mercredi 8 juillet 2020

Les trois riches heures d'Eun-hee Choi



J'ai un problème avec le cinéma coréen contemporain : des films comme Secret Sunshine et Poetry de Chang-dong Lee, Okja et Madeo de Joon-ho Bong, Mademoiselle de Chan-wook Park, ou Dernier Train pour Busan de Sang-ho Yeon, ce dernier m'ayant été recommandé par le très sérieux Arte Journal et n'ayant résulté qu'en un traumatisme d'au moins deux ans ; m'ont tous mis très mal à l'aise, que ce soit par leurs sujets malsains, leurs environnements d'un glauque insondable, ou la manière de s'acharner sur leurs personnages. Les auteurs ont beau être très différents les uns des autres, et les actrices franchement exceptionnelles, le point commun à tous ces films est l'effroi ressenti, à tel point que je n'ai même pas eu le moindre désir d'aller voir Parasite cette année.


Heureusement, j'ai réussi à conjurer cette impression terrifiante en découvrant le cinéma coréen classique, qui offre une vision nettement plus saine et poétique du monde, à travers de jolis films tels Jonggak (Le Beffroi) de Ju-nam Yang, Même les nuages dérivent de Hyun-mok Yu, ou Le Vieux Potier d'Ha-won Choi. Le visage de cette période est incontestablement celui de la comédienne Eun-hee Choi, une actrice versatile d'un grand talent, dont la vie mériterait elle aussi d'être adaptée au cinéma: superstar du Sud dans les années 1960 et 1970, elle fut enlevée avec son mari Sang-ok Shin par le Nord, où ils furent détenus pendant douze ans et forcés de faire des films pour le régime, avant de parvenir à s'échapper lors d'une rare sortie à Vienne. Nous mettrons aujourd'hui en valeur deux collaborations du réalisateur et de son épouse, en commençant toutefois par le film qui révéla Eun-hee Choi dès 1949, tourné l'année même de la partition de son pays.




Maeumui gohyang (마음의 고향) ~ La mémoire de ses racines

Cette merveille de Yong-gyu Yoon, que l'on pourrait traduire par "La Ville natale qu'on garde dans son cœur", sortit le 9 février 1949. Et si comme moi vous teniez Printemps tardif d'Ozu pour la grande œuvre asiatique de l'année, la concurrence devient rude grâce à ce petit bijou d'un réalisateur inconnu, qui n'a visiblement tourné que pour le Nord par la suite. On y suit le parcours d'un jeune orphelin (Min Yu), élevé dans un temple bouddhiste par le moine principal (Ki-jong Byeon), s'attachant progressivement à une jeune veuve (Eun-hee Choi) qui vient en retour de perdre son enfant, et qui visite fréquemment le temple pour prier. Mais alors qu'elle se décide à adopter officiellement l'enfant, sa vraie mère (Seon-yeong Kim) refait surface pour le reprendre avec elle. Quel sera son destin ?


Ce récit délicat est un chef-d’œuvre de mise en scène : le réalisateur nous place dans une ambiance sylvestre et montagnarde des plus envoûtantes, où les cascades, les rochers et les pins forment un ensemble harmonieux propice à la méditation. En ces matinées calmes en pleine nature, les arbres ont d'ailleurs toute leur importance quant au déroulement de l'histoire, puisque le héros aime à se mesurer contre leurs troncs, afin d'apprendre à grandir en acceptant, contrairement à ce que l'homme à tout faire du temple lui avait dit, que sa mère ne reviendra pas le chercher à chaque fois qu'il franchit une marque. La photographie, signée Hyeong-mo Han, confine quant à elle au sublime avec, en intérieur, un clair-obscur digne d'un tableau de maître, et en extérieur, une jolie manière de montrer des silhouettes blanches se découper sur la forêt. À ce titre, l'arrivée d'Eun-hee Choi dans le film est magique : avec sa mère, voici deux robes immaculées qui avancent sous le feuillage, vision angélique faite pour impressionner le jeune garçon, émerveillé par l'apparition divine de celle qu'il vénère comme "la dame de Séoul".


L'interprétation est également de toute beauté. Bien dirigé par Yong-gyu Yoon, Min Yu porte les conflits de son personnage avec une retenue de bon aloi, alors que son cœur est déchiré entre son désir de respecter avec application les traditions religieuses, et son envie d'évasion à la recherche de la vie qui aurait dû être la sienne dans un monde normal. Ki-jong Byeon est quant à lui un moine sévère qui sait rassurer les fidèles du temple, mais ne se rend pas compte de sa trop grande dureté envers son pupille, dont il ne veut pourtant que le bien ; tandis que Seon-yeong Kim est particulièrement touchante en mère pas si indigne que ça, jouant au contraire l'espoir déçu avec une dignité exemplaire. Dans son tout premier rôle à l'écran, Eun-hee Choi montre déjà tout le potentiel à venir avec une performance d'une finesse remarquable, parfaitement en phase avec l'univers tranquille de ce temple de montagne : de l'agacement subtil lorsque sa mère expose ses malheurs à sa belle complicité avec l'enfant, l'actrice n'oublie jamais d'être volontaire et déterminée sous le manteau d'une grande politesse. La confrontation entre les deux "mères", très attendue, constitue évidemment le clou du spectacle, et comme on peut s'en douter, Yong-gyu Yoon filme cette rencontre lumineuse avec une infinie délicatesse, à des années-lumières des catfights en vigueur dans le cinéma occidental de la même époque. Les drames et les regrets sont éclairés par la figure de l'enfant qui passe dehors dans un rayon de soleil : après revisite pour cet article, le film est à n'en pas douter un chef-d’œuvre absolu.




Jiokhwa (지옥화) ~ Une Fleur en enfer

Troisième collaboration du couple Eun-hee Choi - Sang-ok Shin, Une Fleur en enfer sortit à Séoul le 20 avril 1958. Une décennie après la veuve éplorée qui se refusait à exalter sa douleur, et dans l'éclat d'une trentaine épanouie, la grande actrice coréenne est ici aux antipodes du film qui l'avait révélée : elle incarne une prostituée vénale et tapageuse qui vient semer le trouble entre deux frères, Hae-won Jo, pétri de bonnes intentions, qui tente de ramener Hak Kim sur le droit chemin, alors que celui-ci préfère voler des denrées aux troupes américaines stationnant dans la région. Dans cette atmosphère de crimes et de trahison, la séduction sulfureuse affleure inévitablement…


Si la dame de Séoul brillait par sa distinction, la prostituée Sonya ne vient clairement pas du même monde: mâchant un chewing-gum sans relâche, arpentant les chemins arides d'une démarche ondulante, Eun-hee Choi fait ici un vrai travail de composition pour se mettre dans la peau d'un personnage qui ne lui est absolument pas consubstantiel. Son interprétation y perd forcément en finesse, Sonya étant tout sauf distinguée, aussi ne s'étonnera-t-on pas de ne jamais la voir y aller par quatre chemins lorsqu'elle désire quelque chose : pour bien marquer son intérêt pour le frère de son amant, elle n'hésite pas à ôter ses lunettes de soleil pour le regarder avec insistance droit dans les yeux, le jeu de la séduction la poussant à remettre ses lunettes afin de refuser à l'amoureux possible des faveurs qu'il pourrait croire conquises d'avance. Quel contraste avec Judy (Seon-hui Gang), la pute au grand cœur sincèrement amoureuse du "bon" frère ! Ce jeu accentué, qui sert admirablement le personnage, n'empêche cependant pas la comédienne de trouver de jolies nuances chez cette héroïne fruste : le plaisir évident qu'elle a de retrouver un homme qui lui plaît après une journée de travail éprouvante, les vestiges d'un amour qui fut jadis sincère, qu'elle parvient à suggérer en un regard, même quand la situation ne s'y prête plus ; voilà autant de formidables trouvailles de la part d'une actrice très à l'aise face à la force brute d'Hak Kim, et la fadeur nécessaire d'Hae-won Jo.


Le film manque peut-être un peu de rythme : on s'attend davantage à une histoire criminelle trépidante, alors que Sang-ok Shin préfère mettre l'accent sur de longues discussions entre personnages assis dans les hautes herbes. Mais Une Fleur en enfer est assurément le reflet d'une époque : là où le temple bouddhiste de Yong-gyu Yoon était hors du temps, le village infernal des prostituées dévoile avec pertinence le chaos suite à la guerre, l'apparition d'une modernité bousculant avec fracas les traditions ancestrales, et le désir de survivre à n'importe quel prix. Les montagnes bucoliques ont cette fois-ci laissé la place à des champs dénudés où l'on ne peut dissimuler ses passions funestes, Sang-ok Shin cherchant d'ailleurs à rayer cette zone sinistre de la carte en offrant une poursuite finale haletante : perdue dans la brume et dans la boue, essayant en vain de se raccrocher à quelque chose alors qu'elle peine à avancer, toujours en déséquilibre alors qu'elle fuit le prix de sa faute, Sonya tente d'échapper aux pulsions bestiales d'un homme dont elle avait mésestimé la force. Le film se faisant l'apôtre du retour à la vie paisible dans d'honnêtes campagnes, c'est donc sans surprise que l'on verra Eun-hee Choi revenir à ses premières amours, les arbres et le raffinement, le temps d'un troisième film. Mais ce détour par la zone, surprenant de sa part, lui permet de montrer toute l'étendue de son talent.




Saroksu (상록수) ~ L'Arbre toujours vert

Cet autre film de Sang-ok Shin, sorti le 20 juin 1961, pourrait se traduire par "L'Arbre aux feuilles persistantes", afin d'illustrer la détermination de l'enseignante veillant à lutter contre l'analphabétisme dans un coin de campagne reculée, quelles que soient les réticences des habitants ou des autorités politiques. Plus ancien dans la chronologie historique, ce récit nous ramène à l'époque où la Corée était occupée par le Japon, dans la première moitié du XXe siècle. Eun-hee Choi y retrouve ses chères montagnes et sa forêt, mais dans une ambiance plus réaliste, tout du moins plus peuplée, que dans l'histoire bouddhiste de 1949. C'est en tout cas l'un des plus longs films tournés par la comédienne, celui-là épousant les formes des grandes œuvres occidentales épiques du temps, avec format de type CinemaScope et une durée de deux heures et demie.


Éduqué, épris d'idéaux progressistes et désireux de bien faire, le couple qu'elle forme avec Yeong-gyun Shin porte avec éclat ce joli film, dont la mise en scène sait se faire discrète afin de ne pas faire ombrage à cet univers peuplé de gens simples. Pour sûr, l'enthousiasme des enfants, découvrant l'école pour la première fois, fait plaisir à voir, le tout étant soutenu par l'optimisme d'une dame qui n'a pas peur de professer une vision féministe devant tout le village, en incitant les femmes à s'instruire afin de ne plus rester au bas de l'échelle sociale. Cette volonté est parfaitement modulée par l'actrice, qui joue à merveille le déchirement que lui cause son propre succès : l'école ne pouvant accueillir que 80 élèves, elle se trouve obligée de fermer la porte au nez de tous les autres, les yeux humides et la voix tremblante. À vrai dire, Eun-hee Choi trouve toujours le parfait équilibre entre doutes et jovialité, abattement et désir de se relever, de quoi offrir une interprétation d'une grande richesse, éclairée de belles nuances.


Le film est peut-être un tout petit peu trop long pour une telle histoire, mais c'est à ce jour la plus belle performance d'Eun-hee Choi, qui apporte plus de densité à ses émotions tout en contrastes que lors de ses débuts déjà très prometteurs en 1949. Pourtant partie de haut douze ans auparavant, on ne peut que s'émerveiller du chemin parcouru. Son prix de la meilleure actrice à la première cérémonie des Grand Bell Awards en 1962 fut, à défaut d'avoir vu sa concurrence, amplement mérité.


Pour information, ces trois films peuvent actuellement se voir avec sous-titres anglais par simple recherche à partir de leur titre coréen. Je vous les recommande tous chaleureusement, et j'ai pour ma part très envie de poursuivre mon exploration de la filmographie de cette grande actrice. Des titres comme L'Arche de chasteté, Sous le ciel de Séoul ou Ma Mère et son invité semblent tout à fait captivants !


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