940)

Film de Raoul Walsh sorti le 27 juillet 1940. Cette fois-ci, les héros sont les frères Fabrini, Joe (George Raft) et Paul (Humphrey Bogart), qui désirent se mettre à leur compte comme transporteurs de marchandises, après avoir été très mal payés par leur ancien employeur. Au cours de leurs pérégrinations, ils finissent par retrouver un ancien ami, Ed Carlsen (Alan Hale), devenu propriétaire d'une flotte de poids lourds, lequel décide de les prendre sous son aile. Mais son intrigante épouse, Lana (Ida Lupino), qui avait des vues sur Joe depuis plusieurs années, n'est pas décidée à lâcher sa proie à présent qu'elle l'a ferrée à nouveau! Les choses se compliquent d'autant plus que Joe noue en parallèle une relation de plus en plus intense avec Cassie Hartley (Ann Sheridan), la sympathique serveuse qu'il héberge depuis qu'elle est au chômage.

A la fois drame social et film noir, They Drive by Night est de loin le meilleur film de cette série de "femmes dangeureuses", ce qui n'étonnera guère sachant qu'aucun des deux autres metteurs en scène ne soutient la comparaison avec Raoul Walsh. Nous resterons en tout cas extrêmement reconnaissants envers la Warner, qui avait un génie incontestable dans le mélange des genres (voire également Mildred Pierce de Curtiz, un élégant croisement du film noir et du Women's Picture), au point de créer des œuvres parfaitement excitantes même quand les thèmes de départ ne m'attirent pas (les camions et les pots d'échappement, merci bien!). Comparée à Bordertown, la partie sociale est nettement mieux maîtrisée, parce qu'elle arrive à explorer de nombreux thèmes à travers une multitude de personnages bien développés, jusqu'aux seconds rôles. Premier thème abordé: les dangers de la route. Le film commence d'ailleurs par un accident en plein jour histoire de bien marquer les esprits d'entrée de jeu, avant que n'en surviennent deux autres de nuit, tous deux étant dus à l'extrême fatigue des chauffeurs devant parcourir de longues distances, ce qui est d'autant plus tragique que l'un des collègues des frères Fabrini s'endort au volant alors qu'il n'avait plus qu'à rentrer chez lui à vide pour se reposer. On comprend alors aisément les inquiétudes des femmes, épouses et petites amies, qui doivent passer de longues journées seules. Ce thème de l'absence est fort bien retranscrit par l'image, avec un split-screen rapprochant momentanément Ann Sheridan et George Raft alors qu'ils se téléphonent, lors d'un appel d'ailleurs limité à trois minutes qui sera impitoyablement interrompu par l'opératrice. De son côté, Gale Page, qui joue l'épouse d'Humphrey Bogart, en vient à se réjouir de l'accident ayant coûté un bras à son mari, car elle sait que cela met immédiatement fin à son travail dangereux et à ses absences répétées. Le scénario gagne justement à faire dialoguer ces points de vues différents et parfois choquants. En outre, l'élévation de Joe comme chef du garage de la flotte, geste reflétant le désir de Lana de le garder près d'elle, est perçu comme quelque chose d'extrêmement rassurant: on quitte les images sombres des routes de nuit pour de grandes salles lumineuses, en un jeu de contrastes saisissant. D'autre part, les thèmes du chômage et de l'entraide entre petites gens sont richement exploités: les frères Fabrini doivent constamment lutter contre des patrons avares capables d'envoyer leur sbires pour éviter qu'ils ne réclament le salaire auquel ils ont droit, ou contre la saisie de leur propre véhicule, tout en devant jouer d'astuces pour faire monter les prix une fois qu'ils sont à leur compte. De son côté, Cassie préfère quitter son emploi par dégoût des mains baladeuses, et la voir trouver un terrain d'entente avec les frères qu'elle avait rabroués de prime abord fait plaisir.

Ceci dit, si la partie sociale regorge d'intérêt, la partie noire n'a rien à lui envier, puisque là aussi, They Drive by Night brille tout particulièrement par sa mise en scène inspirée. Comme je le disais plus haut, le film de Walsh a l'avantage de mieux développer le personnage du patron, le temps de bien comprendre que Lana Carlsen a épousé un homme grossier, mais n'ayant pas mauvais fond, pour se sortir elle aussi d'une situation peu enviable au départ (Ed était chauffeur routier à la base, et Lana suggère assez de vulgarité pour supposer qu'elle n'a pas toujours été une femme du monde). Et l'on comprend également mieux pourquoi elle finit par succomber au meurtre: Ed passe son temps à la caresser, d'où l'image d'un emprisonnement physique étouffant, et elle a surtout bien conscience que c'est son nom de femme mariée qui empêche Joe de coucher avec elle, car il ne veut pas trahir son ami. La scène dans le jardin, où une fois larguée, Lana répéte en boucle "Mrs. Carlsen! Mrs. Carlsen!" avec dépit, puisque Joe ne veut pas l'appeler par son prénom, donne d'autant plus de force à ses actes à venir, alors que tout cela n'était suggéré qu'en une phrase dans Bordertown. Mais le plus impressionnant dans tout cela, c'est la façon qu'a Raoul Walsh de mettre en scène l'image des portes. Le réalisateur crée en fait une bonne montée en tension en montrant Ed présenter fièrement à ses invités son nouveau garage automatique qui s'ouvre simplement lorsque la lumière détecte une présence. Du coup, on angoisse absolument lorsque Lana comprend qu'elle a le choix de laisser son mari en vie ou non, alors qu'il lui suffit de laisser le moteur allumé et son mari ivre mort dans la voiture pour fermer le garage sans qu'il soit question de clefs. L'image d'Ida Lupino hésitant à franchir la ligne de détection a finalement beaucoup plus de force que celle de Bette Davis dans Bordertown: le fonctionnement du garage est bien amené par le scénario, le détecteur est nettement plus lumineux, et les deux portes gigantesques qui se referment d'elles-mêmes derrière l'actrice sont cent fois plus terrifiantes que la simple porte de 1935. En outre, il est tout simplement plus logique de laisser Ed assis à l'avant du véhicule, pour que Lana fasse croire qu'il aura voulu redémarrer la voiture en étant ivre, plutôt que l'installer à l'arrière comme c'est le cas chez les époux Roark. Enfin, la simple idée d'avoir installé des portes automatiques dans la prison est brillante, car ça renforce la performance d'Ida Lupino, pouvant ainsi suggérer le regret et le traumatisme.

Parlons franchement: Ida Lupino est exceptionnelle dans ce rôle. Dès son entrée en scène à la fenêtre d'un immeuble, on la sent d'emblée nerveuse, comme déjà sur la voie de sombrer dans la folie. Ses tentatives de séduction, mâtinées de vulgarité, sont quant à elles beaucoup plus suggestives que les œillades forcées de Bette Davis; ses pleurs de douleurs devant les policiers, alors que la mort de son mari est jugée accidentelle, réussissent pour leur part à mêler fausses larmes et sourire triomphant (!); la colère de Lana, alors que Joe la rejette encore une fois qu'elle est disponible, est constamment crédible, y compris selon les critères de jeu plus marqués de l'époque; et surtout, Ida réussit un véritable tour de force lorsqu'elle s'effondre sur sa porte, car elle parvient à rendre vrai le regret de Lana, qui ne voulait pas tellement tuer son mari qu'être aimée de Joe. Et cependant, ce n'est pas tout: les scènes de prison, après que Lana s'est volontairement accusée du meurtre d'Ed pour faire tomber Joe avec elle, sont chacune l'occasion d'un véritable morceau de bravoure, qu'il s'agisse pour Lana d'être sincèrement traumatisée par la vue de portes automatiques, ou qu'il lui faille défier Ann Sheridan du regard tout en se ridiculisant avec classe, en se prétendant être le grand amour de Joe. Mais Ida Lupino frappe encore plus fort avec une dernière séquence à couper le souffle, lorsqu'elle sombre totalement dans la folie au tribunal: toutes les émotions se bousculent sur son visage, de la peur au rire, avant que son obsession ne se focalise sur les fameuses portes, en une scène de cris incroyablement bien joués même dans l'emphase: "The doors made me do it!" A la fin, seul son tic de se passer la main dans les cheveux dès qu'elle a peur se remarque un peu trop, mais il s'agit là d'un véritable triomphe. L'histoire de Lana n'étant que secondaire compte tenu des thèmes sociaux évoqués à l'instant, Ida Lupino est sans conteste la grande lauréate de l'Orfeoscar du second rôle 1940, et dieu sait si l'année est chargée de ce côté là! Le documentaire dans les bonus du disque rappelle par ailleurs que l'actrice reçut une longue ovation lors de la première, au détriment de ses partenaires.

Ceux-ci sont pourtant excellents, mais il est vrai que leurs rôles n'ont pas autant de couleurs. George Raft y est en tout cas surprenant car il arrive à connecter l'audience à ses déboires, bien qu'il ne soit toujours pas capable d'avoir plus de deux expressions (il reste beaucoup trop froid devant l'accident de son frère, ou devant les confessions de sa belle-sœur). Mais le voir jouer un héros donne quoi qu'il en soit une impression de nouveauté qui lui sied bien. De son côté, Ann Sheridan se défend bien, en composant un personnage sympathique plein de bon sens. Elle arrive surtout à ne pas se faire éclipser par Ida Lupino lors de leur rencontre, et ce grâce à un jeu calme qui renforce le sérieux du personnage face à la folie de l'autre. En outre, son regard étonné au tribunal (celui de George Raft également), quoique pas exigeant pour l'actrice, permet de renforcer la force tragique de la séquence, ce dont manquait cruellement la mise en scène de 1935. Enfin, Humphrey Bogart est lui aussi plus expressif qu'à l'accoutumée, et si son unique scène de colère, alors qu'il se retrouve manchot en famille, est trop brève pour lui donner du grain à moudre, il se rattrape avec une jolie séquence comique, lorsqu'il fait des mimiques derrière le potentiel acheteur de citrons avec lequel son frère est en train de marchander!

Avec tous ces atouts à son actif, They Drive by Night est un film très riche, ce qui est d'autant plus surprenant que ça ne dure qu'une heure et demie. Mais décidément, tous ces thèmes s'entremêlent à la perfection, du drame social au film noir. Certains regrettent qu'Humphrey Bogart disparaisse quasiment du film après son accident, au profit d'Ida Lupino et de sa psyché compliquée, mais à partir du moment où il ne peut plus prendre la route, je ne vois pas ce que les scénaristes auraient pu ajouter, après déjà pas mal d'événements mouvementés le concernant. Quoi qu'il en soit, le film est une réussite totale. J'avais mis 7 jadis, mais redécouvrir un drame aussi captivant, qui plus est à partir d'un sujet auquel j'aurais pensé être hermétique, me fait désormais pencher vers un bon 8/10.



Blowing Wild (1953)

Ce film d'Hugo Fregonese, sorti le 16 septembre 1953, diffère plus clairement des deux autres, qui à défaut de ne pas tourner autour des mêmes métiers avaient de très nombreux points communs. Blowing Wild est tout de même à part: ça ressemble davantage à un western, avec bandits de grand chemin en sombreros, et comme objets de convoitise le pétrole et la nitroglycérine. La femme fatale, Marina Conway (Barbara Stanwyck) est aussi plus développée et intervient d'ailleurs très tôt dans l'histoire, tandis que Paco Conway (Anthony Quinn) tranche avec les physiques plus gras et repoussants d'Alan Hale et Eugene Pallette. Le crime n'a également pas la même portée que dans les films précédents, puisqu'il s'agit de pousser l'époux encombrant dans un puits, sous une machine broyeuse. Le film est en tout cas l'occasion pour Gary Cooper et Barbara Stawyck de se réunir une dernière fois, après leurs péripéties de 1941.

J'ai découvert ce film hier soir dans la foulée de Bordertown, et je vous avouerai ne pas trop savoir comment en parler. La copie que j'ai dénichée n'était pas de bonne qualité et malgré tout, difficile de passer à travers les innombrables défauts formels de l’œuvre: montage à la guillotine avec des fins de scènes sabrées, photographie épileptique capable de transformer une scène de poursuite en voiture en image de mauvaise série télévisée, sachant que l'ambiance trop ostensiblement western se marie assez mal à l'atmosphère noire recherchée. La musique a beau être signée Dimitri Tiomkin, la chanson guillerette du générique passe très mal sur les scènes de chevauchée, tant le refrain ressemble à une chanson sucrée pour midinettes, malgré une composition plus habituellement "western" lors des couplets. Bref, on est dans de la série B pur jus. Cependant, l'ambiance hispanique est souvent agréable, entre cactus, façades blanches et Barbara Stanwyck prenant l'air sur le balcon d'une hacienda. Surtout, Blowing Wild n'est pas exactement mal mis en scène. Certaines images contiennent plus d'un trait de génie, par exemple dans la façon de positionner Jeff et Marina côte à côte, en dissimulant les bras qui se touchent, comme pour suggérer qu'ils se prennent la main, alors que Paco regarde devant lui au premier plan. Le gros plan sur le visage de Barbara Stanwyck, embrassée de force alors que son regard tente de fuir la scène et se porte sur la machine à broyer, est également très fort et mémorable. De même, les contrastes des vêtements blancs sur la nuit noire créent de jolies images, de quoi prouver que tout n'est pas à jeter dans le film, malgré d'impardonnables erreurs.

Barbara Stanwyck est en réalité, et sans surprise, la véritable lumière du film. Dès son apparition, on sent tout de suite qu'elle n'aime pas son mari, mais tout cela est joué avec une subtilité incroyable qui tranche avec les effets plus prononcés de Bette Davis et Ida Lupino, malgré le brillant de la seconde. Surtout, certains de ses regards suggèrent de véritables vestiges d'amour chez l'héroïne, et lorsque celle-ci joue sur le mode de la séduction, c'est avec un tel charisme qu'on ne peut évidemment que tomber sous le charme. D'ailleurs, la mise en scène gagne au contact de cette actrice hors pair, notamment lorsque Marina rentre dans la chambre de Jeff, qui braque sa lampe sur elle pour voir qui est là, avant que la dame n'allume elle-même une autre lumière en un geste fort suggestif. Pour aller plus loin, Barbara Stanwyk joue extrêmement bien le conflit la liant à Gary Cooper: elle fait monter la tension rien que par sa façon de le regarder et de se placer par rapport à lui, tandis que ses rapports non moins conflictuels avec Ruth Roman, la seconde femme du film, d'ailleurs dotée de beaucoup d'allure, sont retranscrits avec tout ce qu'il faut de défi et de calme froid dans le regard. Surtout, à mettre au crédit de la star, la furtive expression de plaisir qui passe entre deux dents de la machine à broyer, juste après le meurtre (cf la scène du klaxon dans Double Indemnity), mais également l'inquiétude calme lors des séquences de la nouvelle vie du personnage, avant une explosion de colère savamment dosée. A côté, les autres acteurs ne sont pas nécessairement mauvais, mais aucun d'entre eux n'est aussi marquant que les personnages de They Drive by Night. De toute manière, Barbara éclipse tout le monde dès qu'elle monte à cheval: la partie était perdue d'avance.

Blowing Wild m'intéressant nettement moins que les deux films précédents, j'ai plus de mal à développer mon ressenti (les séquences avec les bandits ou avec Ruth Roman m'ont barbé), mais en dépit de trouvailles intéressantes, ce n'est pas assez bon pour espérer dépasser un faible 5/10. Barbara Stanwyck est excellente, mais ce n'est pas une performance qui surprend dans sa carrière, d'autant que le personnage est le moins fou des trois, d'où mon intérêt peut-être plus prononcé pour les essais de Bette Davis dix-huit ans plus tôt malgré certaines scories. Ida Lupino donne de toute manière la plus grande interprétation citée dans cet article.




Conclusion: les trois films ont beau reprendre une trame similaire, ils sont heureusement assez variés pour que chacun soit une découverte plaisante, y compris Blowing Wild, beaucoup plus hispanique que les deux autres, malgré son image offensante des Mexicains (la Warner dut même couper des scènes pour le vendre au Mexique). D'un autre côté, si les histoires sont plutôt misogynes, film noir oblige, il est appréciable de constater qu'aucune des meurtrières en question n'est présentée comme une femme fatale froide et sanguinaire. Marie Roark, Lana Clarlsen et Marina Conway veulent simplement être aimée de l'homme qu'elles désirent, et n'envisagent pas de tuer leur époux de prime abord. Ce sont toujours des circonstances fortuites qui les poussent à sauter le pas. Bette Davis, Ida Lupino et Barbara Stanwyck arrivent en outre à donner une dimension humaine à ces femmes, au point qu'on finit par les trouver touchantes d'une certaine manière (deux d'entre elles sont clairement malades), bien que l'on ne soit pas de leur côté.

lundi 25 septembre 2017

Words and Music (1948)



Words and Music n'est pas un film de 1946, mais comme je profite également de ces moments de temps libre pour en finir enfin avec les disques qui attendent sur mes étagères depuis plusieurs années, c'est aussi l'occasion de coucher mes impressions à chaud sur des films vers lesquels je ne reviendrai pas nécessairement avant longtemps. J'ai pourtant pris plaisir devant cette superproduction MGM orchestrée par Norman Taurog, et qui n'est autre qu'un biopic romancé du duo de compositeurs bien connus Richard Rodgers et Lorenz Hart. Comme souvent pour des œuvres de ce genre, l'histoire tient sur un ticket de métro, mais ce n'est pas l'essentiel: on est surtout là pour découvrir des numéros musicaux impressionnants dans de jolis décors chamarrés, le tout porté par la fine fleur des stars musicales du fameux studio, de Mickey Rooney à Judy Garland, en passant par Lena Horne et Gene Kelly!

Maline, la MGM prend d'ailleurs soin de mettre l'eau à la bouche en ne faisant intervenir ces grandes stars que dans la deuxième heure, à l'exception de Mickey Rooney qui tient, avec Tom Drake, l'un des deux rôles principaux. La première partie raconte ainsi leur montée vers le succès, mais comme je le laissais entendre à l'instant, le scénario ne pousse pas très loin la complexité, et ce à tel point que Tom Drake se sent obligé d'intervenir dès les premières secondes pour préciser que Words and Music ne sera pas une grande histoire, car elle ne contient tout simplement pas d'enjeux: les héros ont connu une ascension foudroyante, de telle sorte qu'il ne reste que les déboires amoureux des complices pour donner un peu de matière au texte. Malheureusement, l'écriture est loin d'atteindre des sommets là aussi: le portrait de Lorenz Hart est épuré au maximum, au point qu'on ne mentionne ni ses accès de dépression (!), ni son addiction à l'alcool (!), ni même son homosexualité (!)! Comme dans Night and Day deux ans plus tôt, le musicien devient purement hétérosexuel, et son aversion pour son propre physique, notamment sa petite taille, est présentée de façon exclusivement comique lorsqu'il s'amuse à se mesurer avec une règle contre un mur en portant des talons. Le grand amour de sa vie selon le film est également des plus frustrants, car la jeune chanteuse incarnée par Betty Garrett n'a aucune consistance: elle n'a jamais l'air triste d'être rejetée in extremis pour un premier rôle, se contente de rester dans l'ombre d'un homme qu'elle "aime trop pour le blesser mais pas assez pour l'épouser" et finit par faire ses valises au moment où on lui propose enfin le grand rôle qu'elle attendait! 

De son côté, Richard Rodgers connaît lui aussi certaines déconvenues sentimentales, mais celles-ci sont également traitées sur un mode comique qui laisse pantois: d'abord rejeté par Ann Sothern qui le trouve trop jeune pour elle, puis par Janet Leigh qui le trouve trop vieux, il lui suffit d'attendre que la seconde fête ses dix-huit ans pour qu'ils tombent dans les bras l'un de l'autre sans aucune surprise. Avec si peu à se mettre sous la dent, Tom Drake et Mickey Rooney sont loin de donner de grandes performances: le premier est lisse et en outre doublé lors des chansons, et le second, bien qu'ayant nettement plus de personnalité, n'a jamais l'occasion de jouer sur sa propre petite taille et son visage pour le moins singulier, afin de donner une véritable épaisseur à Lorenz Hart. Son escapade à Londres pour oublier la dame de ses rêves est une fois de plus traitée sur le mode de la comédie ("Le parlement londonien est la mère de tous les parlements... Oh! Tiens! Je dois justement appeler ma mère!"), et sa grande scène d'agonie finale est tellement improbable que ça n'a aucun effet.

Ainsi, comme pour bon nombre de biographies musicales de l'époque, l'histoire n'a vraiment aucun intérêt, mais c'est tout de même l'occasion d'entendre de jolis numéros de chant et de danse, et dieu merci, Words and Music est parfaitement réussi de ce côté là! On admirera d'ailleurs l'équilibre parfait entre scènes parlées et séquences en musique, puisque chaque numéro est bien espacé dans le film, à défaut de servir une histoire déjà très fine à la base: les chansons se succèdent sans grande cohérence narrative ou chronologique, mais peu importe, c'est très beau à observer. J'aime notamment les décors ruraux sur On Your Toes, chanson par ailleurs idéale pour mettre en avant les jambes de Cyd Charisse, ou sur Where's That Rainbow pour ses jolies couleurs désuètes. Un autre morceau amusant, c'est l'épopée médiévale Thou Swell: June Allyson a beau avoir une voix désagréable, elle n'en est pas moins sympathique avec ses sourires de princesse de contes de fées, tandis que les jolis jumeaux Blackburn sont tout à fait séduisants dans leurs armures moulantes et ridicules! Lena Horne chante quant à elle The Lady Is a Tramp et Where or When dans des décors exotiques (pas les morceaux de bravoure du film), tandis que Perry Como chante Blue Room dans... un salon bleu, avant de revenir faire son crooner lors du finale sur With a Song in My Heart, en hommage au parolier disparu. 

Malgré tout ce beau monde, les véritables vedettes du spectacle sont Judy Garland et Gene Kelly. Ils n'ont pourtant qu'une poignée de scènes en tout et pour tout, mais on ne retient qu'eux. La première est ici armée d'un charisme incroyable qui lui permet d'éclipser tout le monde dès qu'elle se met à parler dans un salon, avant d'éblouir comme la grande star qu'elle est dans I Wish I Were in Love Again et Johnny One Note. J'ai beau ne pas être le plus grand fan de Miss Garland, force est de reconnaître qu'à chaque fois que je la découvre davantage, je trouve qu'il est de plus en plus difficile de lui résister. Le problème vient probablement de ce que je ne suis pas le plus grand amateur de jazz et de timbres féminins graves, mais Garland chante comme toujours avec tant de plaisir et de spontanéité qu'on comprend aisément pourquoi elle reste un phénomène incontournable. Pour la petite histoire, Words and Music est la conclusion de ses duos avec Mickey Rooney, après leurs premiers succès qui les avaient propulsés sur le devant de la scène dix ans plus tôt. Gene Kelly continue pour sa part de faire des bonds dans ce que nous appellerons mon "estime érotique", car autant ses grimaces me laissaient froid jadis dans Les Trois Mousquetaires ou même Chantons sous la pluie, autant continuer de le voir se déhancher en polo moulant à manches courtes et pantalons noirs dans divers films colorés m'émoustille de plus en plus. Il dance ici comme un dieu sur le numéro Slaughter on Tenth Avenue (voir ci-dessus), incontestablement l'une de mes compositions musicales préférées de Richard Rodgers.

Finalement, Words and Music reste une découverte absolument plaisante, puisque malgré son scénario bidon qui ne pense même pas à interroger la notion d'inspiration chez les créateurs, le film est orné d'assez jolis numéros musicaux pour faire passer le plus exquis des moments. Ce ne sont pourtant pas les compositions musicales que je préfère dans l'histoire de la musique pop des années 1930, mais la découverte de Slaughter on Tenth Avenue m'aura tout de même enthousiasmé au plus haut point. J'aurais simplement aimé que ma chanson préférée du duo Hart & Rodgers, Isn't It Romantic? introduite dans Love Me Tonight, figure dans leur biopic, (Lover, du même film, est jouée de manière instrumentale lors du générique de début), mais c'est heureusement compensé par la présence de Blue Moon. Le tout forme un film absolument charmant, mais un fil conducteur très mal écrit l'empêche hélas de dépasser un petit 6/10.

dimanche 24 septembre 2017

La Tentation de Barbizon (1946)


Croyez-le ou non, mais je suis d'humeur à boucler ma rétrospective 1946 entamée l'année dernière! Profitons de ce regain d'inspiration pour avancer tant que j'ai quelques minutes! C'est à présent au tour d'un film français de Jean Stelli (inconnu au bataillon), La Tentation de Barbizon, qui met en scène la captivante Simone Renant, une actrice que je connais encore assez peu mais qui restera dans les annales en tant que superbe photographe lesbienne dans le chef-d’œuvre d'Henri-Georges Clouzot, Quai des Orfèvres, et qui incarna également une Mme de Volanges moderne et loin d'être naïve dans Les Liaisons dangereuses de Roger Vadim. Elle tient ici le rôle principal, celui d'un ange intervenant sur Terre pour sauver un jeune couple d'amoureux (Daniel Gélin et Juliette Faber), qu'un démon incarné par l'élégant François Périer tente de séparer par de viles manigances. Chemin faisant, ange et démon se laissent peu à peu tenter, contre leur gré, par les plaisirs terrestres...

La Tentation de Barbizon est une découverte très agréable, qui tient surtout à un scénario original amusant qui m'avait précisément poussé à acheter le disque cet été. Ce n'est cependant pas une grande histoire: l'esprit reste bon enfant, certains personnages sont assez peu profonds (Daniel Gélin qui passe subitement d'amoureux transis à coureur de jupons, et qui décide de sauter sur la femme qu'il déteste le plus à ce moment-là sans pourtant être sous une emprise céleste), et l'on compte encore deux ou trois rebondissements pas toujours très bien ficelés (les séquences au commissariat, où les scénaristes résolvent de façon relativement brouillonne le problème de l'identité de la femme poignardée, qui sert d'enveloppe à l'ange). Mais, le tout forme une intrigue absolument charmante qui vaut en grande partie pour le jeu du chat et de la souris entre les ennemis venus de l'au-delà, ainsi que pour l'apparition d'une bonne dose de magie dans la banalité du quotidien d'une auberge de campagne et des grands salons parisiens. Les effets spéciaux sont néanmoins extrêmement sommaires (comparés aux surimpressions d'images bien plus impressionnantes dans d'autres films de l'année comme A Stolen Life ou The Dark Mirror), mais voir des gens ou des objets disparaître d'un claquement de doigts est malgré tout fort plaisant à observer.

Mais comme je le disais, le grand point fort du film est la complicité entre Simone Renant et François Périer. Tous deux sont beaux et distingués, et l'on aime les voir faire preuve de bonne entente bien que chacun cherche évidemment à duper l'autre dans son dos. Les comédiens ont le plus de personnalité parmi la distribution et font le film à eux deux, même lorsqu'ils ne sont pas ensemble, comme en témoigne la délicieuse séquence des dés pipés où l'ange donne une bonne leçon à un tricheur, tandis que le démon résiste avec beaucoup d'élégance aux avances de la femme d'affaires capricieuse qu'il tente de pousser dans les bras de son employé. On leur fera simplement le reproche de ne pas du tout essayer ne serait-ce qu'un embryon d'accent anglophone, alors qu'ils se font tous deux passer pour des Américains auprès des mortels, ce qui nous vaut de grands moments d'anthologie à la française lorsqu'ils disent venir d'une ville bien connue nommée "Losangelesse"... Un autre personnage marquant est incarné par Pierre Larquey: il amuse le temps qu'il faut par son honnêteté et son désir enfantin de passer à travers les portes sans les ouvrir, tout en ayant conscience de sa laideur, de quoi servir un quiproquos au restaurant alors que l'ange tente de faire tomber la femme d'affaires amoureuse de lui au lieu du fringant Daniel Gélin. On ne peut hélas pas dire que les autres interprètes soient aussi intéressants: ledit Gélin se laisse entièrement porter par les divers rebondissements sans donner une grande cohérence à son personnage, de telle sorte qu'on a l'impression qu'il y a dix Michel dans l'histoire; Juliette Faber ressemble à une Maria Schell qui aurait laissé sa personnalité à la maison, quoiqu'elle soit mignonne par sa pudeur et sa franchise; et Myno Burnay est si agaçante, sans même être drôle dans l'antipathie qu'elle suggère, qu'on la préfère finalement sous les traits d'un poisson.

Je n'en dis pas plus car, La Tentation de Barbizon n'étant pas un grand film, il vaut mieux arriver vierge dessus pour le découvrir, le charme risquant d'opérer un peu moins une fois qu'on connaît les principaux quiproquos. On aurait parfois aimé que l'histoire soit plus mordante et moins "bon enfant", mais c'est extrêmement divertissant en l'état et l'on ne voit jamais le temps passer. Pour cette raison, j'envisage de monter à un petit 7/10: j'ai tout de même une certaine hésitation avec un solide 6 compte tenu de certaines idées qui auraient mérité davantage de précision, mais le cœur doit toujours passer avant la raison!