mardi 28 décembre 2021

L'Averse



Vite ! Pour nous laver de la fange, partons à Téhéran sous une bonne averse persane ! Ragbār (رگبار) pourrait également signifier « tempête » dans sa langue originelle, comme pour marquer le tumulte des sentiments des héros, mais c'est bel et bien une averse qui constitue le morceau de bravoure du film, alors que l'instituteur raccompagne la couturière dont il est épris chez elle. Il s'agit là du premier film de Bahram Beizai, qui fut montré au printemps 1972 lors du premier festival international du film de Téhéran. L'histoire est celle du professeur Hekmati, un instituteur nouvellement nommé dans le quartier, qui brille par sa grande maladresse et a par conséquent toutes les peines du monde à se faire respecter par ses élèves. Forcé d'expulser l'un d'entre eux lors d'une séance plus turbulente qu'à l'accoutumée, il fait la rencontre de la sœur aînée de celui-ci, la très belle et charismatique Atefeh, qui lui montre beaucoup d'hostilité en raison de ce geste, car il est à ses yeux très important que son frère continue à étudier afin de s'élever socialement, sans rester comme elle bloquée comme ouvrière textile dans une petite boutique locale. Chemin faisant, ces deux êtres apprennent à se connaître au gré de leurs rencontres dans les rues de la capitale, malgré tous les obstacles que leurs voisins mettent sur leur route, du boucher du coin qui veut Atefeh pour lui, au directeur de l'école qui voudrait bien marier sa fille à M. Hekmati. Y a-t-il une issue possible pour ce couple improbable ?

Décidément, Ragbār est à l'image de son héros : c'est un film absolument touchant et passionnant, bien qu'empreint de maladresse dans sa manière de s'adresser à son public. Cette gaucherie se lit principalement dans son montage très saccadé, qui donne parfois l'impression d'être le fait d'un débutant, mais quand on sait que Bahram Beizai a eu toutes les peines du monde à trouver les financements nécessaires, et que les copies en circulation ont toutes été détruites par le gouvernement après la révolution de 1979, au point que seule une pellicule endommagée sous-titrée en anglais a pu être récupérée et restaurée tant bien que mal, on fermera les yeux sur cet assemblage d'images pas toujours très fluide. D'ailleurs, ce ne serait pas faire honneur au film que de s'arrêter sur ce point, alors que la mise en scène du réalisateur est constamment inspirée. En effet, les images sont fortes, de la salle de classe délabrée que M. Hekmati veut reconstruire, à la discussion dans un jardin public parsemé d'élèves, tandis que certains mouvements de caméra sont d'autant plus parlants, à l'instar de la lampe de chevet, seul objet précieux du professeur qui emménage, qui nous tient en haleine à dévaler la rue comme le ferait son propriétaire pataud, sans parler de cette merveilleuse séquence où l'instituteur et Atefeh errent dans un dédale de vieilles rues où les enfants ont tracé des lignes noires, tel le fil d'Ariane, pour les aider à se rencontrer et à vaincre leur timidité !

La jolie séquence de l'averse, et la gêne palpable qui perce lors de la conversation sous le porche, puis lors des présentations à la grand-mère sourde qui s'imagine des choses, met aussi en lumière le savoir-faire de Bahram Beizai dans l'illustration visuelle de sa narration, alors que les motifs vestimentaires de la dame et la blancheur du manteau de son soupirant sont joliment contrastés dans la nuit urbaine. L'interminable voile noir dont se recouvre parfois l'héroïne, lorsqu'elle se sent embarrassée, lui donne également beaucoup d'allure en plein jour, dans les rues blanches baignées de soleil, la faisant apparaître comme une ombre insaisissable qui souhaite avant tout rester maîtresse de son propre destin. Si Ragbār brille par ses images et ses symboles, c'est aussi un très beau portrait d'individus normaux et joliment réservés, un peu en décalage avec une société qui attend d'eux plus d'exubérance. M. Hekmati se mettra même à la boxe et aux pompes pour tenter d'affirmer sa virilité, et chercher à rendre les coups que lui a donné son rival machiste, tandis que la patronne d'Atefeh l'encourage vivement à mettre sa pudeur de côté afin de répondre franchement aux avances de l'intellectuel, plutôt que prendre le risque de finir par défaut avec le boucher qui cogne sur tout ce qui bouge sans réfléchir.

Mais les amoureux restent toujours fidèles à eux-mêmes, et c'est pour cela qu'ils sont attachants. On constatera surtout avec plaisir que le scénario met l'accent sur leur indépendance d'esprit. Ainsi, M. Hekmati n'aura aucun scrupule à laisser choir la charmante jeune fille qu'on essaie de lui mettre dans les bras, tandis qu'Atefeh regrette que son frère, sa grand-mère et sa patronne comptent exclusivement sur elle pour tout, sans jamais chercher à comprendre ses aspirations à elle. Quel contraste, entre ces héros discrets et un boucher bourrin, ou une belle-mère en puissance particulièrement braillarde. Un autre personnage attachant, c'est le barbier, confident de M. Hekmati, qui se démarque dans le quartier par son allure et sa finesse d'esprit. Les comédiens sont finalement très à l'aise pour porter cette comédie dramatique sur leurs épaules, notamment Parviz Fannizadeh, qui a totalement le physique de l'emploi avec un corps longiligne n'ayant rien à voir avec la robustesse des autres hommes, et Parvaneh Massoumi, dont la beauté à couper le souffle n'éclipse en rien son grand talent dans le registre du « silence expressif ».

La fin, magnifique, m'a quant à elle confirmé que j'ai vraiment adoré ce film, qui a aussi une valeur historique significative puisque l'on y suit une romance sentimentale dans l'Iran des shahs, à l'époque où les jeunes femmes n'étaient pas obligées de se voiler la tête, et où une ouvrière pouvait vouloir avancer par elle-même sans avoir de comptes à rendre aux hommes de son entourage. La fille du directeur de l'école, éduquée et vêtue à l'occidentale, est l'image d'Épinal de cette société ante-révolutionnaire, bien que l'on ne puisse retenir un pincement au cœur en regardant le film, en se disant que tout cela allait disparaître dès la fin de la décennie. Bahram Beizai a tout de même réussi à poursuivre sa carrière dans son pays malgré ses démêlés avec la censure, tandis que Parvaneh Massoumi a remporté plusieurs prix d'interprétation au festival international du film de Fajr dans les années 1980. Parviz Fannizadeh est quant à lui décédé juste après la révolution, possiblement d'une overdose d'héroïne, ou du tétanos selon les sources. Il était connu comme étant le premier acteur iranien à avoir usé de la méthode Stanislavski. Tout ce beau monde a contribué à faire de Ragbār un excellent film que je vous recommande chaudement.

Marquise des fanges


 
Il y a cinq ans, Francesco me faisait, sous l'article consacré à Saint-Cyr, la recommandation suivante : "Si  tu veux voir le plus mauvais film se déroulant sous le règne de Louis XIV, je peux te conseiller Marquise avec Sophie Marceau, que j'ai vu en espérant soit un film camp, soit un film divertissant moins épouvantable que sa réputation et qui s'est révélé non seulement tellement mal joué qu'il en devenait hilarant (quand même) mais en plus franchement insupportable (mais vraiment : j'ai un sentiment rare de pénibilité au cinéma, moi qui suis bon public)." Eh bien, comme ce "film" est passé à la télé hier soir, j'ai pu vérifier l'exactitude absolue de ces propos ! C'est abjectement mauvais, et pour couronner le tout, même pas drôle : on en est presque à regretter Silvana Pampanini dans La Tour de Nesle, c'est dire ! Sachant que l'histoire retrace le succès de Mademoiselle Du Parc dans les plus belles pièces de Molière et Racine, il y avait pourtant matière à de belles choses. Que de gâchis…

La comédienne en question fut, comme le rappelle le scénario, la créatrice du rôle d'Andromaque du célèbre tragédien. En parlant de belles lettres et de beaux vers, avec les plus belles musiques du temps comme mélodie, Marquise aurait dû être un véritable bouillon de culture. Las ! Véra Belmont, la réalisatrice, s'est arrêtée aux trois premières lettres, ancrant son propos dans de la grossièreté crasse qui n'aurait même pas fait rire une personne du Grand Siècle, époque pourtant plus aguerrie que la nôtre aux choses naturelles. Mais on cherchera en vain du réalisme historique là-dedans : le film n'est qu'une infâmie répugnante, ni plus ni moins. L'ouverture montre d'ailleurs des femmes montrer leurs fesses pour aller uriner devant une foule qui se presse pour ce "spectacle", tandis que la scène suivante se croit fort drôle, à montrer l'héroïne se faire passer sur le corps sans enthousiasme tout en poursuivant une conversation avec un tiers, alors que c'est bêtement lamentable et anti-cinématographique au possible. Malheureusement, le reste du film est du même acabit : on y verra tour à tour Marquise montrer son vagin en dansant pour plaire au roi, Louis XIV faire asseoir une femme à poil dans un gâteau à la crème, ou encore La Voisin faire l'amalgame entre les verbes prier et pisser à l'église. Ce qui est vraiment navrant, c'est qu'on sent que la metteuse en scène a cru donner de l'humour et de la légèreté à son œuvre, alors que ses images sont d'une lourdeur effarante qui donne envie de détourner les yeux à chaque minute.

Il n'y a donc rien à sauver dans Marquise. Même le destin hors norme de la comédienne ne parvient pas à intéresser, puisque celle-ci ne gravit les échelons de la gloire que par ses charmes, tout en se voyant enfermer dans un rôle de femme-enfant "à protéger", sans pour autant cesser de coucher avec tout ce qui bouge sans jamais une once de désir sincère. Le pire étant que Mademoiselle Du Parc est hélas incarnée par Sophie Marceau, qui ne prend même pas la peine de composer un personnage et se contente de jouer son propre rôle, celui d'une actrice agaçante qui laisse choir tout le monde dès qu'elle en a marre, et qui continue cependant d'être sollicitée par tout un chacun sans que cela soit justifié par un quelconque talent. Apparemment, la réalisatrice et la comédienne se sont très mal entendues sur le tournage, mais comment pouvait-on croire qu'il serait intéressant de suivre le parcours d'un personnage qui arrête une scène dès qu'il commence à se passer quelque chose pour aller bouder ? Dans ce projet, la pauvre Marquise, dont c'était le vrai prénom, n'est qu'une tête à claques qui nous donne envie de ressusciter Joan Crawford pour l'inviter à venir la mater.

Le reste de la distribution n'est guère mieux : les acteurs masculins exaspèrent à force d'outrance, notamment Bernard Giraudeau composant un Molière épouvantable, tout en réussissant malgré tout à ne pas être pire que Patrick Timsit et Thierry Lhermitte qui, eux, rivalisent de vulgarité. Lambert Wilson est un Racine un peu plus mesuré, mais ça ne l'empêche pas d'être ridicule plus souvent qu'à son tour. Sans compter que, ironie de l'histoire, tout cela se passe dans le monde du théâtre, à la cour comme à la scène. Or, aucun de ces messieurs ne sait maîtriser son souffle : chacune de leurs phrases s'éteignent à mi-chemin sans que la deuxième moitié soit audible ou articulée. Alors, comment supporter de les entendre plus d'une minute dans ces conditions ? Et pour leur malheur, les dames sont tout aussi affligeantes de nullité, notamment les étoiles de la troupe de Molière qui s'offusquent de jalousie telles des pintades, avant de sauter au cou de leur rivale sans absolument aucune raison. Et toutes n'ont que des répliques très crues à la bouche, même la très effacée reine de France ne parle que de cul dans son unique scène. À vrai dire, tout les gens impliqués ne parlent que de cul, les belles rimes d'Andromaque sont quant à elles jetées aux orties, y compris par la principale intéressée qui préfère botter les fesses de sa servante au lieu de lui donner la réplique correctement. Bref, les deux seules personnes qui parviennent à survoler cet étron sont Marianne Basler, plus distinguée que les autres dans le rôle d'Henriette d'Angleterre, et la jolie Estelle Skornik, la seule qui ait l'air de savoir jouer sur une scène de théâtre, dans le rôle d'une Eve Harrington à la française.

Autrement, c'est nul, nul, nul ! Même les couleurs des costumes et décors sont criardes : ça donne mal au crâne et le tout est vraiment pénible. On pourrait également ajouter que l'histoire n'a aucun sens, avec une répétition de La Thébaïde qui devait supposément durer deux jours et qui a l'air de prendre deux ans, et surtout des chocolats empoisonnés qui disparaissent plusieurs mois avant de reparaître intacts quand ça arrange les scénaristes, mais ce serait tirer sur l'ambulance.

Je regrette d'autant plus d'avoir vu ce film que ça vient de me pourrir la joie qu'il y a à écouter mes disques préférés. En effet, la bande-son est signée par l'illustre Jordi Savall, à partir de partitions de Lully, dont entre autres la Bourrée du Divertissement de Chambord, Marin Marais dont le Charivari ouvre le film, ou encore de grands compositeurs anonymes de La Petite Bande, dont le morceau Libertas. Ces beaux airs ont par la suite été réenregistrés par le chef d'orchestre catalan, avant de sortir sur une série de disques sur lesquels j'ai dansé toute mon adolescence. Je refuse que les images de Marquise soient associées à ces souvenirs merveilleux.

Moralité : la fange n'est même pas un mot assez fort pour désigner Marquise. Le résultat est une insulte à la véritable comédienne, qui toute dissolue fût-elle, n'en demandait pas tant, aux plumes de Racine et Molière, au bel esprit du Grand Siècle, et même aux cochons qui ont plus de grâce dans la boue que n'en ont les comédiens à écarter les jambes pour montrer leur toison intime. Même si on ne le savait pas encore à l'époque, il y a même un futur militant d'extrême droite dans la mêlée, preuve que ce film est bon à jeter à la poubelle. Tout n'est que bêtise et laideur, sans aucun reflet de camp qui aurait pu sauver quelques meubles. Pour ça, il fallut attendre deux ans et Le Monde ne suffit pas pour que Sophie Marceau ruissèle de camp et de mauvais jeu. Mais avec Marquise, il n'y a rien que de la nullité. En attendant l'adaptation de Britannicus par Michaël Youn, et la lecture d'Esther et Athalie par Lova Moor et les danseuses du Crazy Horse.

dimanche 19 décembre 2021

Trouple au septième ciel


Oui, c'est un mauvais film, oui, c'est d'une ringardise monumentale, mais oui, j'ai ri plus souvent qu'à mon tour devant une telle grotesquerie. Le pire, c'est que j'ai acheté le disque les yeux fermés, son prix au rabais pour admirer Lana Turner piloter des avions ne m'ayant même pas donné le moindre doute, bien que je ne me fisse guère d'illusions en lisant le résumé. The Lady Takes a Flyer, subtilement traduit par Madame et son pilote en français, mais changé pour des raisons commerciales évidentes en Escale à Tokyo, nous conte ainsi les aventures de Maggie Colby, une pilote de ligne en couple avec un collègue, et qui tombe folle amoureuse du meilleur ami de celui-ci lorsque les deux potes se retrouvent après des années d'absence. On la comprend : au lieu du gentil quadra insipide joué par Richard Denning, elle préfère le très DILF et très bronzé Mike, sous les traits de Jeff Chandler, qui lui promet une vie tumultueuse bien plus exaltante. Mais patatras ! Une fois prête à accoucher neuf mois après la lune de miel (on fait les choses dans les règles de l'art au septième ciel !), Maggie se retrouve enfermée dans un rôle de mère au foyer qu'elle n'avait pas choisi, tandis que monsieur se révèle d'une insoutenable goujaterie en continuant de s'envoyer en l'air dans tous les sens du terme avec une collègue plus jeune. Maggie saura-t-elle reprendre le contrôle de sa vie et de ses avions ?

Comme ce synopsis ne l'indique pas, Escale à Tokyo est… une comédie ! Si, si ! Et c'est bien là tout le génie de ce film qui, incapable de suivre une ligne claire entre drame et légèreté, ou entre valeurs ultra conservatrices et ouvertures involontairement progressistes, se vautre si lamentablement dans l'ubuesque qu'il ne reste plus grand chose à faire à part se gausser d'à peu près tout en attendant que le temps passe. Par bonheur, Jack Arnold étant davantage habitué aux films d'horreur à petit budget, il ne nous prend pas en otage avec une histoire trop longue. Tant mieux. Mais quel navet, tout de même, malgré une scène de drague réussie alors que Mike se rapproche de l'avion de Maggie dans les nuages, avant que celle-ci ne se barre à toute allure le plus loin possible !

À part ça, je ne sais pas ce qu'il y a à sauver là-dedans. Sans mentir, la première demi-heure est entièrement consacrée au dilemme de l'héroïne qui ne veut pas trahir son premier compagnon, sans pour autant parvenir à lutter pour son attirance envers le bel inconnu grisonnant. Et savez-vous comment le scénario résout ce conflit ? En faisant bondir le premier fiancé de joie, bien sûr ! D'ailleurs, si content de voir la femme qu'il aime épouser son meilleur ami, il ose ajouter le plus sincèrement du monde qu'il aurait refusé sa demande en mariage si elle lui en avait fait une. Dixit le type qui ne jurait que par elle jusqu'à présent et avait déjà conçu un projet de vie commune pour les années à venir ! Comment voulez-vous prendre ce film au sérieux après ça ? Remarquez, Escale à Tokyo est sûrement le seul et unique triangle amoureux au monde où l'adultère et la jalousie n'existent pas, ce qui ouvre des perspectives inconnues dans notre société cruelle. Imaginons un peu la même histoire à ma génération. Louis XIV : "Hé, Marie-Thérèse, c'était sympa le traité de paix, mais quand même, Montespan, c'est autre chose." Marie-Thérèse : "Ouaiiiis ! Jé souis trop contente pour vous ! Jé vais pouvoir occuper mes journées en mé gavant dé chocolat. Cette poute mé fait bien plaisir !" Bon, chez les pilotes, l'admirable Al préfère s'effacer en rejoignant l'armée plutôt qu'en s'empiffrant de sucre, mais ça n'enlève rien à sa noblesse d'âme.

Le plus cocasse, c'est qu'Escale à Tokyo fait involontairement l'apologie du ménage à trois. Ainsi, lorsque Mike rentre de mission très en retard après avoir raté Noël, il n'est absolument pas surpris de retrouver Al dans sa maison, et de s'apercevoir que celui-ci a vécu avec sa femme pendant deux semaines, jouant par-là même un rôle de père de substitution envers l'enfant. La caméra s'ingénie aussi à sexualiser Lana Turner autant que faire se peut pour un film encore soumis au code Hays, en la faisant se dévêtir devant son mari pour entrer dans une baignoire, avant de lui lancer un clin d'œil coquin alors qu'elle se frotte avec une grosse éponge. À vrai dire, la lune de miel constitue le meilleur moment du film, puisque c'est là où la relation de couple est la plus saine : l'épouse croque la vie à pleine dents en prenant enfin son pied avec un homme à sa convenance, chose tout à fait positive quand on pense que le plaisir sexuel féminin n'était pas du tout la norme à l'écran dans ces années-là. Mais soyons honnêtes, rien de cela ne soutient la comparaison avec les audaces de l'ère pré-Code, notamment Strangers May Kiss qui contient une scène autrement réussie de baiser dans un avion à la dérive.

D'ailleurs, l'histoire s'empresse de faire payer à Maggie le prix de son hédonisme, puisque dès qu'elle se retrouve enceinte, son mari fait tout pour l'enfermer dans un rôle de mère au foyer en lui interdisant de piloter, tout en lui reprochant dans le même temps d'être devenue… une mère au foyer (!) qui ne fait plus la fête et qui fait, par conséquent, plus vieille que son âge ! Mais quel butor ce type ! Pour couronner le tout, il finit par donner un coup de poing à son pote à la première remarque, avant de menacer sa femme de la cogner si elle tente de remonter dans un avion. Pouvait-on faire plus ordurier ? L'ennui, c'est qu'Escale à Tokyo ne dénonce pas vraiment ce genre de propos, préférant montrer Mike comme un brave type un peu bourru qui peut bien tromper sa femme en mission du moment qu'il revient l'honorer trois fois l'an. Heureusement, les choses ne sont pas aussi pessimistes qu'on pourrait le croire, puisque Maggie ne se laisse pas marcher sur les pieds et décide malgré tout de reprendre du service, obligeant cette fois-ci son mari à rester à la maison pour s'occuper de l'enfant. Mais comme il est infoutu de changer une couche, il trouve la solution idéale en emmenant sa fille dans son avion, pendant que son co-pilote fume sous son nez… Notons d'ailleurs que le scénariste n'a jamais dû prendre un avion où se trouvaient des enfants, au regard de l'air parfaitement stoïque de la fillette.

Bref, voilà le gros problème du film : dès qu'on touche à un embryon de propos sérieux, l'histoire rejette toute réflexion intelligente d'un revers de la main pour noyer ses personnages sous un comique de répétition de sitcom, invitant le spectateur à rire gentiment devant un père incompétent plutôt qu'analyser les raisons profondes de la crise de couple dont il est pourtant la cause. La fin, abjectement ratée, n'arrange rien, puisqu'on nous montre l'avion de Lana s'écraser sur la piste devant une foule terrorisée, pour finalement la voir réapparaître le plus sereinement du monde en expliquant qu'elle a réussi à sauter en parachute. Non, faire de l'humour sur ce genre de situations n'est pas drôle du tout, a fortiori si c'est pour bâcler d'autant plus le happy-end en montrant Maggie crier sur son mari pour une broutille avant de lui sauter au cou. L'interprétation, digne d'un soap opera, achève quant à elle de plomber l'ensemble, que ce soit du côté des acteurs, lisses à mourir, ou de Lana, toujours magnifiquement star, mais aux expressions faciales plus crispées que jamais dès qu'elle doit jouer sérieusement. Tout cela se marie fort mal à l'esprit comique de ce drame qui ne s'assume pas, ce qui fait naître une impatience notoire devant un tel ratage.

Le pire, c'est quand même cette affiche d'un vulgaire sans bornes ! Remarquez, ce n'est pas nécessairement pire que "La bataille des sexes, la bataille des gorilles" de Mogambo, mais si on en arrive au stade de changer la tenue d'aviatrice de l'héroïne pour une nuisette, et de placer la dame dans une position inconfortable comme pour lui faire dire: "Toi aussi, deviens contorsionniste pour laisser ton mec te mater les seins !", c'est qu'il n'y a plus rien à sauver dans un film qui aurait gagné à n'être qu'un documentaire sur le dur métier de pilote dans les années 1950. Je ne sais pas si cette œuvre a eu du succès à l'époque, mais je note qu'elle est sortie en catimini pendant l'hiver 1958, clairement pas la période idéale pour promouvoir les grandes créations artistiques des studios.

Allons, ne soyons pas trop méchant ! Escale à Tokyo brille tout de même grâce à deux personnes secondaires iconoclastes, la première étant une grosse nounou ceinture noire de judo prête à tenir le patriarcat à distance, la seconde étant… une secrétaire gender fluid dotée d'une voix d'homme, et qui prend le parti de la maîtresse de maison au détriment de son employeur ! Dans quel univers un tel personnage a-t-il pu exister dans un film de 1958 ?! Rien que pour ça, Escale à Tokyo vaut le coup d'œil ! Ces silhouettes surprenantes sont assurément bien plus pittoresques que les escales à proprement parler, celles-ci mobilisant tous les clichés qu'on peut imaginer sur les différents pays du monde, des danseurs de flamenco espagnols aux geishas qui servent le saké. Cela dit, même si le disque était en promotion, c'était un peu cher payé pour trois minutes d'une employée non-binaire assez délirante. À vos risques et périls, donc, si vous êtes tout de même décidés à tenter l'aventure !

samedi 4 décembre 2021

Can't Help Singing !


Joyeux centenaire, Deanna Durbin ! Célébrons cet heureux événement en couleurs et en chansons, avec Can't Help Singing, un film réalisé par le très obscur Frank Ryan, et surtout mis en musique par les légendaires Jerome Kern et Yip Harburg. Nommé Caravane d'amour en français, telle une invitation au voyage à travers l'Amérique, ce western musical sorti à Noël 1944 est l'un des grands incontournables de l'étoile des studios Universal. Et pour cause : comme l'indiquent les noms prestigieux du musicien et du parolier, les producteurs se sont surpassés pour offrir à Deanna son seul et unique film en Technicolor. Avec, au programme, des aventures épiques à travers tout le continent, une reconstitution historique aidée par une débauche de costumes pas forcément du meilleur goût, une décoration opulente illustrée par des fruits et légumes gigantesques, des danseurs mexicains pour faire bonne figure, des bateaux à aubes le disputant aux vieux chariots qui tanguent, et surtout la présence régulière de chœurs qui accompagnent la star et ont même des numéros qui leur sont exclusivement consacrés, chose assez rare dans la filmographie de Miss Durbin où l'essentiel était de l'entendre chanter seule.

Et n'oublions pas ce véritable effort de scénographie où chaque chanson est portée par une foule de figurants. Au cœur de l'une des périodes les plus sombres du siècle, l'Universal a vraiment cherché à vendre du rêve en plaçant sa comédienne au centre d'une véritable comédie musicale, sachant que si tous ses films précédents comportaient des moments musicaux, aucun ne relevait réellement de ce genre à proprement parler. Le résultat fut payant, car malgré un budget pharamineux, les studios parvinrent à faire un profit conséquent. La critique fut quant à elle sous le charme de ce film sans grandes prétentions cinématographiques mais au pouvoir de divertissement sans égal. Comme toujours dans le monde enchanté de Deanna, on est loin du chef-d'œuvre, mais j'aime trop cette traversée des États-Unis pour ne pas la refaire chaque année avec le même ravissement.

L'histoire, parfaitement loufoque, nous ramène aux années 1850 à l'époque de la ruée vers l'or en Californie. Caroline, fille d'un sénateur de la côte est, s'enfuit à l'occasion d'un récital pour retrouver le fiancé que son père n'approuve pas à l'autre bout du pays, le lieutenant étant affecté à la surveillance de concessions aurifères au Far West. Chemin faisant, elle fait de multiples rencontres, dont un prince russe désargenté qui cherche à lui voler ses biens, et le charmant filou Johnny, avec qui elle doit parcourir des territoires inconnus bon gré mal gré. L'aventurier étant lui-même doté d'une belle voix, Caroline saura-t-elle résister à son charme?

Évidemment, il ne faut pas regarder Can't Help Singing pour son scénario convenu quoique fort drôle, mais bien pour les superbes mélodies de Jerome Kern qui auraient fait fureur à Broadway, ainsi que pour la facilité d'une actrice aguerrie à porter tout un film sur ses épaules tout en faisant rire plus souvent qu'à son tour, avec ce mélange de légèreté et d'espièglerie qui fut sa marque la plus manifeste. Dès le générique s'ouvrant sur les prairies américaines sous un ciel éclatant, je me suis laissé porter par la musique, qui ne manque jamais de faire forte impression. Deanna fait d'ailleurs une entrée en scène fracassante en roulant à vive allure dans la campagne au son de vocalises hilarantes qui ont donné son titre au film, Can't Help Singing. On dirait moi quand j'arrive pour dîner ! Et j'aime tellement cette allégresse si bien assumée ! Voilà une première chanson qui met du baume au cœur et qui met tout de suite dans de très bonnes dispositions pour profiter du reste du spectacle. La seconde chanson est Elbow Room, mais ce n'est pas l'apanage de Deanna, qui laisse les colons chanter leur espoir d'une terre promise au mépris de toute réalité historique. La jovialité de la conquête de l'Ouest et les Indiens qui ne servent qu'à effrayer les jeunes filles de bonne famille ne sont clairement pas le point fort du film, mais qu'attendre d'autre d'une comédie américaine de ces années-là? Heureusement que la mélodie reste entraînante pour nous aider à oublier ces graves défauts.

Les deux chansons suivantes replacent quant à elles Deanna au centre de la scène, à commencer par une reprise osée de Can't Help Singing, où la jeune femme bien éduquée se montre sans complexes, et très sagement (!), dans un bain moussant ! On est loin de Claudette Colbert dans son lait d'ânesse, mais Caroline Frost n'est pas une pécheresse antique ! Toujours est-il qu'en faisant le bonheur des voyageurs, notre sympathique héroïne est accompagnée par Robert Paige, qu'elle ne peut pas voir à ce moment-là, le bain des dames étant judicieusement séparé de celui des hommes par une cloison de bon aloi. Avec les chœurs soutenant ce joli duo, c'est sûrement la séquence la plus mémorable du film. Et non contente de charmer l'ouïe, la scène en met également plein la vue grâce à l'éclat du rouge à lèvres de la star, vraiment trop maquillée pour une telle occasion ! Deanna est pourtant très belle en couleurs, mais on regrettera que l'équipe technique ait eu la main assez lourde sur les fards en tous genres ! Je soupçonne même la pauvre actrice d'avoir été tartinée à la truelle ! Par bonheur, la chanson n'en reste pas moins un délice, et l'on notera surtout que pour la première fois, l'Universal attribua le rôle du partenaire à un acteur de la maison, ce qui n'était pas vraiment de coutume. Cela sert très bien la confusion des sentiments qui s'ensuit, alors que l'héroïne se sent irrésistiblement attirée par son compagnon de voyage, ressentant des émotions que son fiancé officiel n'avait jamais suscitées. C'est ce qu'illustre Any Moment Now, joli solo prairial culminant devant les roches féériques de l'Utah, alors que des cloches angéliques semblent promesses de bonheur.

Après cette promenade lumineuse, Deanna marque une pause dont profitent les colons pour s'égayer de nuit au rythme d'un vieil air du folklore américain, Swing Your Sweetheart. N'étant pas d'humeur sautillante, Caroline a préféré se réfugier sur la berge pour assumer pleinement son amour envers Johnny, au son de More and More. Cette mélodie, la plus intime de l'œuvre, rappelle les grandes chansons langoureuses de l'époque, mais on est en droit de préférer Long Ago (and Far Away), autre composition de Jerome Kern publiée en 1944. Relevons toutefois que le costume violet assez hideux parvient tout de même à donner un air de poupée de porcelaine à la chanteuse filmée en gros plan. Malgré tout, je préfère de loin le morceau suivant, Californ-i-ay, dont le rythme trépidant reflète la grandeur de l'Eldorado enfin atteint par la caravane, avec de vrais mouvements de foule dans la cour d'une hacienda. Les paroles de Yip Harburg ornent d'ailleurs cette corne d'abondance, puisque l'ancien État espagnol peut s'enorgueillir de produire des prunes plus grosses que la Lune, elles-mêmes arrosées par une pluie pétillante comme le champagne, à la grande joie de ces messieurs qui peuvent avoir autant de femmes qu'ils le désirent puisque aucune d'entre elles ne saurait dire non. Les paroles ne sont pas follement féministes, tout en se drapant d'un voile patriotique rappelant que sans la Californie, il n'y aurait pas d'États-Unis. Cela ne m'empêche pas d'adorer cette mélodie et de la chanter au moins une fois par semaine depuis ma première découverte du film ! La pièce finale est non moins réjouissante avec une reprise de toutes les chansons précédentes interprétées par Deanna qui, comme Francesco me l'avait révélé il y a quelque temps, en profite pour changer de robe sans aucune cohérence narrative, pour le simple plaisir de porter les deux ! Je préfère tout de même la noire à la blanche aux faux airs de Jezebel.

Can't Help Singing brille donc par sa partition, chose précieuse qui nous laisse entrevoir ce qu'aurait pu être la carrière de la star si elle avait poursuivi sa carrière dans ce registre, dans les grands films en couleurs des années 1950. Regret éternel, mais c'était là son choix. Dommage, cependant, que malgré un véritable effort chorégraphique, le résultat visuel ne soit pas époustouflant. Les scènes de foule, que ce soit lors du départ de la caravane ou à l'arrivée en Californie, sont notamment un peu brouillonnes malgré leurs jolies couleurs et quelques plans intéressants. Idem pour les danseurs mexicains, bien gentils d'avoir fait le déplacement pour pimenter le tout, mais qui auraient mérité un véritable morceau à eux seuls au lieu d'une volte d'une brièveté désespérante. En fait, les rencontres les plus parlantes ne sont pas nécessairement les plus mouvementées, comme en témoigne par exemple la plongée sur les bains. Ces danses sont finalement à l'image du film, à savoir tout à fait divertissantes mais assez dérisoires. Le réalisateur ne s'en sort pourtant pas trop mal dans le registre de l'humour, avec entre autres une scène de baiser héritière de la Lubitsch touch, alors que le lieutenant souriant entraîne Caroline derrière une colonne pour l'embrasser, et qu'on ne voit qu'une spectatrice qui les regarde en ricanant, avant que l'héroïne ne reparaisse en se recoiffant. Certes, les talents d'imitation de Frank Ryan ne vont guère plus loin, mais l'ensemble se tient et fait sourire à plus d'une reprise. Mention spéciale aux trouvailles de la jeune femme pour se faire porter pâle ! En revanche, l'humour tombe complètement à plat dans toutes les scènes impliquant Akim Tamiroff et son complice russe, ces gentils voleurs maladroits devenant assez redondants à mesure de leur avancée.

Par bonheur, on peut compter sur Deanna pour rendre nombre de séquences hilarantes par sa seule interprétation ! Elle est d'ailleurs tellement décontractée dans ce film, qu'elle ne prend jamais au sérieux, qu'elle en est à son pic de charisme. La naïveté de la jeune femme de bonne famille est ainsi parfaitement tempérée par un fort caractère et une ingéniosité à toute épreuve, soit une heureuse alliance de contrastes qui donne beaucoup de fraîcheur à l'histoire. Mention spéciale à ses grimaces dans son lit de malade, ou à sa manière hardie de s'emparer d'une bourse pleine d'écus dans un bouge mal famé : elle est hilarante ! Les scènes d'amour la montrent en revanche sous un jour plus mièvre, qui aurait pu être touchant trois ou quatre ans plus tôt au sortir de l'adolescence, mais qui ne s'allie pas toujours idéalement à la forte indépendance d'une héroïne bien adulte. Quoi qu'il en soit, Deanna joue avec un plaisir manifeste, donnant l'illusion qu'elle a pris grand plaisir sur le tournage, et cela suffit à m'enchanter ! Robert Paige, acteur ayant l'insigne honneur d'être le seul à avoir chanté en duo avec la star, si l'on excepte Jan Peerce dans Chansons dans le vent, est quant à lui un peu effacé par rapport à sa partenaire : on attendait un côté plus sournois chez cet aventurier, plus à même de jeter le trouble dans les sentiments de l'héroïne. En l'état, il a l'air aussi gentil qu'un ourson en peluche, à tel point que c'est Caroline qui doit le titiller en lui enfonçant la tête dans l'eau pour le décider à lui courir après ! Heureusement, il est bon chanteur, ce qui compense ce petit défaut d'interprétation dans un film qui n'est après tout pas vraiment le sien.

Conclusion : Can't Help Singing est un film charmant. C'est loin d'être du grand cinéma en couleurs comme le fut Le Chant du Missouri la même année, mais je ne bouderai pas mon plaisir. Certes, les péripéties sont terriblement convenues, oui, les méchants sont aussi effrayants que la fille adoptive de Janet Gaynor et Joan Fontaine, et d'accord, les chorégraphies de groupe laissent à désirer pour de la comédie musicale, les danseurs se contentant surtout de marcher derrière les personnages centraux. Mais qu'importe, j'adore ! Tout le monde a bien conscience qu'il n'y a rien que du second degré et s'amuse en toute connaissance de cause, les mélodies sont quant à elles entraînantes et mémorables, les couleurs chatoyantes et Deanna complètement délirante dans sa chevauchée fantastique ! Que demander de plus? Cette Caravane d'amour constitue ainsi un divertissement idéal à regarder aujourd'hui pour célébrer le centenaire de notre idole !