dimanche 28 mai 2023

Arras au point du jour


Seigneur, quelle semaine ! J'avais rendez-vous à Lille ce mercredi : je voulais donc mettre ce long voyage à profit pour explorer le Nord-Pas-de-Calais, une région où je n'aurai clairement pas l'occasion de revenir tous les quatre matins. Malheureusement, rien ne s'est passé comme prévu ! Ainsi, après un trajet interminable, je me suis retrouvé dans un gigantesque embouteillage dans le très déprimant bassin minier, je me suis ensuite égaré dans la banlieue de Lille, puis je me suis fait racketter de manière assez violente à deux reprises en finissant par gagner le centre-ville à pied, avant de faire une crise de panique dans un supermarché de Villeneuve-d'Ascq, car je n'avais rien mangé depuis la veille et me sentais complètement perdu au milieu de la foule, ce qui a nécessité l'intervention de la sécurité ! Qui dit mieux ? Cette suite pathétique en ré mineur m'a finalement conduit à changer mes plans : alors que j'avais prévu de visiter tous les musées de la conurbation, avec en point d'orgue la Piscine de Roubaix, pour enchaîner sur un détour par les grandes villes alentour (Tournai, Valenciennes, Douai, Cambrai), j'ai finalement quitté la Flandre sans demander mon reste pour aller me réfugier dans la campagne normande. Et je n'étais pas au bout de mes peines car, non content d'avoir choppé une insolation en flânant trop longtemps sous le soleil de Giverny sans chapeau, voilà que ma voiture est tombée en panne au beau milieu de la forêt du Perche ! Après des heures à attendre la dépanneuse puis un taxi, je me suis donc retrouvé au Mans où l'assurance m'a prêté une voiture rhodanienne (cherchez la logique !), non pas pour participer aux célèbres 24 h, mais tout simplement pour rentrer chez moi ! Ma voiture est donc immobilisée à l'autre bout de la France pour au moins deux semaines, ce qui ne m'arrange pas du tout. Sans compter que je n'avais pas spécialement envie de claquer des milliers d'euros cette année pour un véhicule qui n'a que 10 ans et qui a passé sans problème toutes ses révisions.


Bref, je suis épuisé ! À défaut d'avoir vu la Piscine de Roubaix, je passerai les deux jours de congés restants dans la mienne en écoutant le chant des oiseaux, histoire de me remettre de toutes ces émotions. Le bon côté des choses, c'est que j'ai quand même eu l'occasion de faire plein de belles visites cette semaine, à commencer par la capitale du Pas-de-Calais et de l'ancien Artois : Arras. Finalement, ça tombe bien, car c'était la ville qui m'attirait le plus dans cette région, et j'y ai passé une excellente matinée. Je la trouve même bien plus pittoresque que Lille, alors aucun regret. Arras a d'ailleurs l'extrême avantage d'être une ville à taille humaine : nettement moins peuplée que sa sous-préfecture Calais, et située assez au sud du département pour permettre de respirer avant l'enfer urbain de la Gohelle, cette cité n'a pour seul et unique défaut qu'une passion démesurée pour les panneaux "sens interdit". Stop ! À peine s'est-on engagé dans une rue qu'il faut déjà tourner dans tous les sens, sans jamais pouvoir suivre une ligne droite ! Heureusement, comme il était 6 h du matin, j'ai pu gagner sans encombres la belle place Victor Hugo, qui a l'avantage d'être un parking gratuit dans un joli cadre classique et octogonal unique en son genre. À partir de là, je suis parti à la découverte d'un centre-ville très riche d'une belle collection de bâtiments chargés d'histoire : forte de 157 édifices au moins en partie classés, Arras concentre en effet 35 % des monuments historiques de son département, et reste la septième ville de France qui en compte le plus.

Les places


Symboles de la ville, les deux places historiques d'Arras se distinguent par leurs façades d'influence flamande qui me faisaient rêver depuis toujours. La plus spacieuse est évidemment la Grand-Place, un véritable décor de théâtre qui, pour un visiteur venant du pays de l'art roman, représente le comble du dépaysement.


L'alignement parfait des maisons, qui gardent cependant toutes leur personnalité, est effectivement un régal. La seule anomalie, ravissante, de la Grand-Place est cette maison gothique au pignon à gradins, d'un exotisme tout septentrional.


La place des Héros, anciennement nommée Petite Place et baptisée ainsi en l'honneur des résistants fusillés en 1945, n'a rien à envier à sa voisine, avec sa panoplie de maisons flamandes aux belles arcades.


Cette place accueille en son sein l'hôtel de ville historique et son beffroi de 75 m de haut. Construit en deux phases, le cœur même de la cité mélange les styles gothique flamboyant et Renaissance. Au rez-de-chaussée, une exposition sur la reconstruction après guerre en apprend beaucoup sur le destin tragique d'Arras.

Au hasard des rues


Considérablement détruite durant la Première Guerre mondiale, Arras s'est relevée de ses cendres pour retrouver son éclat d'antan. Si les places ont été reconstruites à l'identique, certaines rues ont quant à elles vu se développer une architecture Art déco typique des années 1920. En témoigne cette façade fruitée très colorée rue Saint-Aubert !


Cette boulangerie place du théâtre n'est pas en reste, avec son décor de verger bleuté qui évoque tout sauf le pétrissage du pain. Un tout autre commerce devait s'y tenir au siècle dernier.


En dehors de l'Art déco, d'autres bâtiments plus anciens évoquent eux aussi des métiers disparus, ou tout du moins délocalisés. Par exemple, la place du théâtre était à l'origine le lieu où se tenait le marché aux poissons. Construit à l'aube du XVIIIe siècle, l'Ostel des Poissonniers fait justement écho à cette profession avec son décor de sirènes et autres dieux marins.


Ressuscitant elle aussi les fantômes des Lumières et de la Révolution, la rue Maximilien Robespierre abrite une maison où le tyran sanguinaire vécut peu avant l'embrasement de 1789. Pour l'anecdote, l'Artois est également le lieu d'origine de mon héroïne fictive préférée, Lady Oscar, la protagoniste de La Rose de Versailles de Riyoko Ikeda. Dans l'un des chapitres du manga, elle revient précisément sur les terres dont sa famille tire ses revenus, ce qui lui permet de discuter avec le futur dictateur natif de la ville, et surtout de se rendre compte de l'extrême misère dans laquelle vivent les paysans tandis que la noblesse dorée danse à Versailles. C'est l'un des éléments déclencheurs qui la conduisent à migrer de partisane de la monarchie à révolutionnaire convaincue.

La citadelle


De manière bien réelle, les témoins du fait militaire sont encore bien présent à Arras, notamment du côté de la citadelle édifiée par Vauban au tournant des années 1670. N'ayant jamais été attaquée et servant en premier lieu à contrôler la population locale, elle fut rapidement surnommée « la Belle Inutile ».


C'est peut-être pour cette raison que la charge de sentinelle de la place est désormais confiée à un troupeau de chèvres


Classée à l'UNESCO comme toutes les fortifications Vauban, la citadelle d'Arras se distingue notamment par sa belle chapelle Saint-Louis, avec sa façade d'inspiration flamande très élaborée.


Les fossés de la citadelle offrent quant à eux un témoignage autrement bouleversant des atrocités de la guerre, puisque 218 hommes de plusieurs nationalités européennes y furent fusillés entre 1941 et 1944. 218 plaques commémoratives leur rendent hommage en rappelant leur nom, leur date de naissance, leur ville d'origine et leur métier. On y retrouve sans surprise beaucoup de mineurs. La vision de toutes ces plaques sur les murs en brique reste bouleversante.

L'abbaye Saint-Vaast


Non moins impressionnante que la citadelle avec ses dimensions de la taille d'un quartier, l'abbaye Saint-Vaast accolée à la cathédrale accueille aujourd'hui le musée des Beaux-Arts de la ville. Et j'ai eu un gros coup de cœur pour cet ensemble : le bâtiment est aussi intéressant que les collections, et surtout, tous les secteurs culturels publics d'Arras y sont réunis, puisqu'on peut naviguer librement du musée à la médiathèque installée dans les mêmes bâtiments. Je trouve ce concept absolument génial pour inciter les publics à découvrir de nouvelles choses. L'entrée est gratuite, ce qui ne gâche rien !


Le rez-de-chaussée est principalement consacré aux arts médiévaux : on y retrouve par exemple les anges d'Humbert et de Saudemont sculptés à la fin du XIIIe siècle, qui vous adressent leur plus beau sourire tel leur cousin de Reims, ou de manière nettement moins angélique le transi du chanoine de Béthune, qui n'en finit plus de se décomposer depuis 1446 ! Le sceau de la fameuse Mahaut d'Artois, apposé sur une charte touchant l'organisation communale de la ville en 1302, les somptueux triptyques de Jehan Bellegambe, réalisés au début du XVIe siècle, les panneaux de la Légende de la sainte Chandelle, véritable bande-dessinée de la Renaissance, ou encore un gigantesque plan-relief de 1716 ajoutent à la magnificence des salles, par lesquelles on accède au cloître de l'abbaye, impressionnant de grandeur.


Le premier étage fait quant à lui la part belle aux peintures des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. On y retrouve une partie des Mays de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris, déposés par le musée du Louvre en 1938 et peints par certains noms prestigieux du Grand Siècle comme Parrocel ou les pères et fils Corneille et Boullogne, mais encore une série de muses de Giovanni Baglione, que le duc de Mantoue offrit à cette teigne de Marie de Médicis en échange d'une faveur. D'un point de vue architectural, cet étage vaut également le détour pour la partie haute du vestibule, avec de belles rampes en fer forgé.


Le second étage est enfin destiné à la céramique toutes périodes confondues, dont une collection de théières asiatiques qui ne m'ont pas autant plu que je l'eusse cru, des oiseaux empaillés allant du pingouin au flamant rose en passant par le pélican, et surtout des peintures paysagistes françaises de l'école d'Arras qui m'ont enchanté. On y croise ainsi Camille Corot au fond des bois, Constant Dutilleux sous le feuillage et Charles Desavary au bord de l'eau. Parmi les autres courants, les bondieuseries de Jules Breton au milieu des blés ne manquent pas de faire leur petit effet malgré un sujet très démodé. Nous leur préférons sans honte aucune Le Spectacle de la folie humaine d'Auguste-Barthélemy Glaize, bien plus audacieux.


Pour sûr, les paysages forestiers de l'école d'Arras, de même que la promenade bucolique à l'aube dans la citadelle, furent un véritable havre de paix avant l'enfer lillois. Je ne regrette donc pas du tout cette escapade !

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