dimanche 23 mai 2021

Alles Gute zum Geburtstag, Frau Hallstein!


C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma colorature préférée, Ingeborg Hallstein, une cantatrice d'une voix exceptionnelle dont on parle trop peu. Assurément, son destin devait s'écrire sur une partition, puisque sa mère n'était autre qu'Elisabeth Hallstein, une soprano qui avait elle-même acquis une certaine renommée à l'opéra dans les années 1920, avant de se reconvertir dans l'enseignement du chant. C'est là tout un programme qui n'a pas manqué d'inspirer Ingeborg, elle aussi devenue professeure de musique à partir de 1979. C'est néanmoins pour sa première passion, le rôle de prima donna, qu'elle restera à jamais dans les annales, après une brillante carrière sur certaines des plus belles scènes du monde l'ayant menée de Londres à Venise, en passant par Buenos Aires.

Toutefois, Ingeborg Hallstein reste avant tout une étoile du monde germanique : c'est à Passau qu'elle fit ses débuts en 1957, dans le rôle de Musette de la magnifique Bohème de Puccini; c'est à l'Opéra d’État de Bavière qu'elle connut ses plus grands succès; c'est encore au Festival de Salzbourg qu'elle se fit remarquer à 24 ans; et c'est à Vienne qu'elle triompha comme Reine de la Nuit de l'illustrissime Flûte enchantée de Mozart, sous la direction de Karajan. Surtout, elle a chanté la plupart de ses rôles en allemand, la plus belle langue du monde après le français. Cela peut surprendre, mais elle s'est intelligemment réapproprié Rossini, Puccini ou encore Offenbach pour les accorder à sa diction parfaite dans sa langue maternelle. Il existe tout de même des enregistrements de Verdi en italien et de Meyerbeer en français, qui prouvent que la dame n'avait pas peur de s'aventurer en terrain étranger.

Elle serait sûrement plus célèbre à l'international de nos jours si elle avait accepté le contrat proposé par le Metropolitan Opera de New York, mais consciente de ses limites, elle ne souhaita pas s'engager pour un rôle qu'elle ne croyait pas pouvoir incarner. Quel dommage! Mais aussi : quel courage! Cela reflète une réelle indépendance d'esprit. La notice biographique du coffret Das Lied der Nachtigall lui attribue d'ailleurs cette citation pleine de bon sens, d'après laquelle "le talent seul ou une belle voix ne suffisent pas. Il en faut beaucoup plus: du travail, du bon sens, de l'instinct, de la personnalité et de la décence. Avec en prime un brin d'ambition." Ces qualités, alliées à une voix magnifiquement placée, des aigus vertigineux d'une clarté inouïe et une prononciation tirée au cordeau, ont en effet permis à Ingeborg de devenir l'une des plus grandes, tandis que la conscience de certains défauts lui a permis de garder les pieds sur terre malgré l'incomparable légèreté de son chant. À quelques exceptions près, elle s'est de la sorte principalement cantonnée à son registre de soprano léger, exploité avec brio, et soutenu par un jeu de comédienne espiègle et toujours dynamique. Ceci explique sûrement la place importante accordée à l'opérette dans sa discographie, ce que certains lui reprochent mais qui n'est certainement pas pour me déplaire! En outre, son physique avantageux a l'insigne honneur d'être particulièrement photogénique, ce qui lui a permis de multiplier les apparitions télévisées tout au long des années 1960 et 1970, les émissions concernées étant le parfait témoin de son exquise personnalité scénique.

Pour moi, le mot qui définit le mieux Ingeborg Hallstein est lumière : qu'elle émane de sa voix ou de sa prestance, la lumière qu'elle dégage me rend sincèrement heureux et reste un délice de tous les instants. C'est ainsi sans surprise que je conclurai cet hommage par un florilège de ses interprétations les plus légères et lumineuses.


''Sperai vicino il lido'', aria issu de Démophon, un opéra écrit par Métastase et mis en musique pour la première fois par Caldara en 1733. De nombreux compositeurs ont par la suite repris le livret, ou à défaut certains passages, à l'instar de Mozart à qui nous devons l'adaptation de cet aria pour soprano. C'est un véritable tourment pour le héros Timante, qui cherche à protéger sa fiancée du sacrifice ordonné par le roi de Thrace Démophon, et qui se lamente d'être transporté de rocher en rocher au cœur de la tempête. Cependant, la mélodie de Mozart annonce le dénouement optimiste : Ingeborg Hallstein, qui vogue avec les anges, ne reflète peut-être pas tout à fait la force du drame qui se joue à ce moment de l'histoire, mais lorsque l'on atteint une clarté et une précision telles sur les plus hautes notes, c'est un ravissement sans égal.

''Duo de Papageno et Papagena'', extrait de La Flûte enchantée, opéra de Mozart qu'on ne présente plus, écrit par Emanuel Schikaneder, créé à Vienne en 1791. Dans cette émission de 1969, Ingeborg accompagne l'animateur et chanteur autrichien Peter Alexander qui s'essaie pour la première fois à l'opéra. Le résultat est absolument irrésistible : la complicité entre les deux interprètes est adorable, et il est sincèrement impossible de ne pas succomber au charme espiègle de la chanteuse!

''Una voce poco fa'', célébrissime cavatine du Barbier de Séville de Rossini, sur un livret de Cesare Sterbini, créé à Rome en 1816. Comme indiqué plus haut, Ingeborg Hallstein s'est principalement illustrée dans sa langue natale, donnant de cet aria une coloration nouvelle qui me plaît beaucoup. Surtout, sa magnificence dans les ornements est impressionnante : on sent bien le côté volontaire et spontané de Rosine, une jeune femme qui saura se montrer bien moins docile que prévu pour obtenir ce qu'elle veut.

''Gualtier Maldè... Caro nome'', air de Gilda, la fille du Rigoletto de Verdi, créé à Venise en 1851 d'après un livret de Francesco Maria Piave. Fidèle à son propre langage, la cantatrice est tout simplement divine en reprenant les hautes notes d'une héroïne qui s'évade dans sa rêverie, songeant au faux étudiant dont le nom est cher à son cœur.

''È strano... Ah fors'è lui...'', air de Violetta, la fameuse traviata de Verdi dont l'histoire fut contée par Francesco Maria Piave, en une création vénitienne de 1853. Osant une fois n'est pas coutume le drame pur, et rendant à la partition son langage d'origine, Ingeborg montre par cette belle interprétation ce qu'elle sait faire dans une tonalité moins habituelle.

''Les Oiseaux dans la charmille'', air de l'automate Olympia tiré des Contes d'Hoffmann d'Offenbach, créés à Paris en 1881 d'après un livret de Jules Barbier. Atteignant des hauteurs démesurées, la chanteuse est sans surprise très à l'aise dans cette composition folle qu'elle reprend en allemand.

''Frühlingsstimmen'' (Voix du printemps), valse de Johann Strauss fils jouée pour la première fois à Vienne en 1883. C'était un passage obligé pour Ingeborg Hallstein, qui se révèle particulièrement virtuose, légère, joyeuse et incarnée dans cette exquise célébration d'une saison qui invite à l'amour au rythme du chant des oiseaux. Sa façon de faire passer la lumière et le plaisir de chanter sur son visage reste un véritable modèle pour moi, qui ai encore tendance à me montrer trop sérieux dans mon chant.

''Die Melodie des Lebens'' (La Mélodie de la vie), sous-titrée ''Seit Vielen Tausend Jahren Gibt Es Lieder'' (Il existe des chansons depuis des milliers d'années), lied composé par Franz Grothe, sur des paroles de Willy Dehmel. Le texte nous dit que de nouvelles mélodies émergent constamment de l'amour et de la souffrance, de la loyauté et du bonheur : la mélodie de la vie, à savoir le chant du bonheur et de la souffrance, sonne jour et nuit à travers l'espace et le temps. Ingeborg est d'une sérénité exemplaire dans ce genre, le lied, typique de son pays natal.

''Ich fühle herrlich'' (I Feel Pretty), chanson composée par Leonard Bernstein, sur des paroles de Stephen Sondheim, issue de la célèbre pièce musicale West Side Story d'Arthur Laurents, créée à Broadway en 1957. Aidée par une solide formation dans le monde de l'opérette, Ingeborg est aussi une idéale interprète de comédies musicales. Mais c'est encore sa prestance et son jeu engagé dans le registre comique qui font la différence, la cantatrice se révélant tout à fait à sa place dans cet univers inattendu, qu'elle aborde avec une grâce formidable.

''Vöglein soll'n nicht hungrig sein'' (Feed the Birds), chanson écrite et composée par Richard et Robert Sherman, pour l'adaptation de Mary Poppins par les studios Disney (1964). Une autre performance qui confirme ce que je disais à l'instant. À l'écoute, sa gouvernante est sûrement moins sévère que Julie Andrews, mais elle n'en reste pas moins aérienne et bien déterminée à mettre du baume au cœur. Un régal!

C'est tout pour aujourd'hui, en espérant que cette poignée de chansons lumineuses saura égayer votre journée. Vous pourrez découvrir bien d'autres interprétations d'Ingeborg sur les chaînes vidéos des utilisateurs qui m'ont permis de découvrir cette dame de grand talent. Je lui réitère mes vœux d'anniversaire, et la remercie pour la joie qu'elle m'apporte au quotidien!


samedi 15 mai 2021

Le Bal des 41

                                              
Enfin un film gay que j'ai bien aimé : c'est assez rare pour être noté! En général, je trouve le cinéma lesbien plus réussi, en particulier le magnifique Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, alors que les romances entre hommes encensées par la critique m'ont toujours laissé un peu froid, du sinistre Brokeback Mountain au sirop de pêche trop sucré Call Me by Your Name. Ce qui ne veut pas dire que Le Bal des 41, de David Pablos, soit parfait, loin de là, mais force est de reconnaître que ça m'a davantage ému. Sans doute parce que je vis mentalement dans le passé, et que je me reconnais davantage dans les mœurs patriciennes du XIXe siècle, au sens large du terme, que dans les moyens de rencontres contemporains. Disons que je suis plus attiré par les hommes bien costumés d'antan, tels Félix Youssoupov ou mon fantasme ultime Basil Rathbone dans le palais Karénine, que par les bombes insipides de notre époque tels Armie Hammer ou Jake Gyllenhaal. Ainsi, voir deux moustachus latins évoluer de rivières en palais était sûrement plus attrayant pour moi, mais chacun ses goûts. Le plus surprenant, c'est qu'il s'agit d'un film mexicain, alors que j'ai habituellement une peur panique de ce pays là, pour deux raisons. La première, c'est que je reste traumatisé par les vingt premières minutes d'un film des années 1970 qui repousse les limites de ce que peut supporter l'esprit humain; la seconde, c'est qu'une amie m'a certifié que les images d'Épinal de crimes et de cartels abondamment diffusées par les informations sont loin d'être des clichés. Heureusement, rien de tout cela dans ce film élégant, plus proche de l'esthétique impériale de Juarez de William Dieterle, qui me plaît tant.

L'histoire est inspirée de la réalité. Le 17 novembre 1901, quarante-et-un hommes de la haute société de Mexico, membres d'un groupe homosexuel clandestin, furent arrêtés par la police du président Porfirio Díaz à l'occasion d'un bal travesti. La rumeur disait qu'un quarante-deuxième participant, le député Ignacio de la Torre y Mier, était également impliqué, mais qu'il ne fut pas inquiété puisqu'il était le propre gendre du président, depuis son mariage avec Amada Díaz. Le film retrace les événements qui ont mené au drame, à travers cette union de convenance forcément ratée, et l'histoire d'amour parallèle entre Ignacio et le bel Evaristo Rivas, secrétaire au parlement.

La mise en scène est de facture classique, nous offrant de belles images qui emprisonnent les héros dans des relations sans avenir. Par exemple, l'hôtel particulier du couple de la Torre a beau être tapis de couleurs chatoyantes, il n'en reste pas moins une cage dorée dont les lignes verticales des vases et des étagères diminuent le moral des habitants. De même, la photographie sombre des rendez-vous nocturnes à la lueur des bougies laisse planer une ombre sur une vraie passion qui ne peut se vivre au grand jour. Surtout, le montage final qui alterne entre les tourbillons ralentis de la danse travestie et l'arrivée martiale de la milice, est notoirement saisissant. Les personnages, qui voulaient simplement s'offrir quelques moments de grâce pour se libérer d'une vie publique hautement codifiée, sont vraiment attachants, ce qui rend l'attente du sort final d'autant plus pénible, et le verdict d'autant plus insoutenable. David Pablos réussit un joli balancement entre carcan et désir d'évasion, ce qui au-delà des sentiments individuels est également le tableau d'un régime politique hautement controversé. En effet, la présidence de Porfirio Díaz paraît pour le moins ambivalente : je ne connais pas assez l'histoire du Mexique pour en juger, mais il semble bien que malgré la modernisation de son pays orchestrée par ses soins, il fût avant tout un dictateur qui s'est accaparé le pouvoir pendant 35 ans, et qui n'a pas hésité à réprimer sévèrement toute forme de contestation. Le film reflète bien cet état des choses, faisant du chef d'État une figure froide ne supportant pas la contradiction au sein même de sa famille, et toujours cernée par la présence inquiétante de son garde du corps impassible.

Pour donner un peu de contraste à ce climat politique glaçant, le réalisateur donne à ses images une sensualité toute pyrique, montrant Evaristo et Ignacio porter leur nudité avec autant d'élégance que leurs vêtements luxueux, et filmant leurs étreintes avec un véritable sens du raffinement, sans jamais rien de vulgaire. C'est là un savoir-faire qui rend leur amour d'autant plus fort, et qui est plus à même de susciter bien des fantasmes : Emiliano Zurita et Alfonso Herrera ne sont pas mon genre dans la vraie vie, mais leurs barbe et moustache à l'ancienne leur donnent un charme certain, tandis que la force de conviction de leur jeu les rend particulièrement touchants. Les costumes savent également les mettre en valeur, la robe de bal d'Ignacio parvenant même à le rendre aussi séduisant en femme qu'en homme. J'ai moi aussi souvent rêvé de me travestir à l'occasion, mais à l'unique condition que le résultat soit élégant : mes modèles sont Eleanor Parker dans La Mélodie du bonheur, et Marlene Dietrich dans Désir. Je suis dès lors ravi de découvrir un film où des hommes parviennent à être magnifiques en femmes, sans avoir rien d'une drag-queen.

En revanche, David Pablos ne peut s'empêcher de tomber dans le mauvais goût concernant les personnages secondaires. Les réunions du club se transforment rapidement en priapées, ce qui malgré la distinction des membres de l'élite mexicaine est très éloigné de mes propres désirs : j'adore l'amour comme tout le monde, mais n'étant pas prénommé Tallulah, c'est une chose que je ne peux concevoir qu'à deux, dans l'intimité d'une chambre! Cela dit, l'orgie en question est plutôt joliment filmée, même si cela implique pour les personnages un courage et une abnégation que je n'aurais jamais en la matière. Pour sûr, la sensibilité du metteur en scène est fascinante, car elle parvient toujours à donner une certaine allure au trivial le plus pur, qu'il s'agisse d'un duel théâtral aux épées phalliques, ou d'un massacre de La Flûte enchantée par un ministre qui s'improvise diva. Ces choses là auraient pu me gêner terriblement, mais David Pablos parvient à les rendre captivantes, preuve que le talent revêt toujours une part de mystère.

Enfin, outre la beauté plastique des corps et de la décoration d'intérieur, le film doit également beaucoup à ses interprètes de qualité. Alfonso Herrera est un très bon héros, complexe comme il se doit, torturé par le rôle qu'il doit jouer à la ville mais n'éprouvant jamais de honte dès qu'il retrouve ses compagnons de route. Il esquisse également très bien le côté misogyne d'Ignacio, qui ne sait rien faire d'autre que blesser sa femme en consommant leur union avec force maladresse, et qui cherche à l'exclure de sa vie avec un ton paternaliste aussi insupportable que celui de son beau-père. Ce conflit marital prend d'autant plus d'ampleur que Mabel Cadena ne se contente pas de rester dans l'ombre. Humiliée et rejetée dans l'intimité du foyer, Amada tente de faire bonne figure avec une vraie lumière devant ses amies cancanières, mais on sent bien à quel point le dépit la ronge, jusqu'à la transformer en machine de guerre beaucoup plus venimeuse que la May Welland du Temps de l'innocence. Quand sa condition la fait trop souffrir, elle ne cherche plus à emprisonner son mari sous des flots de douceur feinte et de fausse soumission, préférant au contraire une joute ouverte à l'issue de laquelle des vies sont en jeu. L'actrice passe ainsi très bien de l'oie blanche qu'elle s'est efforcée de jouer contre son gré à la digne fille de son père, conduisant par-là même l'histoire vers une conclusion qui ne manque pas de laisser une empreinte indélébile. Emiliano Zurita, qui reste un peu dans l'ombre de son partenaire, est quant à lui très bon, également, quoiqu'un peu moins marquant.

Conclusion : je n'ai finalement que du bien à dire sur ce beau drame à l'ancienne, qui me touche sincèrement plus que les romances gays américaines de ces dernières années. Concrètement, je n'ai rien à reprocher au film, et cependant, je ne me verrai pas monter à plus de 7/10. J'ai beaucoup aimé, l'histoire est fort émouvante, la mise en scène est bien huilée, le sensuel confine au sublime et les trois personnages centraux sont tous complexes et bien développés, mais quelque chose me retient de crier au chef-d'œuvre, sans que je puisse exactement définir quoi. Cela dit, sur la vingtaine de films vus pour l'année 2020, Le Bal des 41 reste tout de même mon favori à ce jour, ce qui est bon signe. Comme complément d'information, soulignons qu'un groupe de lesbiennes a subi le même sort que les hommes en cette fatale année 1901 à Mexico, bien que l'événement fût nettement moins commenté par la presse. Tout cela est désolant et me donne envie de hurler : j'ai vraiment toutes les peines du monde à comprendre pourquoi une chose aussi naturelle que l'homosexualité a été réprimée pendant tous ces siècles.

samedi 8 mai 2021

Faide royale

                             

On m'a offert un accès à Disney+ cette année, ce qui m'a permis de rattraper mon retard sur tous les longs-métrages d'animation que j'avais royalement snobé après 2000, et plus encore, d'avoir enfin déniché la série de Ryan Murphy Feud (2017), qui retrace la rivalité entre deux icônes gretalluliennes, Bette Davis et Joan Crawford, entre les tournages de Baby Jane (1962) et Chère Charlotte (1964). Comme vous le savez, Hollywood du même scénariste m'a totalement diverti malgré certains défauts, mais cette faide, coécrite par Jaffe Cohen et Michael Zam, valait-elle l'attente?

On pourrait croire que j'ai adoré : j'ai assez fait parler l'esprit des dames par le passé pour être objectivement le cœur de cible visé, mais en réalité je ne suis pas plus enthousiaste que ça. Il faut dire qu'en neuf ans d'écriture j'ai mûri : les crêpages de chignons de divas, qui me faisaient tant rire à 24 ans, ne m'amusent plus vraiment désormais. Si je devais être ami avec des stars de l'époque, je danserais plus volontiers avec Myrna Loy, et préférerais prendre le thé avec Irene Dunne et Greer Garson, plutôt que chercher à apaiser les tensions entre des battantes certes plus flamboyantes, mais finalement beaucoup trop anxiogènes pour générer une amitié durable. Encore que je sois le roi de la diplomatie féminine! Je ne compte plus le nombre de querelles de lycéennes qu'il m'a fallu arbitrer jadis, souvent sans qu'on me demande mon avis, avec autant d'échecs que de réussites! Mais aujourd'hui, je n'ai plus de temps à perdre avec les ego surdimensionnés qui voudraient rester au centre de l'attention.


Ce qui ne diminue en rien mon admiration inaltérable pour le talent des dames. Je regarde en moyenne trois ou quatre films avec Bette Davis et Joan Crawford une fois par an : elles sont, en compagnie d'autres étoiles capricieuses telles les divines Greta, Marlene, Miriam et Pola, certains de mes plus grands éblouissements culturels, à tel point qu'il se passe rarement plus de trois jours sans que je pense à la plage d'Humoresque, ou au filet de dentelle de La Lettre. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que leurs photographies trônent en maîtresses dans ma chambre à coucher. Sans compter que, dans la vraie vie, j'ai tendance à être très ami avec des personnalités de type Bette! Mais le fait est bel et bien là : les querelles d'artistes ou la compétition féminine ne me divertissent plus.


J'ai dès lors eu assez de mal à rentrer dans la série en question, qui enfonce des portes ouvertes avec des béliers colossaux dès les premiers épisodes, pour insister sur le degré hautement toxique de deux femmes qui se détestaient, et inventer au passage une pléiade de coups bas pourtant loin d'être avérés dans la réalité. Joan Crawford passait-elle vraiment tout son temps libre à comploter avec Hedda Hopper pour influencer la critique? Si oui, je veux bien que l'on me montre tous les articles orduriers prétendument écrits par la dame aux chapeaux, car je n'en ai jamais trouvé trace jusqu'à présent. La série touche certainement une part de vérité en soulignant qu'aucune des personnes portraiturées n'étaient des saintes : il n'y a qu'à voir les apparitions de Crawford à What's My Line?, ou les interviews d'elle et de Davis où l'on n'hésitait pas à médire sur son prochain pour amuser la galerie, pour savoir que les deux étaient passablement nocives, surtout l'ancienne star de la MGM qui s'enfermait dans un personnage de grande dame qui sonnait faux. Mais tant de venin craché par raz-de-marée dans les premiers épisodes a rendu le visionnage particulièrement ardu, même pour moi et mes dialogues fictifs de stars d'antan.

Ryan Murphy parvient heureusement à édulcorer le poison dans la seconde partie, en soulignant que les deux comédiennes étaient avant tout victimes d'un système misogyne incarné ici par Jack Warner (Stanely Tucci). Toutes deux ont dû lutter pour s'imposer, avec les armes à leur disposition : l'une avec son charisme glamour cherchant à faire oublier ses origines plus que modestes, l'autre avec son tempérament de feu qui refusait de se plier aux conventions. Irene Dunne disait qu'elle avait préféré tirer sa révérence avec grâce plutôt que chercher à tourner coûte que coûte, quitte à courir avec une hache dans des navets de série B. Bette Davis comme Joan Crawford avaient une énergie différente : chacune avait le sentiment d'avoir encore quelque chose à prouver, même après trente voire quarante ans de carrière. Le manque d'affection parentale, puis filiale, a créé en elles un vide qu'il leur fallait combler en restant dans la lumière des projecteurs, puisque leur fin au cinéma aurait signifié une mort personnelle à petit feu. Davis voulait absolument être reconnue comme la plus grande actrice du monde pour compenser une supposée laideur que les studios lui reprochaient depuis ses débuts; et Crawford a toujours dû prouver son talent alors qu'elle était déjà une actrice éblouissante et formidable dès la fin des années 1920. La série prend dès lors un tour tragique lorsqu'on réalise à quel point les dames qui firent la renommée du cinéma en son âge d'or furent trainées dans la boue, une fois qu'on ne leur proposait plus de rôles à leur mesure passée la cinquantaine. C'est très triste : la narration du tournage de Trog fait d'ailleurs très mal tant la souffrance de Crawford paraît sincère.

De la sorte, Feud est une série qui exagère un peu sur son côté vulgaire, avant de trouver un ton plus juste à mesure que les portraits sont mieux esquissés. Toutefois, j'ai du mal à croire que les deux rivales étaient aussi obsédées l'une par l'autre même en fin de vie. J'imagine mal Davis tenter d'appeler Crawford en pleine nuit dix ans après leur dernière rencontre, ou Crawford désirer encore l'estime de sa consœur sur son lit de mort, alors qu'elle avait des photos de personnes plus chères à son cœur, comme Barbara Stanwyck, pour la consoler. Le repas imaginaire chez Joan qui parle aux fantômes du passé se fait d'ailleurs au son des violons : c'est trop ostensiblement tire-larmes malgré son esprit délicieusement mélodramatique comme dans les films d'antan. Notons tout de même que la série est un peu déséquilibrée entre les deux dames : elle est entièrement centrée sur Crawford, Davis pouvant être quasiment considérée comme secondaire. Ryan Murphy passe d'ailleurs tout son temps à justifier le talent de Crawford en écrivant qu'elle n'aurait pas duré si longtemps sans avoir été une grande actrice et une très grande star. Le talent de Davis étant acquis dès le départ, il passe moins de temps avec elle.

Physiquement, la distribution de Jessica Lange en Joan est légèrement problématique. Crawford avait le visage le plus photogénique de l'histoire du cinéma, avec des traits fort singuliers qui se démarquaient encore dans les années 1960, si bien que le visage botoxé de son incarnation a du mal à soutenir la comparaison. Cela n'empêche pas Jessica Lange de communiquer avec brio des émotions contradictoires, se montrant notoirement bouleversante dans le dernier épisode tout de larmes et d'amertume. Mais j'ai un peu de mal à y voir Crawford à chaque instant : c'est par endroit très réaliste, mais à certains moments pas tout à fait convaincant, malgré la haute qualité de son travail. Elle fait tout son possible pour ne surtout pas imiter Faye Dunaway par son jeu plus sobre, mais la série joue tout de même en sa défaveur en recréant des scènes de Maman très chère au costume près, rendant le "Fuck you!" de Jessica Lange nettement moins mémorable que l'illustrissime "Don't fuck with me, fellas!" devant un groupe de mâles insipides. Dunaway, qui ne fut pas épargnée par Bette Davis, a surtout l'avantage d'avoir la voix la plus crawfordienne du cinéma contemporain, d'où un mimétisme vocal qui parvenait à la rendre convaincante il y a quarante ans, malgré les outrances d'un jeu volontairement camp. Jessica Lange a plus de mal à s'imposer directement en Crawford, mais son jeu est plus juste, et comme je le disais, on finit par y croire véritablement une fois que les personnages sont posés. Gloire à elle de chercher à en donner son interprétation, sans chercher à imiter la création passée.

À l'inverse, Susan Sarandon était le meilleur choix physique imaginable pour incarner Davis. Aidée par le maquillage et une voix qu'elle prend soin d'érailler pour marquer l'usure provoquée par la cigarette, elle est criante de vérité par rapport aux interviews que l'on connaît de la dame. Néanmoins, son fiel manque d'un chouia d'énergie lorsqu'elle domine sa rivale du haut de son mépris, ou lorsqu'elle passe en revue les autres légendes du septième art pour diminuer leurs qualités. Elle n'en reste pas moins très charismatique, et très juste dans sa relation aux alliés : on savait Davis magnanime avec les gens qu'elle estimait, et cela se ressent dans la franche camaraderie créée par Susan Sarandon avec ses partenaires. Crawford en devient pathétique par comparaison, d'où la justification permanente de Ryan Murphy, et le rééquilibrage en sa faveur concernant le talent maternel des dames. Ici, Christina n'est que brièvement évoquée en une scène où Joan a du mal à se décider à lui envoyer ses félicitations : la fille la plus présente est Cathy, qui finit par lui avouer qu'elle ne pouvait pas rêver meilleure mère qu'elle. On sent bien la volonté du scénariste d'effacer toute trace de cintre en fil de fer... Bette passe quant à elle pour une matriarche orgueilleuse qui ne parle que d'elle à sa fille handicapée, et qui finit rejetée par B.D. pour avoir apparemment violenté ses petits-enfants en état d'ivresse. Dommage que Ryan Murphy n'ait pas intégré le point de vue du fils adoptif, qui à l'instar de Cathy Crawford dans l'autre famille n'a toujours dit que du bien de sa mère, rejetant les accusations de la sœur aînée.

Par contre, une chose qu'il est impossible de pardonner dans l'interprétation des dames, c'est qu'elles sont excessivement mauvaises dès qu'elles doivent jouer des scènes classiques de Baby Jane, Chère Charlotte, ou Lady in a Cage pour OdeHa. Ni Davis, ni Crawford, ni de Havilland n'auraient proposé des prises aussi calamiteuses, affaiblies par des voix mal placées, ce qui est très loin de faire honneur aux modèles. Tant qu'à recréer la magie des stars à la ville, autant faire de même avec leur image à l'écran, parce que personne ne serait allé voir Baby Jane si les scènes proposées par Feud avaient été retenues dans le montage final. De son côté, Olivia de Havilland est sûrement le personnage dont l'image est la plus écornée par la série : on comprend tout à fait qu'elle ait porté plainte, tant le portrait de Catherine Zeta-Jones révèle une garce médisante qui semble plus proche d'un humanoïde reptilien que d'un être humain pétri d'émotions sincères. Olivia ne m'a jamais paru sympathique comme personne, tant elle semblait bouffie d'orgueil, peu naturelle les soirs de remises de prix, et s'adressant à son prochain avec un air supérieur, mais Madame Douglas insiste uniquement sur ses aspects les plus négatifs, ce qui finit par dégouliner d'ennui. Même quand elle vient soutenir son amie Bette, elle semble détachée de tout, comme si incapable de ressentir la moindre émotion. Pas étonnant que l'actrice centenaire s'en soit offusquée.

À vrai dire, les personnages secondaires remarquables sont à chercher en premier lieu du côté d'Alfred Molina, qui montre bien le tourment de Robert Aldrich de n'être pas reconnu à sa juste valeur. Jackie Hoffman est pour sa part ultra mémorable dans le rôle de Mamacita, la bonne impassible de Crawford qui, sous son masque de ménagère aigrie, n'oublie jamais d'exister par elle-même et fait preuve d'une ouverture d'esprit inattendue. Avec l'exquise Alison Wright incarnant le visage du féminisme des années 1960 et 1970, elle compose la scène la plus rafraîchissante de la série, encourageant l'assistante du metteur en scène à se lancer dans une carrière de réalisatrice afin de s'émanciper des carcans masculins, ce que les deux étoiles de la production ont échoué à faire malgré leurs combats. En revanche, la géniale Judy Davis est presque trop sympa pour être une Hedda Hopper crédible. Cette femme était l'un des personnages les plus détestables de l'histoire d'Hollywood, mais en insistant sur son aspect cocasse et grotesque, Davis ne la rend pas aussi haïssable qu'il le faudrait. Quant à Kathy Bates, elle est super cool comme à son habitude, mais Joan Blondell n'a finalement pas grande incidence sur l'histoire. Autrement, Serinda Swan est pas mal du tout en Anne Bancroft, mais je ne suis pas convaincu par la Geraldine Page de Sarah Paulson : en 1963, la dame en était à sa troisième nomination aux Oscars, mais Paulson fait d'elle un être timoré qui se laisse manger tout cru par Joan Crawford. Comparé à Alexandra del Lago, j'ai toutes les peines du monde à y croire.

Conclusion : avoir distribué des comédiennes dix ans plus âgées que leurs modèles à l'époque des faits est un choix intéressant pour souligner les effets sordides de la misogynie des hommes qui dominent le cinéma, et qui ont toujours rejeté les femmes une fois leur jeunesse passée. La critique de cette odieuse façon de penser est réussie, mais Ryan Murphy tombe lui-même dans des travers non féministes en jouissant de la rivalité toxique des deux actrices, forçant le trait avec trop d'ardeur dans un premier temps, avant de sortir les violons d'une manière peu subtile. C'est ce qui m'empêche d'aimer Feud autant que je l'eusse voulu : le manque de finesse ne rend pas cette série réellement mémorable, bien que l'auteur ait fait bien pire par la suite. Le happy ending injustifiable du plaisant Hollywood, puis le divertissant mais apocalyptique The Prom sculpté à la tronçonneuse, m'en sont témoins. Heureusement, il nous reste le rêve. Je me plais à imaginer Bette Davis en Brunehilde et Joan Crawford en Frédégonde, deux guerrières en cuirasse partagées entre guerre et paix, qui resteraient obsédées l'une par l'autre sans jamais se rencontrer. Dommage que la Warner ne se soit jamais intéressée aux Mérovingiens, c'eût été palpitant!