lundi 27 juillet 2020

Adieux




Hélas. Ce que l'on redoutait est arrivé: Olivia de Havilland s'en est allée cet été, à l'âge impressionnant de 104 ans. Avec un tel nombre au compteur, on pourrait se dire que c'était dans l'ordre des choses, mais je confesse être réellement sous le choc, incapable de dormir à 2h du matin: je me suis toujours naïvement imaginé que les personnes qui vivent le plus longtemps possible sont en quelque sorte immortelles, Luise Rainer m'en est témoin. J'ai toujours eu le sentiment que si l'on arrive à vivre un siècle, on peut facilement en vivre encore un de plus, mais de tels dénouements nous apprennent qu'il faut savoir raison garder.


Le choc est peut-être d'autant plus vif que le cinéma des années 1930 et 1940, pour tout dire l'Âge d'or du cinéma hollywoodien, a beau avoir existé longtemps avant ma naissance, ça n'en reste pas moins mon histoire, ma culture, mes références. Passionné par le noir et blanc depuis la fin de l'enfance, je me suis immédiatement reconnu dans les films de cette époque, et bien qu'il fût au contraire coloré, je n'oublierai jamais ce Noël de l'an 2000, quelques jours avant l'entrée dans un nouveau millénaire, alors que je vis Autant en emporte le vent (1939) pour la première fois. Certes, il y avait Vivien Leigh dans le rôle du siècle, mais Olivia de Havilland fut l'un des premiers visages de cinéma que je découvris, de telle sorte qu'elle est restée une référence tout au long de mon apprentissage cinéphile. Le recul et la maturité aidant, je suis même devenu l'un des fervents admirateurs de son interprétation inoubliable de Mélanie, la comédienne ayant le talent de lui donner, en quelques regards, une densité qui n'existait pas sur le papier: loin d'être uniquement sainte, Mélanie devient comme par magie une femme complexe, qui n'est au fond jamais dupe des sentiments de ses proches, mais qui a trop bon cœur, et beaucoup trop de tact, pour le leur faire savoir.


À vrai dire, cette composition est la pièce maîtresse d'un processus de cinq ans, au long duquel l'actrice, alors cantonnée aux rôles de soutien, a toujours cherché à exprimer des émotions auxquelles les scénaristes n'avaient pas forcément pensé. Dès ses débuts, elle fut l'exquise Hermia du Songe d'une nuit d'été (1935), donnant par-là même une performance remarquable pour ce qui fut quasiment son premier film, sans oublier de pousser le séduisant Errol Flynn dans ses retranchements dans sa première collaboration avec le grand héros du film d'aventures de la Warner, Capitaine Blood (1935). De même, on ne peut manquer de s'extasier sur sa personnalité plus forte, et plus fine, qu'il n'y paraît, dans des rôles subalternes qu'elle sut rendre incroyablement charmants, à l'image de sa princesse médiévale Marianne des Aventures de Robin des bois (1938), le pic absolu de son partenariat avec Errol Flynn. Et même lorsqu'on lui demandait de soutenir d'autres comédiens, Olivia de Havilland n'a jamais fait défaut à son principe phare, celui d'ajouter de nouvelles dimensions à ses personnages. Elle fut ainsi la lumière d'Anthony Adverse (1936), apportant à elle seule la fraîcheur faisant cruellement défaut à cette adaptation empesée, et réussit à voler la vedette à rien moins que Bette Davis dans deux registres très différents: le drame avec L'Amour n'est pas en jeu (1942), et la comédie avec L'Aventure de minuit (1937), où elle compose une héritière amoureuse d'une naïveté à hurler de rire!


Entre drame et comédie, Olivia de Havilland pouvait décidément tout faire, avec toujours ce goût pour la nuance et les couleurs subtiles. Sa plus grande année hollywoodienne en est une parfaite illustration: 1941 la vit s'illustrer dans trois tonalités différentes dans des films aussi variés qu'un western, un drame sentimental, et une pure comédie. Pour son dernier film avec Errol Flynn, La Charge fantastique (1941), elle fit le choix surprenant mais délicieux de proposer une interprétation comique d'une décontraction sans égale, ce qui eu pour effet de rendre une biographie pour le moins pompeuse et controversée entièrement divertissante: son alchimie avec son fringant partenaire fait des merveilles, les deux acteurs se renvoyant la balle avec un enthousiasme communicatif, alors que la pauvre héroïne est en train de s'enflammer la gorge avec un oignon! Non moins succulent est son jeu avec James Cagney dans La Blonde Framboise (1941): alors qu'elle hérite apparemment d'un rôle ingrat, celui de la bonne épouse un peu terne qu'on peut allègrement tromper avec la sulfureuse Rita Hayworth, Olivia renverse la situation en s'imposant comme la femme la plus captivante de l'époque du Ragtime, faisant preuve d'une forte personnalité teintée d'humour, et d'une soif de découvertes toujours plus intrépide. À l'opposé du spectre, elle est l'institutrice touchante, graine de vieille fille qui croit trouver le grand amour sans réaliser qu'on se joue d'elle, dans le politiquement passionnant Par la porte de d'or (1941), dont la confrontation avec Paulette Goddard, lors de laquelle Olivia se refuse au mélodrame attendu afin de faire montre d'une force de caractère insoupçonnée, aurait dû lui valoir son premier Oscar cette année-là.


Il lui fallut pourtant attendre cinq ans pour de remporter la statuette, après une période haletante où elle joua son va-tout, à savoir intenter un procès à la toute puissante Warner afin de mettre fin à l'exploitation que faisaient les grands studios d'alors de leurs acteurs sous contrat. Sortie victorieuse de l'affaire, alors que même Bette Davis s'y était cassé les dents quelques années plus tôt, Olivia de Havilland reçut la gratitude de l'ensemble de la profession pour son courage et son acharnement ayant débouché sur de meilleures conditions de travail pour tous, reconnaissance qui se matérialisa sous la forme d'un Oscar pour À chacun son destin (1946), un mélodrame des années 1930 transporté quinze ans dans le futur, dans lequel l'actrice put s'exercer à jouer aussi bien les jeunes filles audacieuses que les femmes mûres aigries par un destin cruel, en passant par les mères sacrificielles. Loin de choisir la facilité, elle joua également le double-rôle de La Double Énigme (1946) cette année-là, en brossant avec retenue le portrait de deux sœurs que tout oppose: l'une sage mais non dénuée de personnalité, l'autre passionnée au point d'être capable d'aller jusqu'au crime.


Forte de ces nouveaux succès, Olivia de Havilland put clore la décennie en apothéose avec les deux rôles qui restent aujourd'hui considérés comme les sommets indépassables de son répertoire. Dans La Fosse aux serpents (1948), elle ose montrer de l'intérieur la psyché fracassée d'une jeune femme victime d'un traumatisme et enfermée dans un asile. Sa performance physique et fébrile, d'une intensité toujours inventive, lui valut certaines des meilleures critiques de sa carrière, ce qui fut amplement mérité puisque chaque scène est un régal pour qui aime voir une actrice à l’œuvre: qu'elle revienne à l'état de nature en mordant sauvagement le doigt qui l'agressait, ou qu'elle retrouve la raison avec une lumière étincelante, elle est sincèrement éblouissante dans l'un des plus grands rôles de folles qu'affectionnaient tout particulièrement les années du sortir de guerre. Ce fut néanmoins L'Héritière (1949) qui lui valut son second Oscar. Vous savez que je ne cautionne pas nécessairement tous ses choix interprétatifs dans ce rôle-ci, la faute à un forçage de trait manquant un peu de la subtilité qui lui allait si bien jadis, en particulier dans les scènes d'une jeunesse anéantie par un père distant, mais le passage où l'héroïne prend conscience de sa situation, et cherche à s'en émanciper avec un dynamisme hors du commun, reste heureusement une merveille de nuances et d'énergie, constituant par-là même une grande transition vers un troisième acte tout de sécheresse et de vengeance sournoise dissimulées sous du taffetas soyeux. Toujours parfaitement costumée, mais avec moins d'éclat, Ma Cousine Rachel (1952) fut l'un de ses derniers grands rôles, avant une réinvention étonnante dans les années 1960, où surfant sur la vague camp amorcée par Baby Jane, Olivia retrouva son amie Bette Davis en remplaçant Joan Crawford au pied levé dans Chut... Chut, Chère Charlotte (1964), incarnant pour la première fois de sa carrière une méchante pure et dure passée maîtresse dans l'art de l'hypocrisie.


Au regard de ce merveilleux testament immortalisé sur pellicule, on ne peut que s'émerveiller du talent versatile d'une grande dame du septième art, qui à défaut de compter parmi mes archi-favorites personnelles fut incontestablement l'une des toutes meilleures actrices de son époque. Sachant qu'elle venait de fêter ses 104 ans en début de mois, j'étais persuadé qu'elle était douée d'enchantement et serait encore là pour au moins dix ans, faisant le lien entre notre époque culturelle, dans laquelle je ne me reconnais qu'à moitié, et la sienne, qui malgré ses inévitables défauts me parle certainement davantage. Mais indéniablement, avec le départ d'Olivia de Havilland, la décennie des années 1930 entre désormais dans l'histoire. C'était inévitable, mais il ne m'aurait pas déplu que le lien perdure encore quelques années.


Au revoir, Olivia. Passez le bonjour à Bette et aux autres, où que vous soyez!


mercredi 8 juillet 2020

Les trois riches heures d'Eun-hee Choi



J'ai un problème avec le cinéma coréen contemporain : des films comme Secret Sunshine et Poetry de Chang-dong Lee, Okja et Madeo de Joon-ho Bong, Mademoiselle de Chan-wook Park, ou Dernier Train pour Busan de Sang-ho Yeon, ce dernier m'ayant été recommandé par le très sérieux Arte Journal et n'ayant résulté qu'en un traumatisme d'au moins deux ans ; m'ont tous mis très mal à l'aise, que ce soit par leurs sujets malsains, leurs environnements d'un glauque insondable, ou la manière de s'acharner sur leurs personnages. Les auteurs ont beau être très différents les uns des autres, et les actrices franchement exceptionnelles, le point commun à tous ces films est l'effroi ressenti, à tel point que je n'ai même pas eu le moindre désir d'aller voir Parasite cette année.


Heureusement, j'ai réussi à conjurer cette impression terrifiante en découvrant le cinéma coréen classique, qui offre une vision nettement plus saine et poétique du monde, à travers de jolis films tels Jonggak (Le Beffroi) de Ju-nam Yang, Même les nuages dérivent de Hyun-mok Yu, ou Le Vieux Potier d'Ha-won Choi. Le visage de cette période est incontestablement celui de la comédienne Eun-hee Choi, une actrice versatile d'un grand talent, dont la vie mériterait elle aussi d'être adaptée au cinéma: superstar du Sud dans les années 1960 et 1970, elle fut enlevée avec son mari Sang-ok Shin par le Nord, où ils furent détenus pendant douze ans et forcés de faire des films pour le régime, avant de parvenir à s'échapper lors d'une rare sortie à Vienne. Nous mettrons aujourd'hui en valeur deux collaborations du réalisateur et de son épouse, en commençant toutefois par le film qui révéla Eun-hee Choi dès 1949, tourné l'année même de la partition de son pays.




Maeumui gohyang (마음의 고향) ~ La mémoire de ses racines

Cette merveille de Yong-gyu Yoon, que l'on pourrait traduire par "La Ville natale qu'on garde dans son cœur", sortit le 9 février 1949. Et si comme moi vous teniez Printemps tardif d'Ozu pour la grande œuvre asiatique de l'année, la concurrence devient rude grâce à ce petit bijou d'un réalisateur inconnu, qui n'a visiblement tourné que pour le Nord par la suite. On y suit le parcours d'un jeune orphelin (Min Yu), élevé dans un temple bouddhiste par le moine principal (Ki-jong Byeon), s'attachant progressivement à une jeune veuve (Eun-hee Choi) qui vient en retour de perdre son enfant, et qui visite fréquemment le temple pour prier. Mais alors qu'elle se décide à adopter officiellement l'enfant, sa vraie mère (Seon-yeong Kim) refait surface pour le reprendre avec elle. Quel sera son destin ?


Ce récit délicat est un chef-d’œuvre de mise en scène : le réalisateur nous place dans une ambiance sylvestre et montagnarde des plus envoûtantes, où les cascades, les rochers et les pins forment un ensemble harmonieux propice à la méditation. En ces matinées calmes en pleine nature, les arbres ont d'ailleurs toute leur importance quant au déroulement de l'histoire, puisque le héros aime à se mesurer contre leurs troncs, afin d'apprendre à grandir en acceptant, contrairement à ce que l'homme à tout faire du temple lui avait dit, que sa mère ne reviendra pas le chercher à chaque fois qu'il franchit une marque. La photographie, signée Hyeong-mo Han, confine quant à elle au sublime avec, en intérieur, un clair-obscur digne d'un tableau de maître, et en extérieur, une jolie manière de montrer des silhouettes blanches se découper sur la forêt. À ce titre, l'arrivée d'Eun-hee Choi dans le film est magique : avec sa mère, voici deux robes immaculées qui avancent sous le feuillage, vision angélique faite pour impressionner le jeune garçon, émerveillé par l'apparition divine de celle qu'il vénère comme "la dame de Séoul".


L'interprétation est également de toute beauté. Bien dirigé par Yong-gyu Yoon, Min Yu porte les conflits de son personnage avec une retenue de bon aloi, alors que son cœur est déchiré entre son désir de respecter avec application les traditions religieuses, et son envie d'évasion à la recherche de la vie qui aurait dû être la sienne dans un monde normal. Ki-jong Byeon est quant à lui un moine sévère qui sait rassurer les fidèles du temple, mais ne se rend pas compte de sa trop grande dureté envers son pupille, dont il ne veut pourtant que le bien ; tandis que Seon-yeong Kim est particulièrement touchante en mère pas si indigne que ça, jouant au contraire l'espoir déçu avec une dignité exemplaire. Dans son tout premier rôle à l'écran, Eun-hee Choi montre déjà tout le potentiel à venir avec une performance d'une finesse remarquable, parfaitement en phase avec l'univers tranquille de ce temple de montagne : de l'agacement subtil lorsque sa mère expose ses malheurs à sa belle complicité avec l'enfant, l'actrice n'oublie jamais d'être volontaire et déterminée sous le manteau d'une grande politesse. La confrontation entre les deux "mères", très attendue, constitue évidemment le clou du spectacle, et comme on peut s'en douter, Yong-gyu Yoon filme cette rencontre lumineuse avec une infinie délicatesse, à des années-lumières des catfights en vigueur dans le cinéma occidental de la même époque. Les drames et les regrets sont éclairés par la figure de l'enfant qui passe dehors dans un rayon de soleil : après revisite pour cet article, le film est à n'en pas douter un chef-d’œuvre absolu.




Jiokhwa (지옥화) ~ Une Fleur en enfer

Troisième collaboration du couple Eun-hee Choi - Sang-ok Shin, Une Fleur en enfer sortit à Séoul le 20 avril 1958. Une décennie après la veuve éplorée qui se refusait à exalter sa douleur, et dans l'éclat d'une trentaine épanouie, la grande actrice coréenne est ici aux antipodes du film qui l'avait révélée : elle incarne une prostituée vénale et tapageuse qui vient semer le trouble entre deux frères, Hae-won Jo, pétri de bonnes intentions, qui tente de ramener Hak Kim sur le droit chemin, alors que celui-ci préfère voler des denrées aux troupes américaines stationnant dans la région. Dans cette atmosphère de crimes et de trahison, la séduction sulfureuse affleure inévitablement…


Si la dame de Séoul brillait par sa distinction, la prostituée Sonya ne vient clairement pas du même monde: mâchant un chewing-gum sans relâche, arpentant les chemins arides d'une démarche ondulante, Eun-hee Choi fait ici un vrai travail de composition pour se mettre dans la peau d'un personnage qui ne lui est absolument pas consubstantiel. Son interprétation y perd forcément en finesse, Sonya étant tout sauf distinguée, aussi ne s'étonnera-t-on pas de ne jamais la voir y aller par quatre chemins lorsqu'elle désire quelque chose : pour bien marquer son intérêt pour le frère de son amant, elle n'hésite pas à ôter ses lunettes de soleil pour le regarder avec insistance droit dans les yeux, le jeu de la séduction la poussant à remettre ses lunettes afin de refuser à l'amoureux possible des faveurs qu'il pourrait croire conquises d'avance. Quel contraste avec Judy (Seon-hui Gang), la pute au grand cœur sincèrement amoureuse du "bon" frère ! Ce jeu accentué, qui sert admirablement le personnage, n'empêche cependant pas la comédienne de trouver de jolies nuances chez cette héroïne fruste : le plaisir évident qu'elle a de retrouver un homme qui lui plaît après une journée de travail éprouvante, les vestiges d'un amour qui fut jadis sincère, qu'elle parvient à suggérer en un regard, même quand la situation ne s'y prête plus ; voilà autant de formidables trouvailles de la part d'une actrice très à l'aise face à la force brute d'Hak Kim, et la fadeur nécessaire d'Hae-won Jo.


Le film manque peut-être un peu de rythme : on s'attend davantage à une histoire criminelle trépidante, alors que Sang-ok Shin préfère mettre l'accent sur de longues discussions entre personnages assis dans les hautes herbes. Mais Une Fleur en enfer est assurément le reflet d'une époque : là où le temple bouddhiste de Yong-gyu Yoon était hors du temps, le village infernal des prostituées dévoile avec pertinence le chaos suite à la guerre, l'apparition d'une modernité bousculant avec fracas les traditions ancestrales, et le désir de survivre à n'importe quel prix. Les montagnes bucoliques ont cette fois-ci laissé la place à des champs dénudés où l'on ne peut dissimuler ses passions funestes, Sang-ok Shin cherchant d'ailleurs à rayer cette zone sinistre de la carte en offrant une poursuite finale haletante : perdue dans la brume et dans la boue, essayant en vain de se raccrocher à quelque chose alors qu'elle peine à avancer, toujours en déséquilibre alors qu'elle fuit le prix de sa faute, Sonya tente d'échapper aux pulsions bestiales d'un homme dont elle avait mésestimé la force. Le film se faisant l'apôtre du retour à la vie paisible dans d'honnêtes campagnes, c'est donc sans surprise que l'on verra Eun-hee Choi revenir à ses premières amours, les arbres et le raffinement, le temps d'un troisième film. Mais ce détour par la zone, surprenant de sa part, lui permet de montrer toute l'étendue de son talent.




Saroksu (상록수) ~ L'Arbre toujours vert

Cet autre film de Sang-ok Shin, sorti le 20 juin 1961, pourrait se traduire par "L'Arbre aux feuilles persistantes", afin d'illustrer la détermination de l'enseignante veillant à lutter contre l'analphabétisme dans un coin de campagne reculée, quelles que soient les réticences des habitants ou des autorités politiques. Plus ancien dans la chronologie historique, ce récit nous ramène à l'époque où la Corée était occupée par le Japon, dans la première moitié du XXe siècle. Eun-hee Choi y retrouve ses chères montagnes et sa forêt, mais dans une ambiance plus réaliste, tout du moins plus peuplée, que dans l'histoire bouddhiste de 1949. C'est en tout cas l'un des plus longs films tournés par la comédienne, celui-là épousant les formes des grandes œuvres occidentales épiques du temps, avec format de type CinemaScope et une durée de deux heures et demie.


Éduqué, épris d'idéaux progressistes et désireux de bien faire, le couple qu'elle forme avec Yeong-gyun Shin porte avec éclat ce joli film, dont la mise en scène sait se faire discrète afin de ne pas faire ombrage à cet univers peuplé de gens simples. Pour sûr, l'enthousiasme des enfants, découvrant l'école pour la première fois, fait plaisir à voir, le tout étant soutenu par l'optimisme d'une dame qui n'a pas peur de professer une vision féministe devant tout le village, en incitant les femmes à s'instruire afin de ne plus rester au bas de l'échelle sociale. Cette volonté est parfaitement modulée par l'actrice, qui joue à merveille le déchirement que lui cause son propre succès : l'école ne pouvant accueillir que 80 élèves, elle se trouve obligée de fermer la porte au nez de tous les autres, les yeux humides et la voix tremblante. À vrai dire, Eun-hee Choi trouve toujours le parfait équilibre entre doutes et jovialité, abattement et désir de se relever, de quoi offrir une interprétation d'une grande richesse, éclairée de belles nuances.


Le film est peut-être un tout petit peu trop long pour une telle histoire, mais c'est à ce jour la plus belle performance d'Eun-hee Choi, qui apporte plus de densité à ses émotions tout en contrastes que lors de ses débuts déjà très prometteurs en 1949. Pourtant partie de haut douze ans auparavant, on ne peut que s'émerveiller du chemin parcouru. Son prix de la meilleure actrice à la première cérémonie des Grand Bell Awards en 1962 fut, à défaut d'avoir vu sa concurrence, amplement mérité.


Pour information, ces trois films peuvent actuellement se voir avec sous-titres anglais par simple recherche à partir de leur titre coréen. Je vous les recommande tous chaleureusement, et j'ai pour ma part très envie de poursuivre mon exploration de la filmographie de cette grande actrice. Des titres comme L'Arche de chasteté, Sous le ciel de Séoul ou Ma Mère et son invité semblent tout à fait captivants !


mercredi 1 juillet 2020

La Tempête



Hollywood a toujours aimé s'emparer de l'histoire récente : c'est donc sans surprise que les années 1920 virent fleurir nombre de productions sur la Russie impériale vaporisée la décennie précédente dont, entre autres, Paradis défendu de Lubitsch, L'Aigle noir de Clarence Brown ou encore Anna Karénine de Goulding, pour la nostalgie de l'ancien régime ; mais surtout Crépuscule de gloire de Sternberg et La Tempête de Sam Taylor, deux films de 1928 évoquant le changement de régime et la déchéance de l'élite tsariste. C'est de La Tempête que nous parlerons aujourd'hui, car c'est une découverte toute nouvelle qui avait jusqu'alors été cryptée sur mon radar de russe blanc.


Il est vrai que Sam Taylor n'est pas vraiment passé à la postérité, alors que le créateur de Marlene est désormais l'un des cinéastes les plus justement célébrés de son temps, ce qui explique peut-être pourquoi Tempest m'avait jusqu'alors paru obscur. Sam Taylor eut pourtant lui aussi un rôle significatif dans la carrière d'une autre légende de l'âge d'or du septième art, puisque c'est lui qui offrit à Mary Pickford son plus beau rôle dans son plus beau film, My Best Girl (La Petite Vendeuse), avant de la guider sur le chemin de l'Oscar deux ans plus tard, dans l'abominable Coquette, tout en la réunissant avec son mari, Douglas Fairbanks, dans la première adaptation parlante de Shakespeare, The Taming of the Shrew (La Mégère apprivoisée). Bien que l'actrice n'apparaisse pas dans La Tempête, le résultat est heureusement à ranger du côté des bons films tel My Best Girl, bien qu'il soit finalement difficile de déceler la patte de Sam Taylor dans cette œuvre secondée par Lewis Milestone et Victor Tourjanski. De même, les scénaristes, dont trois non crédités, sont en nombre assez conséquent pour se demander à qui l'on doit les meilleurs rebondissements de l'intrigue.


Celle-ci, assez simple, brosse le portrait d'un soldat, Ivan Markov (John Barrymore), qui travaille d'arrache-pied pour réussir le concours d'officier, bien que le grade soit généralement attribué aux seuls membres de l'aristocratie. Allant d'injustice en injustice dans les derniers feux de la Russie impériale, Ivan s'en ira par des chemins psychologiques épineux : luttant contre la folie, et voyant ses idéaux voler en éclat, il sera sans surprise tenté par l'appel des sirènes rouges. Mais le nouveau régime vaut-il mieux que l'ancien?  


Assurément, le film ne s'embarrasse pas de subtilité pour renvoyer les deux régimes dos à dos, en présentant des antagonistes caricaturaux dans les deux camps. Chez les blancs, le capitaine incarné par le longiligne Ullrich Haupt, n'en finit pas de plisser des yeux pour bien marquer sa haine envers un homme du peuple qui a pris du galon, et qui a encore l'outrecuidance de lorgner sur sa fiancée. Celle-ci, sous les traits de Camilla Horn, se révèle particulièrement odieuse : attirée contre son gré par celui qu'elle qualifie de "paysan", elle passe tout son temps à avancer d'un pas pour mieux reculer, cherchant à voir Ivan en son particulier mais prête à causer sa perte à la moindre hésitation. Son repentir, alors que les rôles s'inversent à la Révolution, semble montrer qu'elle a fini par assumer son désir, mais on n'est jamais loin de soupçonner un brin d'incohérence dans ce portrait, tant la dame avait l'air hargneuse de prime abord. Cela dit, on peut tout à fait comprendre ses réactions du premier acte : les maladresses d'Ivan, qui cherche à l'embrasser de force et s'endort ivre-mort sur son lit, ne jouent clairement pas en faveur du soldat, sans compter que tomber amoureux transi d'une femme qu'on n'a aperçue qu'une minute en tout et pour tout reste outrageusement romanesque. Du côté des rouges, la caricature s'imprime sur les visages volontairement effrayants d'un Michael Visaroff au regard aussi agressif que sa moustache d'un noir inquiétant, et d'un Boris de Fast édenté, qui d'abord simple mendiant parvient à passer miraculeusement inaperçu dans la garnison pour faire sa propagande anti-aristocratie, et qui une fois devenu le commissaire le plus éminent de la nouvelle société, se transforme en machine de guerre assoiffée de chair et de sang.


Ces personnages caricaturaux auraient certainement ajouté plus d'épaisseur à l'histoire avec davantage de nuances, mais celles-ci sont heureusement au rendez-vous à travers les compositions de Louis Wolheim en ami intime d'Ivan, virant communiste à la première occasion, et de George Fawcett en vieux général qui a de l'estime pour le héros, et se révèle bien plus sain d'esprit que tous les aristocrates qui gravitent autour de lui. Le premier est décidément l'un des plus grands acteurs de cette époque : après s'être emparé avec un brio comique sans égal des Deux Chevaliers arabes de Milestone l'année précédente, et avant son grand rôle le plus connu dans l'excellent À l'ouest, rien de nouveau, deux ans plus tard, Louis Wolheim est une fois encore merveilleux. Chargé d'apporter une touche de légèreté à cette histoire hautement sérieuse, ses expressions comiques sont d'une précision et d'une subtilité renversantes pour un film muet, et sa bonhomie naturelle, portée par ce visage si particulier, permet d'apporter de la dignité à tous les univers passés en revue dans le film : sergent sympathique envers ses subalternes avant la guerre, il cède à la tentation du bain de sang une fois passé du côté des révolutionnaires, avant de se ressaisir lorsqu'il s'aperçoit que les choses vont trop loin. Il est en tout cas un allié de taille pour Ivan, avec qui il crée une complicité qu'il est agréable d'admirer. George Fawcett, aux antipodes de son grand-duc hilarant et de son pasteur grimaçant dans ses précédents films avec Greta Garbo, donne ici une performance délicate tout en retenue, en dévoilant le portrait d'un homme simple, qui préfère le mérite et le talent aux titres de noblesse, mais qui ne transige pas dès que l'honneur de sa fille est en jeu. Sa dernière scène est tout particulièrement touchante, et son alchimie avec Barrymore est également savoureuse.


John Barrymore, justement, reste la lumière du film malgré le brillant de ses complices, et continue de me prouver qu'il est décidément mon acteur préféré parmi cette fratrie légendaire. D'abord très sérieux, le visage fermé, car déterminé à faire son devoir et à monter en grade, il n'en oublie pas moins de se dérider lors d'accès de franche camaraderie avec le bien nommé sergent Boulba (Louis Wolheim), ou lors d'une scène d'ivresse parfaitement réussie, dans laquelle pointe une note d'aigreur puis qu'il s'enivre pour oublier sa supposée infériorité au bal des officiers. Surtout, il réagit aux humiliations que lui font subir les aristocrates avec une grande subtilité, avec quelques larmes perlant sur ses joues, mais sans aucun des excès propres aux interprétations plus traditionnelles du cinéma muet. Son délire, alors qu'il est livré à lui-même dans un cachot pendant quatre ans, et sa lutte sans merci pour éviter de sombrer définitivement dans la folie, sont autant de sensations menées de main de maître, tandis que la dureté de son regard, en proie à la vengeance, se tempère à merveille alors que renaissent des sentiments enfouis. À la fin, Ivan fait preuve de beaucoup d'humanité, même si l'on ne cautionnera pas sa façon d'embrasser une femme de force. Pour sûr, c'est un rôle en or pour l'acteur de légende, et si La Tempête remporta l'Oscar de la décoration, on se demande bien pourquoi il ne fut pas nommé lui-même dans sa catégorie : il est aussi magnifique qu'Emil Jannings dans Crépuscule de gloire et aurait également constitué un premier lauréat de choix.


À défaut d'être un chef-d’œuvre, le film aurait également mérité davantage de citations. Il n'y avait certes pas de prix pour les seconds rôles à l'époque, où Louis Wolheim et George Fawcett auraient pu participer sans avoir à rougir, mais une nomination pour Sam Taylor eût également été de mise pour le doublé La Petite Vendeuse / La Tempête. Si la promenade de Mary Pickford et Charles Buddy Rogers  sur les avenues new-yorkaises était déjà follement dynamique, les motifs originaux de cette tourmente russe n'en sont pas moins admirables, qu'on parle du travelling de l'ouverture, ou encore de la valse se reflétant dans le vase en argent, qui permet de voir dans le même plan un couple danser dans l'insouciance générale, et l'expression amère de John Barrymore observant la situation lui échapper. Autres traits de génie : les projections sur les murs de la prison, qui donnent à Ivan l'occasion de s'échapper mentalement dans un monde de fantasmes, qu'il imagine son compagnon Boulba à l'assaut des Prussiens, ou la princesse Tamara prête à cracher tout son mépris amoureux sur sa frêle silhouette. Les fusillades, cachées derrière une porte qu'on ouvre et qu'on referme opportunément, sont un peu moins inventives, mais on admirera la manière qu'a le film de toujours vouloir montrer des prises de vues originales. Cela aide grandement à faire oublier cet énorme problème de montage dans la scène finale, ou de multiples péripéties arrivent à se résoudre en seulement une minute !


Conclusion : La Tempête est assurément un bon film, qui frise parfois l'excellence, n'étaient ces portraits caricaturaux d'officiers hautains et de communistes sanguinaires, pourtant écrits, entre autres, par rien moins que le co-fondateur du Théâtre d'art de Moscou, Vladimir Nemirovitch-Dantchenko, dont on se demande bien comment il a réussi à s'intégrer à une production américaine en 1928. L'idée qu'aucun régime ne soit mis sur un piédestal est plaisante, mais on aurait certainement aimé que cette vision humaniste des rapports humains soit portée par des seconds rôles plus nuancés, en dehors des trois grandes performances détaillées. Pour sûr, on appréciera tout particulièrement les diverses collaborations, à l'écriture comme à la mise en scène, de personnes ayant une réelle connaissance de l'ancien empire russe (Milestone, Nemirovitch, Tourjanski) : les courriers et panneaux d'abord montrés en cyrillique ajoutent une touche de réalisme convaincant, à l'exception du Do not disturb ! de la fin bâclée. Reste à savoir quelle est la part de qui dans ce résultat, étant donné le nombre incalculable de personnes ayant contribué à cette production.