mardi 30 décembre 2014

The Barretts of Wimpole Street (1934)


Après un interlude vacancier hier, retour aux productions de prestige MGM avec The Barretts of Wimpole Street, un élégant biopic sur la poétesse Elizabeth Barrett Browning porté par trois de mes idoles absolues: Charles Laughton, Norma Shearer et Fredric March.

La première fois, j'avais trouvé le film un peu mièvre, principalement pour la séquence centrale où l'héroïne retrouve l'usage de ses jambes grâce à l'amour, mais c'était oublier à quel point l'oeuvre regorge de détails absolument captivants, au premier rang desquels la dimension incestueuse à travers la figure paternelle de Charles Laughton. Bien qu'édulcorée dans le scénario pour contourner la censure, cette dimension se retrouve pourtant bel et bien dans le film car personne n'est dupe lorsque le père, autoritaire au possible, dit selon le texte vouloir cloîtrer sa fille pour la protéger, et comme l'a si justement remarqué Laughton, le studio n'aurait pu, de toute façon, censurer la lueur de désir dans ses yeux. Ainsi, le scénario a beau ne pas tout dire, on se retrouve tout de même avec une intrigue passionnante qui alterne entre des séquences amoureuses grâce auxquelles l'héroïne doit surmonter son handicap, et des séquences familiales où Elizabeth doit gagner en audace face à une figure tyrannique. On passe alors de la joie au drame, et il est également très appréciable qu'une histoire vue exclusivement depuis une chambre victorienne soit aérée par de multiples moments de gaieté, avec l'apparition régulière de la fratrie pour jouer et danser, et bien entendu les promenades au parc dans la seconde partie, afin de divertir à la fois l'héroïne et le spectateur quand l'enfermement devient trop pesant. Le scénario est encore assez riche, et n'oublie pas d'accorder une certaine place aux personnages secondaires, principalement les Irlandaises Una O'Connor et Maureen O'Sullivan, même si on regrettera un peu que le divin Fredric March soit réduit au rôle d'adjuvant sans réel arc narratif. Malgré tout, l'intrigue se suit avec grand intérêt, et s'il faut faire un reproche au texte, on pointera certains dialogues vraiment très mièvres entre les amoureux transis: "I love you!" "I love you!" "I love the sound of your voice!" "I love you and I want you as my wife!" "I love y..." Oui, bon, ça va, on a compris! Après, vous me direz que ces flots d'amour déclamés sont bien en phase avec l'oeuvre de la poétesse, mais l'évidente différence de styles rend ces répliques rudimentaires un brin caduques.

La mise en scène de Sidney Franklin est quant à elle très élégante à défaut d'être originale, et avec l'aide du photographe William Daniels, le film résulte en une succession d'images assez jolies, avec notamment ces jeux d'ombres lors d'une descente d'escalier, la plongée sur la calèche sous le feuillage, et bien sûr les multiples gros plan sur Norma Shearer pour mettre en lumière sa palette d'expressions. A vrai dire, bien que ce soient avant tout les performances d'acteurs qui donnent chair à l'ensemble, les images captivent dès le générique, avec l'album photo que des mains raffinées déplient sous nos yeux, et la jolie prise de vue nocturne sur une Wimpole Street de studios. D'ailleurs, les décors de Cedric Gibbons restituent très bien l'atmosphère victorienne recherchée, avec ces grands salons bien meublés et ornés de beaux rideaux; de même que les costumes d'Adrian sont tous plus ravissants les uns que les autres, notamment la robe noire et blanche de Norma Shearer au piano, et le manteau de Maureen O'Sullivan aux motifs de cachemire, encore que je n'aie aucune connaissance sur la mode de l'Angleterre des années 1840. Il faut dire que je hais les anglaises, sans doute la pire coiffure de l'histoire du cheveu (après les brushings des années 1970 à 1990!), et je n'ai jamais compris quel plaisir pouvaient avoir les dames d'alors à s'entortiller la chevelure afin de ressembler à des cockers, d'autant que ce doit être franchement gênant d'avoir un paquet de cheveux qui chatouille le cou. Mais je m'égare, et ça n'enlève rien à l'immense beauté de Norma, l'honneur est sauf! On notera tout de même que la musique délicate sert très bien l'ambiance désirée, principalement cette sublime sonate au piano d'Herbert Stothart d'après un véritable texte de la poétesse, et je serai curieux de savoir si c'est bien Norma Shearer qui chante de façon aussi mélodieuse.

Cependant, toute sublime soit-elle au piano, l'actrice a beaucoup à faire pour porter le film et incarner toutes les pressions qui pèsent sur l'héroïne, et force est de reconnaître qu'elle s'acquitte de sa tâche au mieux, sans pour autant éviter certaines maladresses qui paraissent bien datées aujourd'hui. Car Norma a toujours le tic de se lancer dans des envolées lyriques, parfois quand ça n'a pas lieu d'être, d'où certaines répliques au son étrange, notamment lorsqu'elle parle à Una O'Connor avec une syllabe accentuée sur deux: "Take it away, pleeeeeease! [Lève les yeux au ciel]. Pleeeeeease! [Lève les yeux au ciel]". En fait, on trouve ce type de phrasé quel que soit l'état d'esprit d'Elizabeth, et si l'actrice devient très théâtrale pour mimer l'enthousiasme: "Italyyyyy! Rooooome!", elle trouve également le moyen de faire chanter sa voix lors des grands moments dramatiques avec Charles Laughton: "That's not truuue!" "But Papaaaaaa!" L'usage de la voix n'est alors pas toujours adéquat, surtout au regard de passages bien plus naturels, et il est aussi dommage que Norma se croie toujours obligée d'appuyer les accents d'une phrase en joignant les mains pour mieux les agiter dans tous les sens, y allant parfois d'un geste par syllabe, de quoi ruiner l'effet de très bonnes scènes comme celle où Elizabeth ose enfin répondre à son père: "I have the right to go! Yes! Every right!" Cette approche physique du personnage n'est en définitive pas toujours heureuse car lorsqu'il s'agit de réciter une scène d'amour mal écrite en s'exaltant avec lyrisme, ça donne une surenchère de saccharose qui alourdit le propos: "Mr. Browning, pleeeeeease let go my hands!", et apporte de l'eau au moulin des détracteurs du film, toujours prompts à n'y voir que de la mièvrerie sirupeuse.

Pourtant, ces maladresses ne parviennent pas à masquer les aspects beaucoup plus réussis de la performance, au premier rang desquels la complicité que parvient à créer l'actrice avec ses partenaires. Ainsi, elle rayonne parmi sa fratrie et trouve toujours le moyen de rassurer les autres malgré son handicap, et chaque fois que la menace paternelle s'éloigne, on retrouve une héroïne vive et pleine de personnalité qui charme immédiatement, surtout avec son air épanoui au piano, et grâce aux plaisanteries qu'elle échange dans le parc avec Fredric March. Elle ne fait donc jamais d'Elizabeth une jeune femme ivre d'eau de rose, malgré un ou deux sourires un peu niais, et tous les passages où elle révèle sa force rehaussent d'autant plus sa composition. Dès lors, après avoir bien souligné la peur que lui inspire son père, parlant à voix basse et se forçant à hocher la tête, elle sait prendre des initiatives quand ses frères et sœurs restent tétanisés, ne serait-ce qu'en souhaitant la bienvenue au patriarche qui vient d'interrompre une scène de liesse, avant de parvenir à se mettre en colère, quitte à surjouer un peu, tout en finissant sur des larmes pour révéler que l'héroïne n'est pas encore assez forte. Et puis il y a cette scène extrêmement bien jouée où Elizabeth, d'un calme et d'une sobriété exemplaires, refuse de donner sa Bible à son père, avec une classe irrésistible qui devrait en inspirer plus d'un. Elle se met alors au niveau de Charles Laughton et le défie avec perfection, et cette simple scène tire l'ensemble de sa performance vers le haut, au point de faire oublier les maladresses précédentes et la séquence où elle marche pour la première fois, pas très crédible (elle arrive à sa fenêtre comme après un marathon!), bien qu'elle pense à se déplacer avec lenteur dans le reste du film.

De son côté, Fredric March hérite d'une place ambiguë entre premier rôle et personnage de soutien, ce qui l'empêche de vraiment développer Robert Browning. On le sait alors très sympathique et sincèrement attaché à l'héroïne, au point de l'exhorter à passer outre son handicap: "Don't tell me that you're afraid. You're not. It's life you're afraid of." Mais finalement, on ne sait pas grand chose du personnage sinon qu'il veut épouser sa bien aimée, et l'on retiendra surtout une approche très théâtrale un brin emphatique: "Miss Barrett!!! Dear-Miss-Bar-rett!" "Wonderful! Wonderful!" Il est tout de même assez touchant lorsqu'il tente de faire de l'humour, même si ce n'est en fait pas drôle du tout: "Here we have the orchid, very rare. By coincidence, here we have a chair, also very rare." Disons que c'est l'une de ses performances les plus mineures, le film ne lui appartenant pas, mais comme c'est Fredric March j'arrive toujours à être séduit d'une façon ou d'une autre.

Néanmoins, c'est bel et bien Charles Laughton qui domine l'histoire, en livrant une fois encore une excellente performance qu'il détaille bien plus en profondeur que ce qu'on lui laisse dire, précisément en faisant naître du désir dans ses regards lors des échanges avec Norma Shearer. Il n'a d'ailleurs pas peur de façonner un monstre tyrannique qui prend plaisir à faire souffrir ses autres enfants, dont Maureen O'Sullivan, afin de rester seul avec Elizabeth, face à laquelle il sait se montrer redoutablement pervers pour la garder sous sa coupe par tous les moyens: "So, so, so. No thought, no consideration for anyone but yourself; anything but your pleasure." Il révèle également avec grand soin les fêlures du personnage en chancelant, la larme à l’œil, lorsqu'il voit sa fille lui échapper, au point qu'on pourrait presque le trouver touchant si Edward Barrett n'était aussi malsain, notamment dans sa façon d'étreindre Norma Shearer. A vrai dire, il est tellement impressionnant dans sa froideur que dès qu'il le voit, Flush, le gentil petit chien d'Elizabeth, s'enfuit dans son panier pour faire marcher l'un des principaux ressorts de la mise en scène.

Pour les autres personnages, on retiendra surtout Maureen O'Sullivan, dynamique et spontanée mais très mauvaise dans les scènes de détresse; Ralph Forbes, tellement mauvais en capitaine empressé que tous les autres acteurs sortent naturellement grandis de la comparaison; et Una O'Connor en servante dévouée, dont la démarche aérienne en crinoline fait des miracles de grâce comme on n'en a jamais vus. En revanche, les très nombreux frères d'Elizabeth et Henrietta se ressemblent tous, donc difficile d'en faire sortir un du lot.

En définitive, les relations compliquées des Barrett de Wimpole Street trouvent là un bel écrin qui leur permet de captiver à chaque instant, même si les artisans ont parfois la main lourde en saupoudrant le tout de glucose, et malgré une performance en demi-teinte, Norma Shearer n'a certainement pas volé sa nomination à l'Oscar, bien que le film appartienne à Charles Laughton. Parce que c'est élégant, souvent passionnant, et que la redécouverte fut une très agréable surprise, je n'ai aucun regret à monter à un beau 7/10.

lundi 29 décembre 2014

Holiday (1930)

D'Edward Griffith

Dans la pléiade de films mondains sortis en 1930 (Follow Thru, The Divorcee, Romance, entres autres), Holiday est probablement celui qui m'attire le plus, et après déjà quatre visites, le plaisir ne s'estompe pas. Pourtant, on est loin d'avoir affaire à un chef-d'oeuvre, surtout quand le remake de Cukor brille par son élégance et un certain cachet.

La première version souffre notamment de la comparaison sur le plan technique: c'est du théâtre filmé et la mise en scène manque cruellement de dynamisme, le réalisateur s'étant contenté de mettre sa caméra dans un coin du salon et d'attendre que les acteurs daignent bien bouger pour donner l'illusion d'un mouvement. A vrai dire, l'élément technique le plus original c'est le champ-contrechamp lors des dialogues en plans rapprochés, de quoi révéler l'absence de vision d'Edward Griffith. La qualité sonore est aussi assez insupportable, bien que ça tienne peut-être au fait que le film n'a jamais été restauré, mais quoi qu'il en soit, l'absence quasi totale de musique, à quelques séquences près, renforce cette impression de statisme, et seuls les chœurs de l'église font bouger les choses de ce côté-là. Le montage est également douloureux, puisqu'on saute parfois d'un plan à l'autre sans liant, voire carrément sans souci de raccord, et mieux vaut ne pas trop s'étendre sur la photographie qui pousse parfois le vice à couper le front d'Edward Everett Horton en plein monologue, voire décapiter littéralement Ann Harding même si elle est en train de parler! Sauf qu'on est dans Holiday, là, pas dans Sleepy Hollow!

Autrement, les décors ont été bien choisis: une grande maison luxueuse, un portique en arcades et de grandes salles à colonnes font comprendre l'émerveillement de Robert Ames lorsqu'il découvre la richesse des lieux pour la première fois, d'où certaines plaisanteries amusantes, notamment quand il chante un air tyrolien en attendant l'écho dans un couloir gigantesque. De même, les costumes soutiennent très bien l'ambiance à défaut d'être très novateurs, mention spéciale à l'encolure feuillée d'Ann Harding lors de la fête privée, et au foulard qu'elle porte dans les cheveux dans la dernière séquence.

Holiday est donc moins un film en tant que tel qu'une réunion de grands acteurs priés de mettre une nouvelle fois en lumière la pièce de Philip Barry, que le scénario suit sans écarts en jouant bien sur les différences, et sur la complicité, entre les deux sœurs. Ann Harding, pour commencer, fait totalement justice au rôle et ne pâtit pas de la comparaison avec Katharine Hepburn, faisant une entrée très charismatique dans l'histoire, avec une classe et une repartie qui piquent d'emblée l'intérêt. Elle est ainsi très dynamique, plaisante avec décontraction, pousse sa sœur du coude à l'église pour la rassurer lorsque celle-ci doit annoncer son futur mariage à leur père, et crée une complicité immédiate avec Mary Astor avant que leurs différences de points de vue ne les éloignent. Harding est encore très drôle dans le mode inquisitoire en questionnant sans aucun problème, et avec une pointe d'humour, le héros sur sa situation financière; et elle renvoie aussi une image protectrice en tapotant gentiment les mains de sa sœur pour la rassurer, bien que le résultat tombe un peu à l'eau à mesure qu'Astor révèle sa vraie personnalité, au point qu'Ann Harding se fait un peu dominer dans les séquences finales, au prix d'envolées lyriques se voulant réconfortantes mais qui passent de plus en plus mal face à la force rêche d'Astor.

Les envolées lyriques, justement, sont un peu le problème d'Ann Harding qui alterne entre des passages très naturels et des répliques beaucoup plus théâtrales pas toujours très heureuses dans une adaptation cinématographique. En effet, dès que Linda se sent mal à l'aise face à certaines situations, l'actrice part soudainement dans du vibrato et du lyrisme flamboyant, parfois quand ça n'a même pas lieu d'être: on pense à la scène où elle supplie Mary Astor d'organiser une fête en son honneur, où on l'entend demander: "Ooooooh! Let me do it for you! Leeeeet me do something for you once!" Elle joue de la même façon lors d'un conflit avec son père, qui lui reproche de ne pas paraître à la fête publique au rez-de-chaussée, mais cette fois-ci, ses envolées théâtrales sont atténuées par son regard défiant qui souligne la véritable force de l'héroïne. En fait, la théâtralisation passe évidemment beaucoup mieux quand Linda se met en scène et tente de dérider l'atmosphère: "I think he is a verrrrry good number", dit-elle pour mettre le patriarche du côté de son futur gendre. Néanmoins, si ces fameuses envolées tranchent quelque peu parmi le reste du casting, on retiendra avant tout une performance d'actrice excessivement charmante avec toujours un brin d'humour même quand Linda est déçue (voir la scène où son frère Ned lui dit qu'il a compris ses sentiments, à quoi elle répond: "Give me some water."), et sa présence d'esprit reste constamment rafraîchissante: "What an unexpected pleasure!" L'exaltation amoureuse pour le héros est aussi fort bien rendue, aussi la composition séduit-elle à chaque visite.

Mary Astor a de son côté un peu plus de grain à moudre quoique dotée d'un personnage plus secondaire, puisqu'elle doit dessiner une évolution, Julia devant révéler son côté de plus en plus snob au fur et à mesure de l'intrigue, après une première partie basée sur un charme très sympathique. Comme on s'en doute, l'actrice est au rendez-vous et montre d'ores et déjà une personnalité un brin hautaine au début, lorsqu'elle rit de voir son fiancé ébahi devant son immense demeure: le sourire est alors extrêmement séduisant mais sa façon très aristocratique d'affirmer en toute simplicité: "This is where I live!" souligne bien à quel type de femme on a affaire. A l'inverse, les séquences finales achèvent de faire craquer le vernis pour révéler une hauteur beaucoup plus froide, et une héroïne capricieuse qui sait ce qu'elle veut: "What do you think I am?"; mais Julia n'en reste pas moins touchante car Mary Astor fait sentir de l'amertume dans ses propos, comme si le regard indiquait une dose de regret d'avoir parlé de la sorte, sans pour autant que Julia ne souhaite sortir du rôle qu'elle s'est façonné. D'ailleurs, Julia n'a pas mauvais fond puisqu'elle s'inquiète sincèrement pour sa sœur, notamment quand celle-ci refuse de paraître au bal, et seules les tensions amoureuses consécutives à un objet de désir commun la poussent à agir de plus en plus froidement avec elle. Mary Astor a donc le rôle le plus difficile et livre la plus belle performance du film, confirmant par-là même l'immense talent de la plus grande actrice de seconds rôles du Golden Age, et la plus star d'entre elles, aussi.

Robert Ames n'est pas mauvais du tout dans le rôle du personnage pivot duquel découlent les rebondissements, mais il faut bien avouer que face à ses deux partenaires de choc, il pâlit quelque peu, si bien que je n'ai pas grand chose à dire sur son interprétation: c'est bien joué, il souligne bien le côté volontaire d'un homme qui ne veut pas se plier aux conventions, mais il ne parvient jamais à rester très mémorable. Peut-être aurait-il gagné à marquer davantage le changement qui s'opère dans les sentiments du héros. Dans tous les cas, il est très rapidement éclipsé par un second rôle masculin, celui qui fut joué par le même acteur aussi bien dans cette version que dans celle de 1938, je parle bien sûr d'Edward Everett Horton, qui dispense un tel humour à l'ensemble du film qu'il est impossible de lui résister. Sa grande scène lors de la fête privée est jouée avec beaucoup de décontraction, et il se révèle très bon conteur à grand renfort de gestes de la main, d'airs outrés hilarants et de regards se voulant sérieux pour mieux amuser la galerie, de quoi rendre hommage à l'humour du texte: "I had no friends, no education and sex... Well sex to me was still the great mystery." Il est encore très drôle auprès du maître de maison pour détendre l'atmosphère, et plus encore à l'église où il n'a pas peur de se moquer publiquement des gens guindés qui préparent le mariage avec grand sérieux. A ses côtés, les autres seconds rôles sont très corrects, avec une petite préférence personnelle pour Monroe Owsley en frère soumis au grand cœur.

Cette distribution de choix fait alors passer un excellent moment et contribue à rendre l'atmosphère du film constamment plaisante et chaleureuse, au point de donner envie d'y revenir régulièrement. Je suis donc assez indécis quant à la note à donner: oui, j'aime beaucoup Holiday, mais non, ce n'est pas un grand film, alors que faire? Un 7 serait injuste pour l'absence totale d'imagination du réalisateur et de l'équipe technique, mais le casting rattrape très largement ces défauts... Réflexion faite, un 6/10 semble plus adéquat, d'autant que cette semaine, j'ai mis la même note à des superproductions de prestige bien plus inventives, dont la réussite esthétique estompe certaines maladresses dans l'intrigue ou l'interprétation. Disons que c'est le contraire avec Holiday: ce sont les performances d'acteurs qui me font passer un très agréable moment alors que l'effort technique est réduit au strict minimum.

dimanche 28 décembre 2014

The Good Earth (1937)



Tiens, puisque Luise Rainer déchaîne les passions gretalluliennes ce mois-ci, autant parler du film qui lui valut son second Oscar dans la foulée du Grand Ziegfeld. Et ça tombe bien, je viens justement de remettre la main sur The Good Earth, hébergé sur la version chinoise de Youtube, à savoir le site qui te propose un entracte toutes les demi-heures dans ta vidéo, avec une lolita mal fagotée qui te chante une reprise de l'inestimable groupe O-Zone, entre deux scènes de labeurs d'O-Lan et Wang Lung... Ambiance.

Alors, pour entrer dans le vif du sujet, notons qu'à l'instar de toutes les productions de prestige de la MGM, The Good Earth n'échappe pas à la règle: c'est beau et bien mis en scène, et la technique est toujours là pour sauver les meubles quand le film pèche par d'autres aspects. Pour ce faire, le toujours fabuleux Cedric Gibbons a reconstitué une ferme chinoise sur les terres californiennes (le Kuomintang avait autorisé l'équipe à venir tourner en Chine, mais au prix d'un contrôle et d'une censure très stricts), d'où une série d'images rurales assez jolies avec portes et murailles décorées, ferme aux briques rudimentaires et charrues tirées par des buffles, sans oublier deux ou trois chameaux qui passent dans la campagne dans certains plans. Ces décors ont été très bien photographiés par le très talentueux Karl Freund (Camille, Dracula, Metropolis), précisément récompensé par un Oscar pour ce film, dont on appréciera autant les plans rapprochés sur les blés que les plans d'ensemble de foule dans la montagne pendant l'exode rural, sans oublier le savant éclairage du visage de Luise Rainer lors d'une séquence nocturne. A noter que certains plans ont vraiment été photographiés en Chine par George Hill pour un projet abandonné, mais je ne sais pas quel pourcentage de ces images fut réutilisé dans The Good Earth. Plus impressionnants encore, les effets spéciaux pour reconstituer l'invasion des sauterelles sur les récoltes sont sans doute la plus grande réussite technique de l'œuvre, bien qu'apparemment, l'équipe n'arrivant pas à un résultat satisfaisant, un véritable fléau fut filmé quelques Etats plus loin pour être réutilisé dans la séquence la plus marquante.

De leur côté, les costumes restituent bien l'évolution de l'histoire: ça commence très chichement lors de la vie de misère dans la campagne, puis les vêtements gagnent en motifs et ornements à mesure que les tissus s'adoucissent après une trouvaille miraculeuse qui change le cours de la vie des héros. La musique pseudo-orientaliste d'Herberth Stothart reste quant à elle sympathique, sans laisser de marques aussi durables que ses inflexions asiatiques du Voile des illusions.

Donc, c'est encore une fois très réussi sur le plan technique, preuve qu'Irving Thalberg avait vraiment bon goût lorsqu'il finançait un projet. D'ailleurs, le producteur le plus mythique de la MGM batailla dur pour faire naître cette adaptation de Pearl Buck sur grand écran, malgré le refus initial de Louis B. Mayer qui n'imaginait pas qu'une histoire de paysans chinois intéresserait un public déjà réfractaire aux films ruraux américains, et quel dommage qu'il ne put voir le produit fini pour cause de décès prématuré. Par souci d'authenticité, Thalberg voulait précisément distribuer des acteurs chinois, ou tout du moins de faciès chinois, dans tous les rôles du film, mais pour vendre la marchandise et parce qu'il n'y avait soit-disant pas assez de ces acteurs disponibles en Amérique, il fallut jeter de la star aux spectateurs en grimant la nouvelle coqueluche MGM Luise Rainer et la star de la Warner prêtée pour l'occasion, Paul Muni. C'est ce qui coûta à la grande Anna May Wong le potentiel rôle de sa vie, et l'actrice ne cacha pas son dégoût, surtout lorsqu'on lui proposa le rôle de la danseuse briseuse de ménage en guise de compensation, rôle qu'elle refusa vigoureusement. Et la longue histoire de whitewashing n'était pas près de s'achever à Hollywood, comme l'ont montré les récentes polémiques autour d'Exodus.

L'histoire partait ainsi avec un certain handicap en matière de crédibilité mais ça n'empêche pas de suivre l'intrigue avec un certain intérêt. Et je plaide coupable: j'ai hérité du livre voilà bientôt quatre ans et je ne l'ai toujours pas lu; mais on notera que le scénario se divise en trois parties: la misère paysanne, l'exode à la ville et le retour à la terre. Chaque tiers compte son lot de séquences captivantes riches en tension, notamment la sécheresse poussant à l'exode et l'attaque des sauterelles, mais c'est surtout le pillage du temple en ville qui frappe durablement les esprits, avec ces mouvements de foule captés par la caméra de Sam Wood, l'un des quatre réalisateurs du film, et ces fusillades qui font trembler pour l'héroïne. Dommage qu'après le retour à la ferme, toute l'intrigue autour de la nouvelle concubine traîne en longueur et allonge un peu trop la durée du film, d'autant qu'à ce moment-là, on a bien compris que les personnages principaux n'évolueront plus, cette affaire n'apportant finalement pas grand-chose à leur arc narratif.

Les acteurs ont donc beaucoup à faire pour donner vie à des protagonistes assez soumis à la psychologie relativement stagnante, et je dois avouer que... je ne suis pas vraiment convaincu. Déjà, je hais la composition de Paul Muni, qui joue la carte du mythe du petit Chinois riant dès qu'il est heureux, offrant par-là même une performance assez horrifiante et affreusement stéréotypée: lorsqu'il marche en chancelant, les mains jointes, il garde toujours le sourire aux lèvres, et quand il est ravi d'aller se marier, il le fait bien savoir un éclatant de rire: "This is the day! Hahahahahaha!" Plus tard, on le retrouve aussi en train de ricaner devant son bébé, faisant au passage une petite danse ridicule, et lorsqu'il tombe amoureux de la danseuse, il surjoue l'éblouissement en récitant: "She's like a dreeeeeeam..." Il est nettement meilleur lors des passages plus sombres où il parvient à prendre un air assez sérieux et concerné, mais les scènes de liesse sont tellement effroyables qu'aucun de ses efforts dramatiques ne parviendra à faire remonter cette interprétation dans mon estime. De fait, même quand on le prend pour un marchand alors qu'il vient chercher sa future épouse et que la foule lui rit au nez, le voilà qui rit à son tour, pas du tout gêné d'une telle humiliation. Certes, le très humble Wang Lung ne sait pas réagir autrement, mais le rire de l'acteur est insupportable. Idem pour son père, incarné par Charley Grapewin, qui ne sait rien faire d'autre que ricaner sans arrêt: "Héhéhéhéhé! I should be a grandfather héhéhéhéhé! Food, food, food, héhéhéhéhé!" Bref, c'est atroce comme un œuf carré, et ça ne rend pas franchement hommage au peuple chinois, contrairement à ce qu'on tente de vous faire croire. Jessie Ralph fait quant à elle la méchante gouvernante dont le seul but est d'humilier O-Lan, rôle sans intérêt qui n'apporte rien à l'intrigue, Walter Connoly est tout autant insupportable, et Tilly Losch est assez inexpressive en danseuse envoûtante. Les principaux acteurs chinois du casting, les fils aînés d'O-Lan et Wang Lung sont tout aussi oubliables malgré le crédit physique qu'ils apportent au film.

Reste donc Luise Rainer, dont l'horrible performance dans The Great Ziegfeld ferait passer toutes ses autres interprétations pour des miracles, et force est de reconnaître qu'en dépit d'un maquillage pas très crédible, surtout lorsqu'il s'agit de vieillir O-Lan, elle fait vraiment l'effort de composer son personnage et de rester logique en toutes circonstances: elle courbe la tête, rentre les épaules, ne regarde jamais les autres personnages dans les yeux pour souligner son passé d'esclave au plus bas de l'échelle, et sur le strict plan physique, elle fait vraiment croire à O-Lan. Elle s'astreint à l'exercice pendant tout le film, loin des incohérences de sa fausse diva de l'année précédente, et n'oublie jamais de parler avec une fatigue extrême, tout en soulignant l'abandon des forces d'une héroïne qui se tue à la tâche. Le problème, c'est qu'il n'y a aucune gradation dans sa démarche: à force de toujours parler de cette même voix monocorde épuisée jusqu'à l'extrême, elle ne fait jamais la différence entre la paysanne au labeur, la mère en couches, la malade et la mourante, et lorsqu'elle agonise dans la dernière séquence, elle a l'air tellement dans la lignée des scènes précédentes qu'on a vraiment l'impression d'avoir eu une moribonde sous les yeux pendant deux heures et demie. Dès lors, le personnage n'est pas vraiment intéressant, et sa négation de soi presque systématique finit par agacer. A vrai dire, même lorsqu'elle essaie de montrer son mécontentement face à la nouvelle concubine, ou d'empêcher qu'on vende la terre, elle manque cruellement d'énergie, d'où l'impression, à trop forcer dans l'apathie, qu'elle récite ses répliques sans grande conviction. D'aucuns associent cette interprétation à la Méthode, et Luise Rainer elle-même trouvait qu'O-Lan était son meilleur rôle puisqu'elle estimait avoir réussi à faire passer la nature même du personnage depuis l'intérieur, sans se reposer sur le grimage. Je comprends la démarche mais il n'empêche, je n'arrive pas à la trouver convaincante lorsqu'elle tente d'exprimer un sentiment.

En effet, outre ses répliques prononcées sans une once d'énergie qui constituent 90% de sa performance, les moments qui lui demandent d'être expressive révèlent une actrice assez maladroite. Par exemple, lorsqu'elle dit son ravissement d'avoir été complimentée par son ancienne patronne à propos de son bébé, elle en fait part à Paul Muni d'une façon presque consternante, répétant comme une fillette: "She said he is a beeeeeeeeeeeeautiful child! A beeeeeeeeeeeeeeeautiful child!" Plus tard, quand elle est alitée et tente de retenir Paul Muni qui s'inquiète pour la récolte, la voilà qui se tourne vers lui en criant, évidemment sans énergie, une série de "Noooo! Noooo!" au sonorités mélodramatiques au possible, et alors qu'on la voit (enfin!!!) dynamique pour apprendre à ses enfants à mendier à la ville, elle se met elle-même à mendier d'une façon atrocement pas crédible devant laquelle on comprend que personne ne veuille lui donner une pièce. Parfois, on se demande même si elle ne cherche pas, à force de bien démontrer à quel point elle est humble et sacrificielle, à quémander la pitié du spectateur, bien qu'O-Lan soit assez active malgré son constant épuisement pour ne pas irriter: après tout, c'est elle qui a l'idée de planter un noyau et de voler des perles, ou qui prend l'initiative de tuer le buffle, très mignon au demeurant, lorsque la famine frappe de plein fouet; aussi l'héroïne parvient-elle à susciter une certaine dose d'intérêt malgré son phrasé insupportable et ses yeux plissés criant: "Ayez pitié, s'il vous plait!" Autrement, elle joue assez bien la peur lors du pillage du temple, quitte à surjouer peut-être un peu avec ses regards, encore que ça passe vu la situation; mais l'effet de tension extrême vient davantage de la mise en scène. On appréciera encore la manière qu'a O-Lan de faire momentanément autorité sur son mari lors d'une prière, où rien qu'en agitant les yeux elle conduit Wang Lung à se ressaisir après avoir été distrait. Mais il est vrai que dans l'ensemble, une forte dose d'inertie pèse sur sa performance, au point qu'on ne s'intéresse déjà plus à O-Lan lors des séquences finales, mais elle-même ne s'intéresse plus à elle depuis longtemps à ce moment-là: "If it's the day, it must be."

La performance de Luise Rainer reste donc nettement moins irritante que celle du Grand Ziegfeld, mais contient tout de même bien trop d'imperfections pour vraiment convaincre, d'autant que passer deux heures et demie en compagnie d'une personne humble jusqu'à la négation de soi, soutenue par une voix monocorde encore plus apathique que celle d'un professeur de maths, finit par ennuyer plus qu'autre chose. Mais l'actrice est malgré tout meilleure que ses partenaires au rire insupportable, quoique la manière qu'a O-Lan de regarder certains événements la bouche en cœur donne une image tout aussi négative de la paysannerie chinoise.

Pour ces portraits en demi-teinte loin de faire honneur au peuple représenté, j'envisageais d'être assez peu indulgent avec le film, mais une fois encore, le savoir-faire technique propre à la MGM m'a pris dans ses filets et certains aspects me plaisent trop pour descendre en dessous de 6/10, sans compter que les séquences chargées en tension sont un atout de taille pour sortir le film de la torpeur dans laquelle le plongent certaines performances. Enfin, un dernier mot sur Luise Rainer, actrice dont je ne parle pas en bons termes à propos de ses deux compositions oscarisées, mais qui m'est extrêmement sympathique à la ville pour sa personnalité et ses convictions. Une petite conversation avec elle me plairait beaucoup.

samedi 27 décembre 2014

Romeo and Juliet (1936)

De George Cukor

Autre superproduction de prestige de la MGM en l'an de grâce 1936, Romeo and Juliet a l'originalité d'allier une perfection formelle très séduisante à une imperfection interprétative totale, de quoi en faire une oeuvre sur laquelle il y a beaucoup à dire, avec principalement une pointe de regret quand on pense que le film aurait pu être un chef-d'oeuvre, la production n'eût-elle pas cédé à la tentation d'erreurs de casting aussi flagrantes.

Romeo and Juliet est aussi un film entaché de bien des légendes, depuis John Gielgud, qui avait refusé le rôle pensant qu'on ne pouvait adapter Shakespeare au cinéma, fuyant de dégoût au bout de seulement quinze minutes; au décès d'Irving Thalberg, survenu le jour de la première à Los Angeles, preuve que la carrière du film ne démarra pas sous les meilleurs auspices. Dommage, ceci dit, car l'adaptation regorge d'indéniables qualités.

Sur le plan technique, c'est donc parfait. Et je ne sais jamais parler en bien des aspects formels d'un film, au risque d'être vraiment redondant, mais l'évidence est là: la photographie de William Daniels, l'illuminateur du visage de Garbo, est en tout point superbe, avec des séquences nocturnes savamment dosées entre ombres et lumières, et des plans d'ensemble très bien cadrés de façon à faire ressortir toute la richesse d'une scène. Les décors, supervisés par Cedric Gibbons, sont quant à eux à tomber par terre: la place italienne et son campanile, les ruines du temple champêtre, la villa des Capulet avec ses bassins, ses colonnes et ses cyprès, le célébrissime balcon, ou encore le cimetière tout en lignes verticales (celles des arbres et des croix), sont d'un raffinement exceptionnel qui sert toutes les dimensions d'un film idyllique, tragique et aristocratique. A vrai dire, il suffit aux décorateurs de placer une grande fleur blanche dans la chambre de Juliette, ou une longue bougie et un rideau replié chez Roméo, pour glorifier l'esthétique d'une séquence. Les costumes ne sont pas en reste, mention spéciale aux tenues des Capulet avec feuilles blanches sur fond noir et lignes noires sur fond blanc, et pour moi qui adore porter des capes, je suis servi! Niveau technique, on relèvera encore un bon usage de la musique, Herberth Stothart ayant réussi l'alliance d'Arbeau et Tchaïkovski pour mettre en valeur les scènes de liesse avant de dériver de plus en plus sur la romance et le tragique, sans compter que les chœurs au début sont assez grandioses pour donner envie de s'intéresser à l'histoire dès son commencement. A noter aussi un joli effet chorégraphique, lorsque Norma Shearer passe sous une arche de bras lors du bal, de quoi ajouter à la beauté de l'ensemble.

En fait, comme souvent chez Cukor, c'est toujours filmé avec beaucoup de soin et d'élégance, même si sa mise en scène n'est pas encore aussi inventive que ses futurs chefs-d'oeuvre (je pense à Gaslight), d'où un joli spectacle de deux heures où chaque image est une merveille. Dommage, néanmoins, que sa direction d'acteurs ne soit pas du même acabit, preuve qu'il n'est pas donné à tout le monde d'adapter du Shakespeare: à ce titre, Laurence Olivier s'est bien mieux plié à l'exercice douze ans plus tard, puisque là où la perfection formelle d'Hamlet est au service d'une théâtralité puissante et assumée, l'éblouissement esthétique de Cukor tend plutôt à noyer le poisson et faire oublier que les acteurs n'étaient pas vraiment à leur place dans une telle histoire. D'ailleurs, on a souvent reproché au casting d'être en décalage d'une génération par rapport aux personnages de la pièce, chose certes vraie mais qui ne me pose pas vraiment problème dans la mesure où n'étant pas du tout amateur de Shakespeare, je préfère davantage voir Norma Shearer à l'écran plutôt que Juliette, et c'était de toute façon la norme, en 1930, de faire jouer les comédiens de la génération 1900 si l'aura de star était là. On est donc tellement habitué à voir des interprètes de cet âge dans les premiers rôles de l'époque qu'on ne peut que les trouver naturellement jeunes par rapport aux acteurs de genre de la génération 1880 distribués dans le rôle des parents. J'avoue tout de même qu'autant Norma Shearer parvient à faire illusion, autant Leslie Howard, 43 ans, et John Barrymore, 54 ans, commencent à se faire vraiment trop âgés pour des rôles basés sur la fraîcheur de la jeunesse, sans parler de C. Aubrey Smith, 73 ans, encore qu'imaginer Lord Capulet en barbon ne me dérange pas outre mesure. Le Tybalt de Basil Rathbone est aussi à peine plus jeune que Violet Kemble-Cooper en Lady Capulet, mais comme c'est un cousin et qu'il n'est pas central, ça passe in extremis. Cependant, bien plus que la différence d'âge, le véritable problème du casting est que ni Norma Shearer ni ses partenaires n'arrivent à faire corps avec leur personnage, et malgré certaines répliques bien jouées qui aèrent miraculeusement certaines séquences, les acteurs passent totalement à côté de ce qu'ils doivent incarner.

Norma Shearer, pour commencer, rate son entrée en scène, et trop occupée à jouer les adolescentes pour estomper ses 34 ans, elle prend le parti de lancer des sourires niais à toute sa famille avant de minauder avec Roméo pendant toute la durée du bal, d'où une performance qui sonne horriblement faux dès le départ et ne rend pas le spectateur particulièrement indulgent pour ce qu'elle réserve par la suite. En fait, elle manque même de grâce lorsqu'elle danse, se contentant d'agiter les pans de sa robe, et semble également trop fade, surtout quand elle se dirige vers Roméo au lieu de suivre les pas de Paris sur la piste, pour qu'on puisse croire que Leslie Howard soit frappé d'amour en la regardant. Mais le plus grave, ce sont évidemment les dialogues qui s'ensuivent, où l'on sent bien que l'actrice a conscience de la théâtralité du texte sans pour autant parvenir à donner à ses répliques la moindre profondeur, d'où le sentiment qu'elle récite son propos sans l'incarner. Par bonheur, elle se rattrape par la suite et, si la scène du balcon commence en la voyant soupirer en minaudant avant même l'arrivée de Roméo, Norma est assez inspirée par moments, surtout lorsqu'elle dit avec vigueur qu'elle ne sera plus une Capulet par amour, réplique à laquelle on croit vraiment. Néanmoins, d'autres phrases de la même séquence sont nettement moins bonnes, et parfois, la façon qu'a l'actrice de parler à voix basse en se touchant l'oreille puis le menton la fait passer pour une folle névrosée. Autrement, Norma a toujours le tic d'agiter les bras pour exprimer le sentiment, mais dans une histoire aussi artificielle ça ne détonne pas outre mesure, et si certains passages au balcon rendent un son creux sans une once de passion, d'autres moments sont étonnamment convaincants, principalement quand l'actrice parle dans les graves.

Le reste de sa performance est un peu à cette image: soit elle plonge Juliette dans des flots de mièvrerie assez douloureux: "Oh, my sweeeeeet nurse, tell meeeeeee!", soit elle en fait une héroïne volontaire et passionnée qui peut impressionner dans certains cas, à condition qu'elle n'en massacre pas l'effet dans la seconde. Je pense à la scène où Juliette apprend la mort de Tybalt et le bannissement de Roméo, à quoi Norma réagit calmement avec quelques larmes pour mieux hurler avec un timbre grave, avant que cette bonne trouvaille soit anéantie par un petit cri geignard dérivant sur des mains jointes et des pleurnicheries qui redonnent une touche de mièvrerie à sa composition. Le bonheur de Juliette sied mieux à l'actrice lors de la scène d'amour avec Roméo, bien que les répliques soient récitées sans inspiration ("It was the nightingale, c'est bon, tu peux te rendormir."), et parmi les autres grandes scènes attendues, le monologue dans la chambre à coucher, avant de boire le poison, alterne à mon goût entre exagération et monotonie, mais là encore, pour le côté artificiel, exagéré et théâtral des répliques, il est possible que je sois plus réfractaire au texte qu'à l'interprétation, quoique d'autres Juliette m'aient toujours paru beaucoup plus inspirées dans ce moment. Finalement, les deux meilleurs passages dans la performance de Norma Shearer sont la scène où elle souhaite une bonne nuit à ses parents, devant qui elle se conduit très noblement et fait parfaitement illusion quant à ses desseins; et la célébrissime séquence finale, où elle pleure de façon convaincante sur le corps de Roméo avant d'agir vite, en murmurant, jusqu'au coup fatal libérateur qui la voit ravie de retrouver son amour. Cette dernière scène contient tout ce qu'il faut de drame et de passion pour captiver, mais quel dommage que le reste de l'interprétation ne soit pas à la hauteur de ce moment.

Mais autant Norma Shearer parvient à sauver quelques meubles en fonction des répliques, autant Leslie Howard est une catastrophe ambulante qui passe totalement à côté du rôle. Pour commencer, il a davantage l'air d'un pervers lorsqu'il regarde Juliette au bal, alors comment croire que l'héroïne soit attirée par lui? Et lorsqu'il apprend le nom de famille de l'objet de son désir, pourquoi reste-t-il aussi en surface, quand Norma a au moins le mérite d'avoir l'air plus absorbé malgré ses minauderies, quand la nourrice l'informe à son tour? Bref, je ne le trouve tellement pas convaincant que je n'ai finalement pas grand chose à dire sur sa performance: c'est ennuyeux, récité mais pas incarné, et par conséquent constamment à côté du personnage.

Pour le reste du casting, seuls trois seconds rôles retiennent vraiment l'attention, outre les parents Capulet joués de façon correcte mais pas transcendante. En premier lieu, Basil Rathbone marque forcément les esprits par son charisme et sa prestance, mais rien dans son interprétation ne justifiait une nomination aux Oscars: il montre juste le côté belliqueux de Tybalt, toujours bouillonnant de haine et prompt à chercher querelle, mais le résultat est assez mécanique, sec et sans profondeur particulière. Et alors qu'il est irrésistible de classe et de hauteur lorsque Roméo vient le provoquer en duel, sa mort chorégraphiée est ridicule au possible, presque au point d'anéantir le reste de sa composition. John Barrymore est pour sa part vraiment trop âgé en Mercutio, et il en fait tant et tant qu'il exaspère dès sa première scène, sans avoir la fraîcheur des autres Mercutio de cinéma. Reste Edna May Oliver, justement burlesque en nurse criant des "Julieeeeet!" et des "Madââââm!" comme une machine à vapeur et levant le doigt à la manière d'une vieille bique avant de s'enthousiasmer plus encore que Norma Shearer pour les aventures amoureuses de Juliette. Elle en fait peut-être un peu trop dans certains cas, notamment dans son phrasé excessivement grotesque ou dans sa façon de rire grassement, mais c'est malgré tout le personnage pour lequel on ressent le plus de choses, surtout dans sa dernière scène très bien jouée où elle reste l'air grave, reculant avec effroi et lenteur lors d'une funeste découverte, avant de se tenir courbée, la tête dans les mains, sans jamais surjouer le sentiment. A mon avis, c'est la seule lumière du film en matière d'interprétation, même si je n'aime plus autant cette performance que par le passé.

Romeo and Juliet me laisse donc un sentiment très mitigé, mon ressenti étant constamment partagé entre une vive excitation pour la magnificence formelle et un ennui profond devant un casting peu inspiré et des performances trop souvent à côté de la plaque, artificielles et désincarnées. Mais parce que c'est beau et que je reverrai toujours ce film avec grand plaisir, ne serait-ce que pour avoir ma dose d'Italie fantasmée, un 6/10 est plus que mérité.

lundi 22 décembre 2014

The Great Ziegfeld (1936)

Un film MGM de Robert Z. Leonard.

Considérée comme le grand film américain de 1936 (3 Oscars dont meilleur film), cette superproduction de trois heures ne manque évidemment pas de charme, malgré certains défauts qui ne donnent pas forcément envie de la visiter souvent, ou de la couronner comme meilleure oeuvre d'une année comptant au moins Modern Times et My Man Godfrey parmi ce qu'Hollywood a fait de mieux. Qu'en est-il dans le détail?

On notera tout d'abord que sur le plan technique, The Great Ziegfeld est très réussi. Les décors, supervisés par l'équipe du génialissime Cedric Gibbons, sont à ravir, à commencer par les monuments de la fête foraine, aux contours ceints de brillantes ampoules, en passant par le générique, aux noms scintillants comme d'immenses enseignes, et à vrai dire, même le salon de musique de Ziegfeld père, décoré beaucoup plus sobrement, reste meublé avec beaucoup d'élégance. Les numéros musicaux ne sont pas en reste, avec ces colonnes joliment disposées autour d'Harriet Hoctor, ces roulottes de cirque bien reconstituées et surtout ce gigantesque gâteau de mariage rotatif contenant des dizaines de figurants, probablement le clou du spectacle. Ces décors extravagants sont encore bien mis en valeur par chaque photographe (le film en emploie cinq!), mention spéciale à l'éclairage des numéros dansés qui fait bien ressortir de nombreux costumes éclatants sur fond noir. Ces créations vestimentaires, précisément conçues par l'incontournable Adrian, sont d'ailleurs toutes plus variées les unes que les autres pour un éblouissement de tous les instants, depuis les habits rétro et le canotier de Ziegfeld à la robe et chapeau extrêmement chics de Virginia Bruce, quand celle-ci vient "consoler" le héros après son divorce, en passant par les robes de marquises laissant vite la place aux tenues orientales de Madame Butterfly lors des passages musicaux. En tout cas, ce n'est pas un hasard si l'on retrouve Gibbons et Adrian aux commandes de Romeo and Juliet, Camille et San Francisco la même année, tant la MGM aurait eu du mal à se passer de leur génie.

Un petit bémol néanmoins pour les chorégraphies puisque concrètement, les danseurs n'ont pas grand chose à faire à part lever la jambe à l'occasion, la beauté du spectacle venant surtout de la mise en scène et les figurants n'ayant plus qu'à porter de jolis costumes sur des plateaux tournants. Mais Seymour Felix n'a certainement pas volé son Oscar du meilleur chorégraphe pour son tableau "A Pretty Girl Is Like a Melody", tant les créations visuelles sont florissantes. 

La réussite technique est alors indéniable, bien qu'en dehors des numéros musicaux la mise en scène de Leonard reste plus conventionnelle, aussi est-il assez dommage qu'un divertissement de cette envergure ne soit pas au service d'une histoire plus digne d'intérêt. Car William Anthony McGuire a beau avoir tenté de brosser un portrait assez réaliste de son héros, il a aussi tenu à tout raconter dans les moindres détails, depuis les débuts difficiles au décès, en passant par l'étalement de la vie sentimentale qu'on pourrait simplifier par: il sort avec elle, puis elle, et enfin elle, et il meurt. Certes, ces épisodes amoureux permettent au moins de développer un personnage secondaire, Anna, mais dans l'absolu ça n'apporte pas grand-chose au portrait d'un homme d'abord défini par son travail, d'où l'impression de suivre une histoire composée de fragments quotidiens assemblés, cependant bien équilibrés par des numéros musicaux qui arrivent toujours à point nommé pour divertir quand l'ennui menace. Mais concernant le personnage central, seul le début du film parvient à captiver, lorsque Ziegfeld tente de faire carrière à la foire malgré la présence d'un rival encombrant, et ce avec un soutien assez modéré de son père qui aurait préféré le voir devenir musicien. En réalité, on aurait pu clore le film en apothéose sur un grand numéro musical, après avoir suivi une trajectoire passionnante sur l'élaboration de spectacles grandioses et raffinés à partir d'un début de carrière dans un cirque sans prestige, mais trois heures de sentiments qui ne font même pas varier la créativité du héros, c'est trop!

Les acteurs ont donc beaucoup à faire pour piquer l'intérêt là où le scénario pèche, même si l'interprétation est un peu éclipsée par l'esthétique du film.

William Powell est pour sa part très bon au début, mais à l'image du scénario, sa performance perd en vigueur une fois la carrière du personnage lancée, à partir de quoi il n'a plus qu'à se laisser grisonner les cheveux en se donnant le beau rôle avec complaisance, sans apporter la moindre complexité au héros vieillissant. Malgré tout, il est assez fabuleux dans le premier tiers du film: il reste ainsi charmant et ne s'apitoie jamais sur son sort lorsque son spectacle ne marche pas, allant même jusqu'à réconforter Monsieur Muscles, et il conserve toujours plein d'entrain, marchant vite et parlant fort dès qu'il lui vient une idée de génie. Il n'hésite également pas à saluer son rival en toutes circonstances et les regards narquois qu'il lui jette lorsque la situation se retourne à son avantage sont constamment drôles. La séquence avec son père est également réussie, puisqu'il rit toujours avec décontraction même quand celui-ci lui fait des reproches, même si dans l'ensemble le meilleur moment reste son échange avec la fillette qui prend des cours de piano, avec qui il crée une complicité assez électrique. Dommage, donc, que passée la première heure l'acteur n'ait plus grand chose à faire, hormis vaguement tenter de retenir Luise Rainer après un malentendu et vieillir sans être vraiment crédible. Finalement, seule sa rencontre avec Myrna Loy ravive momentanément la flamme de sa performance, surtout quand il se montre impatient de la retrouver en plein bal. Disons que par comparaison avec After the Thin Man, Libeled Lady et My Man Godfrey, son portrait de Ziegfeld reste clairement le moins intéressant de la plus glorieuse année de sa carrière. Mais dans l'ensemble, cette performance incomplète soutient assez bien le film, à la différence de l'interprétation de...

... Luise Rainer, qui dotée du personnage le plus intéressant n'a finalement rien de mieux à faire que le massacrer à chaque seconde. Et d'accord, j'admets que ce genre d'approches pouvait plaire à l'époque, mais lorsque l'on note la modernité de jeu d'actrices comme Irene Dunne, difficile de croire que personne n'ait été sceptique dès la sortie du film. Après, il est de notoriété publique que les Oscars n'ont jamais beaucoup aimé la subtilité, et toujours préféré les actrices capables d'en faire des tonnes (cf les rôles pour lesquels Pickford, Dressler, Hayes, Hepburn et Davis ont été récompensées avant Rainer), mais il faut quand même se rendre à l'évidence: le résultat est désastreux. Pour commencer, son entrée en scène est catastrophique: elle surjoue horriblement, écarquille les yeux à plus d'une occasion, agite les mains, prend une voix de petite fille, fait des "Pouf", des "Ou-la-la",  et compose finalement une espèce de sous-diva maniérée suintant la bêtise et la suffisance, à laquelle il est impossible de s'attacher tant elle exaspère dès les premières minutes.

Je me demande dans quelle mesure Rainer a pris parti de jouer le personnage de la sorte, et je ne sais pas non plus comment on percevait Anna Held vingt ans après sa mort, mais force est de constater que Rainer, qui n'en avait jamais entendu parler, est loin de faire honneur à son modèle, un comble d'ailleurs, puisque le scénario s'ingénie à rendre Anna sympathique en soulignant bien qu'il faille s'apitoyer sur elle. En tout cas, on est loin d'une comédienne coquine de vaudeville, Rainer présentant une héroïne franchement stupide: elle prend l'air outré dès qu'on ne lui fait pas un compliment par réplique, minaude effroyablement dès qu'on la flatte, et change d'avis comme une girouette en pleine tempête tropicale: "Ouuuuh! Indiaaaaaans! I don't like America!" "Yes, but you love New York, don't you?" "And New York loves meeeee!" En fait, même quand on pense qu'elle fait preuve de personnalité et qu'elle ne perd pas le nord lors de sa négociation du contrat avec Ziegfeld, elle fait tellement de gestes ampoulés, et semble toujours si imbue d'elle-même, qu'elle passe pour une idiote. Du coup, l'effet comique voulant qu'elle congédie Ziegfeld avec une colère très mal jouée, puis le rappelle dès qu'elle change d'avis, tombe constamment à plat tant elle insupporte, au point qu'on attend vivement qu'elle quitte la scène.

Autrement, ses instants de tendresse avec Powell sont joués mollement sans aucune imagination, et concernant ses numéros musicaux, elle ne sait objectivement pas chanter, encore que ça ne pose pas vraiment problème car pour du vaudeville du début du siècle, sa voix bêlante semble plutôt bien adaptée. Après tout, si des "chanteuses" aussi effrayantes que Mistinguett parvenaient à faire carrière en France à la même époque, pourquoi pas l'Anna Held de Luise Rainer aux Etats-Unis? Bref, toujours est-il que la performance ne s'améliore guère par la suite, l'actrice se prenant de moins en moins pour une diva et de plus en plus pour une gamine ("J'ai de nouveaux bijoux!!!"), et seuls les moments où elle remarque l'intérêt de plus en plus marqué de Ziegfeld pour sa nouvelle recrue, Virginia Bruce, donnent un peu d'épaisseur au personnage. On la retrouve enfin un peu plus tard pour sa dernière grande scène qui lui a valu l'Oscar, lorsqu'elle félicite son ancien mari pour son remariage, mais là encore, c'est assez laborieux: il lui faut dix minutes avant de se décider à parler au téléphone ("Noooo, I can't speak to him todayyyy!"), et alors qu'elle était enfin parvenue à se composer un beau visage triste en apprenant la nouvelle par la presse, voilà qu'elle en massacre aussitôt l'effet en faisant sa petite souris qui parle des menus détails coquets de la nouvelle épouse, avant de pleurnicher sur son sort en attendant qu'on la plaigne. Ouh, qu'elle m'agace! Et lorsqu'elle se force à sourire, les larmes aux yeux, pendant la fameuse conversation, elle n'arrive pas à faire les deux à la fois et grimace pour passer d'une expression à l'autre.

Malgré tout, Luise Rainer a quand même une scène bien jouée, mais celle-ci arrive plus tôt, lorsque Anna surprend Ziegfeld dans les bras de Miss Dane, qui vient de l'embrasser de force; passage où elle montre sa déception en toute simplicité, sans quémander la pitié du spectateur, avant de rire jaune et de toucher le menton de son mari pour lui faire comprendre qu'elle n'était pas dupe. Cette scène est extrêmement bien jouée, mais ça arrive trop tard dans le film: à ce moment-là, l'actrice a déjà tellement exaspéré qu'on peut difficilement la trouver touchante, bien qu'elle le soit absolument. On a donc une très bonne séquence noyée dans un portrait pas très cohérent, atrocement surjoué et complaisant, et s'il ne fait aucun doute que Luise Rainer ne méritait clairement pas l'Oscar face à des talents naturels comme Irene Dunne et Carole Lombard (pas vu Gladys George, et Norma Shearer ne le méritait vraiment pas cette année), on comprend néanmoins l'engouement du public d'alors pour un personnage aussi larmoyant. Mais Anna n'en reste pas moins insupportable!

A l'inverse, Myrna Loy captive au premier regard, tant elle est charmante et charismatique, avec une grande entrée en scène lors d'un bal costumé, titillant au passage William Powell avec classe, et l'éconduisant après avoir appris son nom (seul son sursaut lors de la révélation donne un effet bizarre), avant un grand moment de tendresse au clair de Lune. Cependant, il faut bien reconnaître qu'elle fait juste du Myrna Loy et ne fait pas l'effort de composer son personnage, sans même restituer la voix de moineau de Billie Burke. En fait, sa relation à William Powell fait davantage penser à "Nick et Nora Charles, vingt ans après", et la seconde partie ne lui permet pas de briller puisqu'elle a juste à jouer à l'épouse compréhensive dans le court laps de temps qui lui est consacré. Par contre, je n'entends pas les reproches qu'on peut lui faire comme quoi elle n'est pas aussi pétillante que Billie Burke: d'une part, son rôle est réduit à portion congrue, et on la voit surtout dans son foyer, jamais sur scène, donc comment comparer avec la personnalité publique de l'actrice? On notera néanmoins que Billie Burke voulait une autre actrice pour l'incarner, une interprète du nom de, je vous le donne en mille... Miriam Hopkins! Mais vu la minceur du rôle, je doute qu'on ait pu faire mieux que Loy avec si peu à sa disposition, et le charisme des premières séquences suffit largement à montrer un personnage plaisant et pétillant.

Les autres personnages secondaires parviennent eux aussi à marquer les esprits, principalement Frank Morgan en producteur jaloux mais sympathique, toujours satisfait lorsqu'il peut doubler Ziegfeld en certaines circonstances, et Nat Pendleton en Monsieur Muscles amusant et touchant lorsque Sandow connaît des revers de fortune, dont un avec un éléphant! Virginia Bruce surjoue un peu sa scène d'ivresse mais parvient à rester assez mémorable, et le reste de la distribution est surtout composé de comédiens dans leur propre rôle.

The Great Ziegfeld ne manque donc pas de qualités, mais une histoire trop longue, des personnages pas très intéressants et une performance ratée plombent un peu le plaisir. Parce que c'est beau, que l'esthétique et la grandeur MGM font toujours leur petit effet, et que le divertissement est bel et bien là, je monte à 6/10.

lundi 1 décembre 2014

Boulevard des chaleurs

Cette semaine, j'ai découvert un film étonnant sur lequel j'ai bien du mal à avoir un avis concret, j'ai nommé Heat (1972), réalisé par Paul Morrissey et surtout produit par Andy Warhol.

Contre toute attente, c'est un film qui a très bonne réputation, avec 100% d'avis positifs sur Rotten Tomatoes et pas mal de louanges dès sa sortie en salle, ce qui n'est évidemment pas sans intriguer. D'autre part, le film porte la marque du légendaire Andy Warhol, qui a évidemment produit l'excellent album The Velvet Underground and Nico, mais dont je déteste le Diptyque Marilyn. Néanmoins, un film produit par Andy Warhol ne peut pas laisser indifférent, surtout quand l'icône Sylvia Miles en fait partie, que l'histoire se veut une parodie du monument Sunset Boulevard et que le générique est à base de Days of Steam de John Cale. Qu'en est-il concrètement?

Eh bien, comme le laissait penser la bande-annonce, Heat se caractérise avant tout par une certaine pauvreté visuelle. Inutile d'y chercher une quelconque prouesse technique, le film détonnant par une absence de cadrage (Sylvia Miles a-t-elle un front?), d'éclairage (hormis l'ombre d'une plante qui donne un effet assez joli sur le sein de Sylvia Miles) et de décors, si l'on excepte la piscine et la grande salle très glauque de cette villa d'ex-starlette de banlieue. D'un côté, cette absence de tout renforce le côté très cru du propos, ce dont témoigne encore l'absence de costumes. Car dans le monde merveilleux de Sally Todd, on se promène avec le moins de vêtements possible, voire sans vêtements du tout, et d'ailleurs, le seul type qui porte des pantalons se caresse sans craindre de faire des taches dedans. On a donc bien affaire à un Sunset Boulevard du pauvre, chose assez jouissive au demeurant puisque là où Norma Desmond pouvait se targuer d'avoir été une star, Sally Todd est une gigantesque never been qui s'y croit. D'ailleurs, pour bien enfoncer le clou, ses partenaires ne sont non pas un scénariste en cavale, un majordome funeste et une jeune scénariste distinguée, mais un bellâtre passé une fois à la télévision, une concierge grincheuse et une fille demeurée. A partir de là, débrouille-toi, et tente de faire un film à partir de rien, pour clore la trilogie entamée par Flesh and Trash, que je n'ai pas vus.

En fait, Heat fonctionne principalement grâce à la performance d'actrice. Déjà, il faut savoir que Sylvia Miles a toute ma sympathie depuis des années, depuis son amusant caméo de prostituée dans Midnight Cowboy à sa mégère castratrice qui martyrise ce pauvre James Mason dans Evil Under the Sun, en passant par son caméo plus triste dans Farewell, My Lovely, ses looks indécents parfaitement assumés, et son goût prononcé pour l'autodérision: non, elle ne mourra pas tant qu'elle n'aura pas gagné d'Oscar, tenez-le vous pour dit!

Dans tous les cas, le casting est ici parfait et Sally Todd est dans l'immédiat ce que je considère comme sa meilleure performance. Pour commencer, les séquences avec sa fille qui l'exaspère sont techniquement géniales: elle lui parle toujours fermement sans jamais exploser de colère, tout en instillant un peu de compassion et d'orgueil mal placé quand elle se targue d'être une bonne mère alors qu'elle se comporte comme une diva: "I'm a woman, not just your mother." "I tried to be a good mother, but I'm an actress." Et lorsqu'elle lève les yeux au ciel pour faire comprendre à son stupide rejeton qu'elle l'agace plus qu'autre chose, c'est mortellement drôle, surtout qu'elle ne se prive pas de la vampiriser de toutes parts pour contrôler sa vie sexuelle. Par ailleurs, les séquences avec le bellâtre lui donnent encore l'occasion d'ajouter quelques morceaux de bravoure à sa performance, puisque autant elle s'illusionne sur son sort avec assurance lorsqu'elle parle à sa fille, autant elle révèle bien plus de doutes et de fêlures lorsqu'elle se confie à un inconnu: "I was a big star!" lui dit-elle d'un sourire ému. Dans le même registre, la longue séquence de sexe entre les deux est un véritable festival où la fausse diva se révèle très troublée, criant et pleurant en même temps, et il est assez intéressant de noter que Sally parvient tout de même à être lucide sur sa situation, faisant le parallèle avec sa retraite anticipée et la difficulté de trouver un partenaire sexuel à son âge dans ce milieu superficiel. La fin, totalement parodique, n'est à rater sous aucun prétexte, et l'actrice s'en sort une fois de plus très bien vu le ridicule de la situation. En somme, elle se livre vraiment à nu dans tous les sens du terme, et si le film est loin d'être appétissant, le portrait n'en est pas moins passionnant. Je me demande néanmoins dans quelle mesure le dialogue a été improvisé, ce qui expliquerait les 63 occurrences du mot "lesbian": oui, elle a un gros problème avec ça, au point qu'il ne se passe jamais plus de cinq minutes sans qu'elle harcèle sa fille à ce propos.

Les autres acteurs sont en revanche assez infâmes. Joe Dallesandro, un blondinet imberbe aux cheveux longs, antithèse même de la séduction, est insipide à pleurer, au point qu'on ne peut même pas croire à son côté manipulateur. Andrea Feldman est pour sa part insupportable au possible. Le personnage est d'ailleurs tellement stupide que lorsqu'elle demande de l'argent à sa mère, elle ne dit pas: "I want 200 dollars!" mais "I WANT 200 DOLLAAAAAAAARS!" Insupportable, vous disait-on. Et comme elle relance sa mère à ce sujet toutes les trois secondes, elle exaspère à tel point que ses pleurnicheries pendant sa crise d'identité passeraient presque pour un sommet d'élégance. Finalement, le seul second rôle à peu près intéressant, c'est la concierge jouée par Pat Ast, mais le personnage est tellement repoussant avec sa coiffure de caniche et ses manières rustres, que ça ne me donne pas particulièrement envie de la voir ailleurs, même s'il faut reconnaître qu'elle est très charismatique et fait naître une bonne dose d'émotion dans ses moments intimes. Quant au type blond qui se caresse au bord de la piscine, c'est sans doute l'un des personnages les plus grinçants jamais portés à l'écran, au point de faire passer Sam Jaffe dans L'impératrice rouge pour un homme très désirable, c'est dire le niveau d'abomination atteint.

Par bonheur, Heat reste avant tout une parodie, on lui pardonnera donc volontiers son côté trash exacerbé, mais ça n'excuse en rien l'indigence visuelle. Pour l'absence totale de mise en scène et de scénario, je partais sur un vilain 3, mais la performance de Sylvia Miles, qui fait le film et qu'on retrouvera certainement aux Orfeoscars, vaut bien un point de plus: 4/10.

The Immigrant (2013)

Ce weekend, j'étais invité chez des gens qui ont un objet magique nommé téléviseur. J'en ai ainsi profité pour rattraper quelques lacunes récentes: Gravity, dont je parlerai dans la semaine selon mon emploi du temps, The Immigrant, et De rouille et d'os. Comme Marion Cotillard remporte deux tiers des voix sur Sandra Bullock et qu'elle vient tout juste de recevoir le prestigieux prix de la critique new-yorkaise, ça tombe à point nommé pour donner mon impression sur le film de James Gray, dont je n'ai encore rien vu d'autre même si Little Odessa me tente beaucoup rapport à son casting.

Ceci dit, The Immigrant a quelque peu modéré mes ardeurs, bien que le film reste unanimement loué de toutes parts. Apparemment, l'ambition de James Gray était d'écrire un grand rôle féminin pour Marion Cotillard, comme on en faisait jadis pour "Greer Garson et Barbara Stanwyck", tout en y incluant le destin des ses ancêtres, chose alléchante sur le papier. Personnellement, The Immigrant me rappelle davantage un grand drame des années 1920, et eût-il été tourné 90 ans plus tôt, j'aurais bien vu les sœurs Gish dans le rôle des deux immigrées polonaises tentant de sortir d'Ellis Island, puis de survivre dans New York sous la coupe d'un proxénète bipolaire, avec l'aide d'un gentil magicien énamouré. Mais à notre époque, l'intrigue me paraît un peu trop lourde pour me faire digérer tout ça comme une histoire d'antan, la faute à une surenchère de drame allant de la tuberculose au meurtre, en passant par la prostitution, le rejet familial, l'expulsion, le retour à la case départ, le déchirement sentimental, la dénonciation, la fuite et l'apprentissage du pardon. Malgré tout, ça fait pas mal de rebondissements qui redonnent du rythme au film lorsque celui-ci s'essouffle, et c'est toujours bon de rappeler les aspects les plus sombres de la vie d'immigrés, même s'il n'y avait peut-être pas besoin de forcer autant dans le misérabilisme. Du reste, le scénario souffre de certaines incohérences, avec des personnages aux réactions illogiques dont je reparlerai, et des maladresses incongrues, à l'image de ce policier qu'on peut acheter au vu et au su de tous, qui se promène de temps à autres dans une Ellis Island transformée en no man's land quand ça arrange les scénaristes, pour faire évacuer certaines personnes.

Pour renforcer la tonalité très sombre du propos, la photographie de Darius Khondji, lui aussi tout juste primé à New York, utilise des couleurs délavées qui alourdissent d'autant plus le film, mais je n'aime tellement pas ce genre de teintes que mes goûts personnels me rendent ce choix de facto antipathique, bien que ça fasse sens pour une histoire de ce genre.

Vous l'aurez donc compris, je n'aime vraiment pas The Immigrant. Par contre, il faut savoir reconnaître que Marion Cotillard livre une bonne performance qui sauve en partie le film. Ainsi, elle ne force jamais dans le pathos, exprimant tout de façon subtile dans ses regards sans attendre la pitié du spectateur. C'est d'ailleurs parce que le personnage réagit qu'on apprécie d'autant plus le rôle, et l'actrice fait bien sentir qu'Ewa refuse des opportunités pour sauver sa sœur, sans se plaindre de son sort. A vrai dire, elle s'autorise même une semi-plaisanterie envers un client enrhumé, lui demandant de se soigner s'il tient à revenir. Enfin, il faut aussi noter une grande réussite sur le plan linguistique puisque la moitié de sa performance est en polonais, langue que je ne parle pas, mais d'après mes maigres connaissances à ce sujet le rendu m'a l'air très bon. Décidément, le seul défaut de cette performance, c'est que le scénario m'empêche de croire totalement à ce personnage: on lui demande d'avoir l'air trop abattu par moments, ou d'être parfois trop polie, au point que ses réactions les plus violentes, comme déclamer sa haine à Joaquin Phoenix ou menacer sa collègue d'un couteau, semblent toujours disproportionnées. Pour toutes ces raisons, sa performance reste vraiment réussie, mais j'ai du mal à y voir le génie qu'on lui prête. Après, j'avoue être réfractaire à la personnalité de l'actrice: je lui trouve un air naturellement fade qui me l'a rendue indifférente jusqu'à présent, hormis dans Nine et chez Audiard, mais dans mon entourage beaucoup de gens l'adorent et la trouvent tous excessivement envoûtante. Je suppose donc que mon relatif désamour pour elle agit un peu sur le résultat ici, malgré les très grandes qualités de sa composition. A cet égard, je la trouve très digne d'intérêt dans le rôle d'Ewa, mais je ne me verrai pas la nommer pour un Orfeoscar, à moins que Deux jours, une nuit ne crée la surprise.

Les autres performances du film m'ont en revanche laissé plutôt froid, principalement Joaquin Phoenix qui surjoue vraiment trop les tares de son personnage. Jeremy Renner est pour sa part assez cool en type bien, mais il n'a pas assez à faire pour marquer les esprits autant que les deux héros. Angela Sarafyan est quant à elle secondaire à la limite de la figuration, mais Maja Wampuszyc est en revanche assez fabuleuse en tante déchirée par l'envie d'aider l'héroïne tout en craignant les réactions de son mari antipathique.

The Immigrant me fait donc l'effet d'un film assez glacial, autant sur la forme que sur le fond, et à vrai dire, le fait qu'il me soit déjà sorti de la tête après seulement deux jours ne m'incite pas à désirer le revoir. Les performances de Marion Cotillard et Maja Wampuszyc n'ont en revanche nullement démérité. 5/10.