lundi 29 mai 2023

Midi aux Andelys


Deux des objets les plus précieux de ma collection sont deux stéréoscopes en bois des années 1930, forts de toutes les plaquettes de verre allant avec. Le principe est simple : sur chaque plaquette est imprimée une image en double, et lorsque l'on glisse celle-ci dans l'appareil, cela donne une unique image en relief. Mes grands-parents avaient trouvé ces ouvrages dans le grenier d'une maison de campagne qu'ils avaient achetée à une ancienne institutrice. Celle-ci devait s'en servir pour ses leçons, puisque plusieurs boîtes de plaquettes sont consacrées aux sciences, bien que la plupart soient surtout des témoignages historiques et géographiques de la France de la première moitié du XXe siècle. On y retrouve en effet nombre d'images de montagnes ou de littoraux, ainsi qu'une bonne quantité de photographies des colonies d'Afrique et d'Asie, qui se concentrent davantage sur le travail des habitants de ces régions du monde qui ont heureusement retrouvé leur indépendance depuis lors. L'un de mes grands plaisirs est de me plonger dans ces beaux clichés aux nuances de noir et blanc parfaitement contrastées : je voyage ainsi mentalement des heures durant au gré de lieux pittoresques qui donnent corps à tous les rêves. L'une de mes plaquettes préférées est sobrement intitulée "Les Andelys, vallée de la Seine" : grâce à elle, je fantasmais sur cette vue depuis plusieurs décennies, et j'ai enfin eu l'occasion de m'y rendre cette semaine !


À vrai dire, je ne connaissais même pas la Normandie avant mardi dernier. J'avais visité le mont Saint-Michel comme tout le monde à la fin des années 1990, et c'est tout. Ce souvenir n'était même pas chaleureux puisque je me rappelle surtout d'une foule fort angoissante, les visiteurs y étant si nombreux qu'il fallait faire la queue pour avancer jusqu'au sommet. Pour le reste, j'ai longtemps fait un complexe d'infériorité. En effet, comme tout se passe à Paris et que la Normandie est à peu de choses près la campagne des Parisiens, j'entendais constamment parler de cette région prestigieuse comme si c'était le lieu qu'il fallait avoir vu dans sa vie, sans avoir jamais trouvé l'opportunité de m'y rendre. Mention spéciale à l'année de troisième, où notre très séduisant professeur de français nous avait fait étudier Maupassant de long en large, tout en me demandant de commenter le célèbre tableau des Falaises à Étretat par Claude Monet, à l'occasion d'un exposé. Quelques années plus tard, l'étude poussée de Madame Bovary en prépa, puis la découverte enchantée du Plaisir de Max Ophüls, m'avaient à nouveau attiré vers la Normandie, mais il me fallut encore une quinzaine d'années de patience pour que j'y pose enfin le pied. Et je vais forcément devoir y retourner le mois prochain pour chercher ma voiture qui m'attend sagement quelque part dans l'Orne : avouez que le destin ne manque pas d'humour !


J'ai donc réalisé mon rêve de visiter enfin la sous-préfecture bien connue de l'Eure, adossée à de somptueuses falaises de craie. J'avoue n'avoir que traversé la ville en elle-même sans m'arrêter, pour monter directement au point de vue spectaculaire qu'offrent les coteaux sur cette magnifique boucle de la Seine. Après l'enfer des briques rouges du Nord, cette peinture de verts et de bleus mouchetés de touches blanches m'a indéniablement ravi.


Le site est surtout célèbre pour les ruines imposantes du solide Château-Gaillard, une forteresse dont l'édification fut commandée par Richard Cœur de Lion à l'extrême fin du XIIe siècle. Lui-même duc de Normandie, le roi d'Angleterre souhaitait en effet contrôler la vallée de la Seine, pour mieux tenir en respect son encombrant suzerain Philippe Auguste. La mort du souverain anglais un an plus tard en Limousin ouvrit la voie royale au Français, qui ne tarda pas à reprendre l'offensive contre le successeur de Richard, Jean sans Terre, dès 1202. La prise de Château-Gaillard dès 1204 fut un choc psychologique pour les Anglais, qui n'imaginaient pas qu'un château aussi imposant pût tomber si vite : cela favorisa la chute de Rouen trois mois plus tard, moment à partir duquel la Normandie fut définitivement rattachée au domaine royal de France, à l'exception des îles anglo-normandes qui ne furent jamais conquises et font aujourd'hui encore partie de l'apanage d'un parasite nouvellement couronné outre-Manche.


Un siècle plus tard, les brus de Philippe IV le Bel furent enfermées en quelque endroit de la forteresse, après avoir été reconnues coupables d'adultère lors du scandale de la tour de Nesle, comme le rappelle la trame narrative des célèbres Rois maudits de Maurice Druon. Une seule des trois, Jeanne, connut une peine moins lourde car elle ne fut jugée coupable que de connivence : après un bref emprisonnement à Dourdan, elle retrouva sa place à la cour et devint reine en peu de temps. Sa sœur Blanche et sa cousine Marguerite n'eurent pas tant de chance. La seconde mourut notamment au bout d'un an à Château-Gaillard, possiblement assassinée pour que Louis X pût se remarier afin d'engendrer un héritier mâle, à moins qu'elle ne décédât à cause des mauvais traitements subis dans un logis lugubre ouvert à tous vents. La première y passa quant à elle dix ans de réclusion, dans une pièce apparemment plus confortable grâce à l'influence de sa mère Mahaut d'Artois, avant de finir ses jours prématurément, cloîtrée dans une abbaye. On voyait bien sûr les choses différemment au Moyen Âge, mais ces féminicides à court et moyen termes n'en restent pas moins tragiques. Le vent qui souffle encore par fortes rafales de nos jours donne une certaine idée des rudes conditions environnementales auxquelles ces femmes furent confrontées.


La crise de succession engendrée par cette affaire, puisqu'aucun des trois héritiers de Philippe IV n'eut de garçons, fut une cause directe de la guerre de Cent Ans : le trône de France fut en effet revendiqué par Édouard III d'Angleterre, petit-fils de Philippe IV par sa mère Isabelle. Chose que n'admettait pas le nouveau roi français Philippe VI de Valois. Le conflit franco-anglais reprit ainsi de plus belle, et Château-Gaillard fut à nouveau le théâtre de multiples sièges, passant successivement aux mains des insulaires et des continentaux jusqu'à sa reprise définitive par la France en 1449.


C'est toutefois l'époque moderne qui fut la plus tragique pour le château, puisque durant les guerres de Religion, des ligueurs catholiques s'y retranchèrent et commirent plusieurs exactions dans la région. Après sa victoire contre ceux qui contestaient son autorité, Henri IV décida ainsi la démolition de la forteresse pour éviter qu'elle ne servît de refuge à d'autres frondeurs. Le démantèlement se poursuivit sous le règne suivant par l'action de Richelieu, ce qui explique pourquoi il ne subsiste que des vestiges, heureusement encore assez imposants pour donner une bonne idée de la grandeur des lieux.


Classé aux monuments historiques en 1862, Château-Gaillard devint à partir de là une destination touristique par excellence, attirant toutes les âmes romantiques en mal de drames passés et d'idéale mélancolie. Pas étonnant que ces murs continuent de susciter bien des fantasmes. En passant devant cette ruine, une jeune fille s'exclama précisément haut et fort : « C'est la tour de Raiponce ! » C'était amusant.


Le paysage, absolument spectaculaire depuis ces murs qui résistent si bien à l'usure du temps, invite certainement au rêve et à la contemplation. Comme le suggérait depuis toujours la plaquette de verre du stéréoscope, Les Andelys sont un site enchanteur qui stimule l'imagination. De même que les écoliers y jouent aux chevaliers dans la basse-cour, on a envie d'inventer mille histoires d'héroïnes médiévales prêtes à prendre les armes pour repousser le patriarcat au-delà des mers !


Je suis donc très heureux d'avoir enfin vu en vrai ces images qui me faisaient rêver depuis l'enfance. Le coup de soleil qui commençait à m'assaillir ce midi-là n'avait finalement guère d'importance face à la beauté des lieux. J'ai surtout eu un sentiment de symétrie parfaite, car mes pas me conduisirent un peu plus tard à La Roche-Guyon, réponse francilienne aux Andelys avec son donjon construit à la même époque que Château-Gaillard et ses fabuleuses falaises de craie. Il me faudra encore revenir explorer les bords de Seine côté normand, car une formation rocheuse à La Roquette invite à son tour au voyage. Affaire à suivre.

dimanche 28 mai 2023

Arras au point du jour


Seigneur, quelle semaine ! J'avais rendez-vous à Lille ce mercredi : je voulais donc mettre ce long voyage à profit pour explorer le Nord-Pas-de-Calais, une région où je n'aurai clairement pas l'occasion de revenir tous les quatre matins. Malheureusement, rien ne s'est passé comme prévu ! Ainsi, après un trajet interminable, je me suis retrouvé dans un gigantesque embouteillage dans le très déprimant bassin minier, je me suis ensuite égaré dans la banlieue de Lille, puis je me suis fait racketter de manière assez violente à deux reprises en finissant par gagner le centre-ville à pied, avant de faire une crise de panique dans un supermarché de Villeneuve-d'Ascq, car je n'avais rien mangé depuis la veille et me sentais complètement perdu au milieu de la foule, ce qui a nécessité l'intervention de la sécurité ! Qui dit mieux ? Cette suite pathétique en ré mineur m'a finalement conduit à changer mes plans : alors que j'avais prévu de visiter tous les musées de la conurbation, avec en point d'orgue la Piscine de Roubaix, pour enchaîner sur un détour par les grandes villes alentour (Tournai, Valenciennes, Douai, Cambrai), j'ai finalement quitté la Flandre sans demander mon reste pour aller me réfugier dans la campagne normande. Et je n'étais pas au bout de mes peines car, non content d'avoir choppé une insolation en flânant trop longtemps sous le soleil de Giverny sans chapeau, voilà que ma voiture est tombée en panne au beau milieu de la forêt du Perche ! Après des heures à attendre la dépanneuse puis un taxi, je me suis donc retrouvé au Mans où l'assurance m'a prêté une voiture rhodanienne (cherchez la logique !), non pas pour participer aux célèbres 24 h, mais tout simplement pour rentrer chez moi ! Ma voiture est donc immobilisée à l'autre bout de la France pour au moins deux semaines, ce qui ne m'arrange pas du tout. Sans compter que je n'avais pas spécialement envie de claquer des milliers d'euros cette année pour un véhicule qui n'a que 10 ans et qui a passé sans problème toutes ses révisions.


Bref, je suis épuisé ! À défaut d'avoir vu la Piscine de Roubaix, je passerai les deux jours de congés restants dans la mienne en écoutant le chant des oiseaux, histoire de me remettre de toutes ces émotions. Le bon côté des choses, c'est que j'ai quand même eu l'occasion de faire plein de belles visites cette semaine, à commencer par la capitale du Pas-de-Calais et de l'ancien Artois : Arras. Finalement, ça tombe bien, car c'était la ville qui m'attirait le plus dans cette région, et j'y ai passé une excellente matinée. Je la trouve même bien plus pittoresque que Lille, alors aucun regret. Arras a d'ailleurs l'extrême avantage d'être une ville à taille humaine : nettement moins peuplée que sa sous-préfecture Calais, et située assez au sud du département pour permettre de respirer avant l'enfer urbain de la Gohelle, cette cité n'a pour seul et unique défaut qu'une passion démesurée pour les panneaux "sens interdit". Stop ! À peine s'est-on engagé dans une rue qu'il faut déjà tourner dans tous les sens, sans jamais pouvoir suivre une ligne droite ! Heureusement, comme il était 6 h du matin, j'ai pu gagner sans encombres la belle place Victor Hugo, qui a l'avantage d'être un parking gratuit dans un joli cadre classique et octogonal unique en son genre. À partir de là, je suis parti à la découverte d'un centre-ville très riche d'une belle collection de bâtiments chargés d'histoire : forte de 157 édifices au moins en partie classés, Arras concentre en effet 35 % des monuments historiques de son département, et reste la septième ville de France qui en compte le plus.

Les places


Symboles de la ville, les deux places historiques d'Arras se distinguent par leurs façades d'influence flamande qui me faisaient rêver depuis toujours. La plus spacieuse est évidemment la Grand-Place, un véritable décor de théâtre qui, pour un visiteur venant du pays de l'art roman, représente le comble du dépaysement.


L'alignement parfait des maisons, qui gardent cependant toutes leur personnalité, est effectivement un régal. La seule anomalie, ravissante, de la Grand-Place est cette maison gothique au pignon à gradins, d'un exotisme tout septentrional.


La place des Héros, anciennement nommée Petite Place et baptisée ainsi en l'honneur des résistants fusillés en 1945, n'a rien à envier à sa voisine, avec sa panoplie de maisons flamandes aux belles arcades.


Cette place accueille en son sein l'hôtel de ville historique et son beffroi de 75 m de haut. Construit en deux phases, le cœur même de la cité mélange les styles gothique flamboyant et Renaissance. Au rez-de-chaussée, une exposition sur la reconstruction après guerre en apprend beaucoup sur le destin tragique d'Arras.

Au hasard des rues


Considérablement détruite durant la Première Guerre mondiale, Arras s'est relevée de ses cendres pour retrouver son éclat d'antan. Si les places ont été reconstruites à l'identique, certaines rues ont quant à elles vu se développer une architecture Art déco typique des années 1920. En témoigne cette façade fruitée très colorée rue Saint-Aubert !


Cette boulangerie place du théâtre n'est pas en reste, avec son décor de verger bleuté qui évoque tout sauf le pétrissage du pain. Un tout autre commerce devait s'y tenir au siècle dernier.


En dehors de l'Art déco, d'autres bâtiments plus anciens évoquent eux aussi des métiers disparus, ou tout du moins délocalisés. Par exemple, la place du théâtre était à l'origine le lieu où se tenait le marché aux poissons. Construit à l'aube du XVIIIe siècle, l'Ostel des Poissonniers fait justement écho à cette profession avec son décor de sirènes et autres dieux marins.


Ressuscitant elle aussi les fantômes des Lumières et de la Révolution, la rue Maximilien Robespierre abrite une maison où le tyran sanguinaire vécut peu avant l'embrasement de 1789. Pour l'anecdote, l'Artois est également le lieu d'origine de mon héroïne fictive préférée, Lady Oscar, la protagoniste de La Rose de Versailles de Riyoko Ikeda. Dans l'un des chapitres du manga, elle revient précisément sur les terres dont sa famille tire ses revenus, ce qui lui permet de discuter avec le futur dictateur natif de la ville, et surtout de se rendre compte de l'extrême misère dans laquelle vivent les paysans tandis que la noblesse dorée danse à Versailles. C'est l'un des éléments déclencheurs qui la conduisent à migrer de partisane de la monarchie à révolutionnaire convaincue.

La citadelle


De manière bien réelle, les témoins du fait militaire sont encore bien présent à Arras, notamment du côté de la citadelle édifiée par Vauban au tournant des années 1670. N'ayant jamais été attaquée et servant en premier lieu à contrôler la population locale, elle fut rapidement surnommée « la Belle Inutile ».


C'est peut-être pour cette raison que la charge de sentinelle de la place est désormais confiée à un troupeau de chèvres


Classée à l'UNESCO comme toutes les fortifications Vauban, la citadelle d'Arras se distingue notamment par sa belle chapelle Saint-Louis, avec sa façade d'inspiration flamande très élaborée.


Les fossés de la citadelle offrent quant à eux un témoignage autrement bouleversant des atrocités de la guerre, puisque 218 hommes de plusieurs nationalités européennes y furent fusillés entre 1941 et 1944. 218 plaques commémoratives leur rendent hommage en rappelant leur nom, leur date de naissance, leur ville d'origine et leur métier. On y retrouve sans surprise beaucoup de mineurs. La vision de toutes ces plaques sur les murs en brique reste bouleversante.

L'abbaye Saint-Vaast


Non moins impressionnante que la citadelle avec ses dimensions de la taille d'un quartier, l'abbaye Saint-Vaast accolée à la cathédrale accueille aujourd'hui le musée des Beaux-Arts de la ville. Et j'ai eu un gros coup de cœur pour cet ensemble : le bâtiment est aussi intéressant que les collections, et surtout, tous les secteurs culturels publics d'Arras y sont réunis, puisqu'on peut naviguer librement du musée à la médiathèque installée dans les mêmes bâtiments. Je trouve ce concept absolument génial pour inciter les publics à découvrir de nouvelles choses. L'entrée est gratuite, ce qui ne gâche rien !


Le rez-de-chaussée est principalement consacré aux arts médiévaux : on y retrouve par exemple les anges d'Humbert et de Saudemont sculptés à la fin du XIIIe siècle, qui vous adressent leur plus beau sourire tel leur cousin de Reims, ou de manière nettement moins angélique le transi du chanoine de Béthune, qui n'en finit plus de se décomposer depuis 1446 ! Le sceau de la fameuse Mahaut d'Artois, apposé sur une charte touchant l'organisation communale de la ville en 1302, les somptueux triptyques de Jehan Bellegambe, réalisés au début du XVIe siècle, les panneaux de la Légende de la sainte Chandelle, véritable bande-dessinée de la Renaissance, ou encore un gigantesque plan-relief de 1716 ajoutent à la magnificence des salles, par lesquelles on accède au cloître de l'abbaye, impressionnant de grandeur.


Le premier étage fait quant à lui la part belle aux peintures des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. On y retrouve une partie des Mays de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris, déposés par le musée du Louvre en 1938 et peints par certains noms prestigieux du Grand Siècle comme Parrocel ou les pères et fils Corneille et Boullogne, mais encore une série de muses de Giovanni Baglione, que le duc de Mantoue offrit à cette teigne de Marie de Médicis en échange d'une faveur. D'un point de vue architectural, cet étage vaut également le détour pour la partie haute du vestibule, avec de belles rampes en fer forgé.


Le second étage est enfin destiné à la céramique toutes périodes confondues, dont une collection de théières asiatiques qui ne m'ont pas autant plu que je l'eusse cru, des oiseaux empaillés allant du pingouin au flamant rose en passant par le pélican, et surtout des peintures paysagistes françaises de l'école d'Arras qui m'ont enchanté. On y croise ainsi Camille Corot au fond des bois, Constant Dutilleux sous le feuillage et Charles Desavary au bord de l'eau. Parmi les autres courants, les bondieuseries de Jules Breton au milieu des blés ne manquent pas de faire leur petit effet malgré un sujet très démodé. Nous leur préférons sans honte aucune Le Spectacle de la folie humaine d'Auguste-Barthélemy Glaize, bien plus audacieux.


Pour sûr, les paysages forestiers de l'école d'Arras, de même que la promenade bucolique à l'aube dans la citadelle, furent un véritable havre de paix avant l'enfer lillois. Je ne regrette donc pas du tout cette escapade !

jeudi 18 mai 2023

Bergerac


Allez ! Aujourd'hui, je vais parler d'une ville où j'avais prévu de ne passer qu'en coup de vent, et où je resterai finalement un an et demi. Et plus si affinités. Située au sud-ouest de la Dordogne, Bergerac est une sous-préfecture dynamique, quasiment égale à Périgueux en nombre d'habitants et d'activités, mais surclassant cette dernière du côté du tracé et du trafic urbains. Centre touristique et œnologique d'importance, la capitale du Périgord pourpre est une ville à taille humaine avec tout ce qu'il faut pour s'y sentir bien, dont une médiathèque, plusieurs librairies, une programmation cinématographique tout à fait correcte qui n'oublie pas les séances en langues originelles, des marchés saturnaux très colorés, et plein d'autres manifestations diverses et variées, comme celle de samedi dernier où un groupe de musiciens égayait la ville au son d'instruments américains pour créer une ambiance digne de la Nouvelle-Orléans !



Cosmopolite, la ville attire des langages de plusieurs coins du monde, des langues orientales qu'on y entend tout au long de l'année, aux phrasés incontournables d'Angleterre et de Hollande dès qu'arrive l'été. Bergerac est d'ailleurs parfaitement animée pendant six mois sans interruption, d'avril à septembre, et très franchement, on y survit également très bien en automne comme un hiver, sans craindre l'ennui. Trop proche de la Gironde et du Lot-et-Garonne, j'avais de fortes appréhensions à mon arrivée, mais celles-ci sont très rapidement tombées. D'ailleurs, ce n'est sûrement pas un hasard si un nombre incalculable de personnes que j'y ai rencontrées, et qui avaient au préalable vécu à Libourne, m'ont toutes confié avoir détesté la sous-préfecture girondine, alors qu'elles adorent cette ville de Dordogne. Il ressort de ces conversations que les gens y sont particulièrement aimables, d'où une sensation de bien être. L'alliance très agréable d'un centre historique minuscule mais au patrimoine somptueux, et d'une campagne divinement variée entre vignoble au sud et forêts très vertes au nord, immédiatement au sortir de la ville, a certainement de quoi mettre tout le monde de bonne humeur. Voyons cela par étapes !

La place Pélissière


Symbole ultime du centre historique de Bergerac, la place Pélissière doit sa renommée à une statue de Cyrano qui attire de très nombreux touristes. Ce qui est un contresens total, puisque l'auteur des États et Empires de la Lune, Savinien de Cyrano, était originaire de la région parisienne et se parait du pseudonyme de Bergerac en raison d'un ancien fief familial situé dans la vallée de Chevreuse. Le héros d'Edmond Rostand, inspiré de l'auteur du XVIIe siècle, devint quant à lui Gascon pour donner une couleur épique à une pièce se déroulant entièrement à Paris. Les deux profils de Cyrano, dont la péninsule se découpe sur les toits des places Pélissière et de la Myrpe, ne témoignent ainsi en rien de l'histoire ou de la vie littéraire de la ville, malgré un fort potentiel touristique que la municipalité a très bien su exploiter.


Le vrai chef-d'œuvre des lieux est en fait l'église Saint-Jacques, qui rend hommage au célèbre apôtre puisqu'elle était située sur la via Lemovicensis qui conduit les pèlerins du nord-est à Saint-Jacques-de-Compostelle. C'est un superbe édifice dont l'aspect actuel date du XVIIe siècle, bien que certains éléments plus anciens comme l'œil-de-bœuf Renaissance aient survécu à la guerre de Cent Ans puis aux guerres de Religion. Il est d'ailleurs fort dommage que dans le paysage urbain, ce lieu de culte ait fini par être supplanté par la très laide église Notre-Dame au milieu du XIXe siècle. Le seul intérêt de cette concurrente est d'avoir un clocher assez haut pour être visible de très loin, chose idéale pour se repérer lorsqu'on flâne dans certains quartiers inconnus, où dans la campagne alentour. Mais si ça ne tenait qu'à moi, toutes les horreurs religieuses du XIXe siècle devraient être rasées, afin de ne conserver que de beaux monuments aux proportions harmonieuses.

Fontaines et dragons d'or


Parsemée de bars, restaurants, antiquaires et caves à vin, la rue des Fontaines est assurément l'une des plus vivantes de la ville, même à la morte saison. Au croisement de la rue Saint-James qui ramène à la place Pélissière, de beaux monuments à ogives de l'époque médiévale, où à fenêtres à meneaux de la Renaissance si l'on daigne lever les yeux, rendent la promenade des plus agréables. Les lieux doivent leur nom à plusieurs fontaines installées aux angles de quelques habitations. L'eau a certainement toute sa place au centre-ville, comme en témoignent les vestiges d'une centrale hydroélectrique installée en 1892 dans cette même rue, ainsi que les restes de la minoterie des Grands Moulins rue des Conférences.


Un autre motif récurrent dans toute la ville est le dragon, qui figure notamment sur les armes de la cité. Preuve irréfutable qu'il fallait que je vinsse à Bergerac au cours de ma vie, pour retrouver mes pairs ! Ceux-ci me font même une haie d'honneur à chaque fois que je passe par le vieux pont, puisque le blason apparaît sous chaque lampadaire, sachant que l'on retrouve encore un moulage de celui-ci sur une façade rue des Fontaines. Une petite rue du centre-ville s'appelle d'ailleurs la rue du Dragon !


Ces deux rues convergent d'autre part vers la place Louis de la Bardonnie, en hommage à ce viticulteur du Périgord pourpre qui entra dans la résistance dès juin 1940. Sur cette place se dresse le marché couvert, dont la rénovation n'en finit pas de s'éterniser, ainsi qu'une chouette librairie orientée à gauche, où l'on trouve de nombreux ouvrages féministes, anticapitalistes et anticolonialistes, en plus des grands classiques littéraires de tous les pays du monde. Nettement moins tolérante, Catherine de Médicis se rappelle à notre « bon » souvenir avec ces vestiges d'un hôtel particulier où elle dormit la nuit du 8 août 1565, lors du grand tour royal qu'elle fit entreprendre à Charles IX de 1564 à 1566.

La place de la Myrpe


Plus intime que la place Pélissière, la place de la Myrpe possède pour sa part un charme sans égal, grâce à de nombreuses maisons pittoresques qui entourent un square boisé, dont les escaliers conduisent à l'ancienne minoterie le long des quais.


Des jeux pour enfants y sont installés sous le feuillage, comme en écho à l'amusante statue blanche de Cyrano, ou à cette façade ludique ornée d'un chat et d'une rose. Malgré son côté attachant, cette place est aussi le témoin des heures les plus sombres de notre époque, puisque les arbres étaient déjà en fleurs la première semaine de janvier. C'est dramatique. La beauté des coteaux de Monbazillac sous la neige un peu plus tard dans le mois n'a pas su faire oublier ce nouvel an tragique car beaucoup trop chaud. Je suis très triste.

La rue d'Albret


Faisant face à la place de la Myrpe, la place du Docteur Cayla se distingue elle aussi par de jolies maisons à pans de bois, dont l'une menaçant ruine est d'ailleurs soutenue par des poutres gigantesques. On y distingue surtout le temple de la ville, dont l'intérieur est affreusement épuré comme dans tous les lieux dédiés à ce culte, mais dont la façade néo-classique n'en reste pas moins élégante.


Installé dans une ancienne église catholique, le temple touche le cloître des Récollets, un bel espace désormais dédié au vin et par lequel on peut redescendre vers la Dordogne par l'office du tourisme. Y sont énumérées les différentes productions de l'appellation d'origine contrôlée Bergerac, qui influence le cadastre viticole de toutes les communes alentour depuis les années 1940. N'ayant aucun goût pour l'alcool, je n'en ai goûté aucun ! En parlant de gastronomie, il n'est d'ailleurs pas toujours facile d'être végétarien en Dordogne, car certains restaurants ne proposent tout bonnement aucun menu végétal.


Pour couronner le tout, le bel arbre qui ornait le cloître a été abattu au printemps. Il tombait quasiment à l'horizontale sur le toit, peut-être n'y avait-il pas moyen de faire autrement. Mais tel Idéfix, cela m'a beaucoup perturbé.


Reliant la place du Docteur Cayla à l'hôtel de ville, la rue d'Albret comporte encore d'autres monuments distingués, telles les somptueuses maisons dites « des consuls », dont les arcades témoignent du désir de paraître qui animait les riches commerçants et artisans de la ville au XIVe siècle. C'est en passant devant ces façades que l'on arrive dans mon quartier favori de Bergerac.

La rue des rois de France et la place du Feu


Ce bel édifice à l'angle des rues des Rois de France et de l'Ancien Pont est l'hôtel des Peyrarède, du nom d'une famille de riches marchands dont l'un des membres fut reconnu comme poète au cours du XVIIe siècle. C'est en fait un îlot englobant plusieurs maisons dont les plus anciennes datent du XVe siècle, bien que la façade la plus célèbre ait été bâtie dans les années 1600, d'où son surnom de « château Henri IV ». C'est en fait Louis XIII qui y aurait logé, lorsqu'il reprit la ville aux huguenots durant l'été 1621.


La maison Peyrarède abrite depuis 1983 le musée du tabac, unique en France et en Europe, qui rappelle que le bassin versant de la Dordogne fut une terre de tabaculture. Ayant moi-même une aversion absolue pour la cigarette, il m'a fallu des mois avant de me décider à faire la visite, et contre toute attente je n'ai pas été déçu ! Les feuilles séchées dans la première salle dégagent par exemple une odeur végétale pas tout à fait désagréable, tandis que les étages contiennent de riches collections passant en revue tous les usages qui ont été fait du tabac à travers les siècles, des calumets d'Amérique aux pipes franc-comtoises, en passant par les narguilés d'Orient et les tabatières de l'aristocratie européenne qui s'enrichissait honteusement sur le dos de millions d'esclaves. L'une des pièces maîtresses du musée est la machine à sculpter des fourneaux de pipes inventée par Joseph-Honoré Dalloz, dont il n'existe que deux exemplaires au monde. Mon coup de cœur personnel va tout de même à ce superbe dragon taillé dans une racine de bruyère par un maître-sculpteur de Saint-Claude au cours des années 1980, et qui tient entre ses griffes le blason de la ville où figure évidemment un autre de nos compagnons reptiliens. Manifestement, l'industrie du tabac savait faire feu de tout bois, puisque les sujets d'ornement des fourneaux allaient des scènes champêtres aux évocations mythologiques, en passant par des figures politiques telle l'impératrice Eugénie ! Heureusement que la dame avait plusieurs pucelages : elle se remettra ainsi sans peine des jeux de mots douteux qui viennent inévitablement à l'esprit en de telles circonstances.



Aux quatre points cardinaux autour du musée se dressent de très belles maisons à pans de bois, qui font de ce quartier le plus pittoresque de la ville. Si la joliment nommée place du Feu attire les foules pour sa multitude de restaurants dont les terrasses sont établies sous un platane gigantesque, mon coup de cœur va à cette petite place anonyme au sud de la maison Peyrarède, où l'on peut s'asseoir au bord d'une fontaine devant de beaux colombages, en compagnie de sculptures d'église disposées de manière esthétique sous le feuillage.



Plus à l'est, la rue des Rois de France se fond dans la rue Saint-Clar, véritable labyrinthe de maisons médiévales aux motifs géométriques élaborés.



À l'ouest, cette rue prestigieuse conduit à la Dordogne en croisant la rue du Port. Malgré la beauté des lieux, cette croisée des chemins est une Désillusion totale, une œuvre de l'artiste Daniel Hourdé souhaitant rendre hommage à « l'oiseau pris dans la marée noire, au poète empêché, et à l'Indien oublié du Nouveau Monde. »

Les berges de la Dordogne


Par bonheur, la municipalité nous donne des raisons d'être optimistes depuis son transfert de la compétence espaces verts à... un troupeau de moutons ! Au lieu d'utiliser des pesticides, les agneaux accompagnés d'un bouc qui fait bande à part se chargent ainsi de tondre les berges d'une manière toute naturelle, ce qui rend la promenade le long de la Dordogne absolument plaisante !


L'un des grands avantages de Bergerac est qu'on y trouve tous les atouts d'une ville animée, tout en étant malgré tout à la campagne en moins de dix minutes, alors que le trafic reste parfaitement fluide même aux heures de pointe. En outre, la variété des paysages me rend très enthousiaste quant à un possible établissement ici, avec au sud les coteaux viticoles de Monbazillac, et au nord des forêts rafraîchissantes peuplées de multiples essences. Ce début de mois de mai était carrément euphorique grâce aux robiniers en fleurs, qui parfumaient la ville et ses environs d'une odeur d'acacia tout simplement enivrante.


Le seul défaut de la ville est finalement d'être placée en zone Seveso à cause de la poudrerie. Il y a d'ailleurs eu une explosion au mois d'août ayant fait un blessé grave, bien qu'il n'y eut heureusement pas d'émanations toxiques pour le reste de la population. Le bruit était tellement fort et inhabituel que j'ai pensé qu'une voiture venait de s'encastrer dans le bâtiment où je me trouvais ce jour-là.


D'un point de vue social, Bergerac reste une ville accueillante, peuplée de personnes saines d'esprit et plutôt souriantes dans l'ensemble. Quel contraste avec certaines villes de ma région ! Par exemple, quand on rentre dans un service public ou dans un magasin, les gens sont en général très avenants, ce qui fait un bien fou ! J'observe même des formes d'entraide au sein de plusieurs quartiers, ce qui est inimaginable dans d'autres centres urbains que je connais bien mieux. Alors, étant de nature plutôt introvertie, je ne laisse pas d'être étonné de voir que le contact se fait plus facilement ici qu'ailleurs. On peut même dire que j'ai plus sociabilisé à Bergerac en dix mois qu'en d'autres lieux en plusieurs années. Cela dit, j'ai désormais 35 ans, plus de recul et de stabilité à mon actif, et suis dans un état d'esprit autrement positif que durant la vingtaine, ce qui change certainement ma façon de voir les choses. Reste à savoir si je vais réussir à créer des liens durables ici pour décider si je vais m'y établir pour les prochaines années. En tout cas, ce n'est pas là que je risque de faire des rencontres sentimentales car la population masculine reste désespérément hétéro. Dommage ! Après, je ne sais pas comment interpréter cela, mais il y a peu, je confiais à des interlocuteurs m'a surprise de les entendre employer le mot « poche » pour désigner un sac de course, alors que je pensais qu'il s'agissait-là d'une expression typiquement charentaise que j'avais extrêmement honte d'utiliser moi-même. Le plus charmant d'entre eux m'a répondu qu'il n'y avait nulle gêne à avoir et qu'avec lui je pouvais m' « assumer sans problème » ! Je ne sais pas s'il fallait y lire un double-sens ou non. J'aimerais bien…


En attendant, je me sens très bien à Bergerac. La ville est non seulement charmante comme tout, mais en outre, il y a mille choses à voir dans les environs à moins d'une heure de route : les bastides d'Eymet, Beaumont, Issigeac, Molières et Monpazier, les châteaux de Biron, Bridoire, Lanquais et Monbazillac, les maisons fortes de Liorac-sur-Louyre, Cause-de-Clérans et Sainte-Alvère, l'écluse de Tuilières, les cloîtres de Cadouin et Saint-Avit-Sénieur, la grotte de Maxange, Limeuil et le cingle de Trémolat, et à peine plus loin le Périgord noir spectaculaire ou encore les excursions possibles de l'autre coté de la frontière à Duras, Villeréal et Monflanquin, voilà autant de choses qui rendent la région particulièrement attrayante pour se divertir. Je suis moins facilement conquis par les forêts de la Double et du Landais, mais elles sont loin d'être désagréables et valent également le détour. Alors, pour le moment, j'y suis j'y reste ! Ma seule crainte est que, me connaissant bien, j'ai tendance à vite avoir l'impression d'avoir fait le tour d'un territoire, d'où mon besoin compulsif d'en changer régulièrement. Je n'ai pas encore ce sentiment avec Bergerac au bout de presqu'un an, ce qui est bon signe !