dimanche 16 janvier 2022

Passing

 



Histoire de me mettre un peu au goût du jour, j'ai profité de ce début d'année pour regarder Passing, traduit de manière pas tout à fait appropriée par Clair-obscur, le premier film réalisé par la comédienne Rebecca Hall, que tout le monde adore mais que je connais encore trop peu. Comme ne l'indique pas son titre français, il n'y est pas question de peinture, mais de deux femmes noires, Irene Redfield et Clare Bellew, dont la peau est assez claire pour passer pour blanches dans les rues de New York en 1927. Sauf que la judicieusement prénommée Clare use de la situation à son avantage, alors qu'Irene s'y refuse catégoriquement, préférant assumer ses racines.

Cela nous rappelle forcément l'histoire de Peola / Sarah Jane Johnson dans les deux versions d'Imitation of Life, bien que les milieux sociaux diffèrent : si les jeunes femmes jadis incarnées par Fredi Washington et Susan Kohner étaient filles de domestiques, souffraient de la différence de traitement avec la fille de leur riche employeuse, et tentaient de refaire leur vie en partant de rien dans les bas-quartiers, les héroïnes de Passing évoluent quant à elles dans un milieu bourgeois. Certes, elles sont victimes de la ségrégation sociale entre le Harlem de leur naissance dont elle ne peuvent sortir sans risques, et les grandes avenues de Broadway, mais il s'agit tout de même de deux femmes riches, toutes deux mariées à des hommes de bonne situation, un homme d'affaires blanc et un médecin noir, qui ont les moyens d'avoir des domestiques à leur service et n'ont d'autres soucis en tête qu'aller faire les boutiques et siroter du thé tous les après-midi.

Le film est adapté du roman éponyme sorti en 1929 de l'autrice afro-américaine Nella Larsen, elle-même descendante d'une mère danoise et d'un père antillais, et ayant vécu dans un quartier d'immigrés scandinaves après le remariage de sa mère, où elle dut souffrir d'être la seule métisse des lieux alors même que sa petite sœur, issue des secondes noces, était entièrement blanche. La question des couleurs de peau lui tenait donc à cœur, on le comprend. Il me faudrait d'ailleurs lire le livre pour me permettre de mieux appréhender le film, mais pour sûr, je ne m'attendais pas à voir cette histoire se dérouler dans un milieu bourgeois.

C'est peut-être la grande faiblesse de Passing, qui semble parfois quasiment hors sujet, à se recentrer sur une sorte de triangle amoureux et à montrer des gens riches passer toutes leurs soirées à faire la fête, tandis que la question de se faire passer pour ce que l'on n'est pas devient franchement secondaire à mesure qu'on avance dans le récit. Certes, la subtilité du film, c'est de bien montrer que même dans les quartiers noirs, les inégalités sociales sont reproduites comme partout ailleurs, avec une employeuse assez peu patiente envers sa bonne, et de souligner que tous les noirs de l'époque n'étaient pas condamnés à travailler comme domestiques chez les blancs, contrairement à ce que le cinéma d'alors nous faisait croire. Il est ainsi plaisant d'y suivre le parcours d'un homme ayant atteint un statut respecté grâce à son savoir médical, mais avouons que cela ne reflète clairement pas la réalité du quotidien d'une grande majorité de ses voisins de quartiers.

Dès lors, le parcours d'Irene et Clare est déjà facilité par les revenus de leurs époux : on est loin des déconvenues de Peola Johnson. Et à mesure que l'une, Clare, revient s'incruster dans la vie d'Irene et Brian, l'histoire dérive vers une sorte de ménage à trois qui se passe exclusivement à Harlem, ce qui nous prive progressivement de la question première du passing. Celle-ci est tout de même prégnante, puisque les incessants retours de Clare dans son quartier d'origine, alors qu'elle aurait pu rester dans le monde blanc qu'elle désirait tant gagner et couper tous les ponts avec ses connaissances de jeunesse, montrent qu'elle reste finalement en porte-à-faux avec le rôle qu'elle s'impose, et qu'elle n'est justement jamais autant elle-même que lorsqu'elle assume pleinement ses racines avec ses amis d'enfance. Elle peut alors se déhancher sur la piste de danse, surprenant les quelques invités blancs tolérants, venus participer aux soirées noires, qui croient y voir l'une des leurs, mais en définitive, le danger de passer pour blanche auprès de blancs racistes se noie dans l'insouciance générale. Clare devient alors le mouton noir qui devient trop omniprésente dans la vie de ses amis, allant même jusqu'à vouloir nouer des relations avec leurs enfants tant son manque affectif dans son propre couple la fait souffrir, mais c'est désormais dans un enchevêtrement de problèmes sentimentaux que s'inscrit le film. Je ne suis pas sûr que ce soit la question la plus intéressante : la menace que le mari blanc découvre la vérité existe toujours dans un coin de la tête de Clare, mais le tourbillon de festivités dans lequel elle se jette pour oublier son mensonge prend une place trop importante par rapport au danger premier.

Cette question initiale est surtout bouleversante en début de film : avec un rythme assez lent qui sera sa marque de fabrique tout du long, Rebecca Hall prend le temps de faire monter la tension, captant les moindres signaux de panique qui s'impriment sur le visage d'Irene, alors qu'elle prend le risque de se promener à découvert dans les quartiers blancs, pour un achat qu'elle n'aurait pu faire à proximité de sa maison. Elle est là contre son gré, mais il lui faut jouer ce jeu dangereux, craignant d'être démasquée à chaque seconde, et s'étonnant même de franchir toutes les étapes jusqu'à ce que le destin lui fasse croiser Clare dans le café d'un grand hôtel. L'aisance avec laquelle celle-ci se déplace en ville, puisqu'elle a tout fait pour intégrer ce milieu et ne doit surtout pas montrer un embryon de honte pour continuer sa route, contraste idéalement avec la gêne tellement palpable d'Irene, ce qui culmine lors de la rencontre avec le mari blanc, John, qui s'empresse de dire des choses racistes qu'Irene confirme la mort dans l'âme, le danger étant trop fort à ce moment-là.

Le choix des actrices est d'ailleurs intéressant, car ni Ruth Negga, ni Tessa Thompson, n'auraient pu passer pour blanches dans les faits. La photographie en noir et blanc ne fait pas tout à fait illusion bien qu'elles aient la peau claire, mais c'est heureusement l'occasion de donner de grands rôles à d'excellentes actrices, qui en tant que noires n'ont de facto pas les mêmes opportunités à Hollywood que leurs collègues blanches. Cela accentue également le danger qu'il y a pour Clare de rester avec John, qui s'amuse justement à lui rappeler qu'elle est un peu trop mate à son goût, et le malaise qu'il y a pour Irene de se trouver projetée dans un univers hostile.

Quoi qu'il en soit, elles sont toutes les deux merveilleuses et mériteraient amplement une nomination à l'Oscar cette année. Tessa Thompson est vraiment le centre du récit et, outre la dignité qu'elle conserve dans un numéro d'équilibriste pour contrer le sentiment de gêne qui risquerait de l'exposer au grand jour dans l'ouverture du film, elle montre toutes les nuances d'Irene, à la fois inquiète pour son amie et cependant peu ravie de la voir revenir dans sa vie, d'une part parce qu'elle est trop intègre pour accepter que l'on mente et que l'on renie ses origines, et d'autre part parce que la sensualité désinvolte de Clare, et sa teinture blonde qui la rend encore plus troublante, sont pour elle un danger immédiat quant à la tranquillité de son couple : Brian n'est évidemment pas de bois. Se fondant à la perfection dans le rythme du film, l'actrice prend le temps de suggérer toutes les émotions contradictoires que fait naître le retour de Clare dans sa vie, le tout avec un calme intense, sauf dans le premier acte où elle n'est pas en sûreté, qui la rend très vivante et d'autant plus complexe. À l'inverse, Ruth Negga, qui est techniquement un second rôle bien qu'elle soit l'élément perturbateur du récit, n'a de cesse de contraster avec le jeu de sa complice, se montrant beaucoup plus délurée dans l'espoir d'oublier la pression de son mensonge, et surtout dans l'espoir de plaire à tout le monde pour avoir le sentiment d'être enfin acceptée à sa juste valeur, surtout dans son milieu d'origine. Charmante et souvent drôle, s'exprimant avec le charisme d'une femme qui n'a pas froid aux yeux et qui tente de capter l'aisance des grands bourgeois blancs dont elle se rêve l'égale, elle laisse toutefois s'exprimer les fêlures du personnage, réactivant des réflexes enfantins soulignant son désir secret d'être protégée de la vie dangereuse dans laquelle elle s'est lancée, à s'étourdir de la sorte de réceptions mondaines en soirées dansantes, et cherchant à créer un lien avec les enfants d'Irene pour combler son propre vide relationnel, et se donner l'illusion de revenir à l'époque bénie de l'enfance où tout était plus simple en apparence.

Finalement, le fait de jouer un rôle sur la question des couleurs de peau, bien qu'assez secondaire dans une grande partie du film avant un retour sur le devant de la scène dans la dernière séquence, se lit dans le comportement parfois immature de Clare, même lorsqu'il est davantage question du sentiment de jalousie qu'elle fait naître, pas tout à fait à son insu, dans le couple Irene-Brian, cette tension amoureuse restant le sujet principal de l'histoire malgré le titre du film. C'est ce qui est un peu déroutant. Je m'attendais vraiment à ce qu'il y ait beaucoup plus d'incursions dans le monde blanc, mais c'est tout le contraire qui se produit, puisque c'est toujours Clare qui revient vers Harlem dans l'espoir de se retrouver. Passing n'en reste pas moins un joli film, qui ne donne pas toujours l'impression de traiter du sujet le plus pertinent, mais qui fait surtout le choix de la subtilité illustrée par la souffrance intérieure des héroïnes, et par un tempo largo qui laisse les choses s'installer dans toute leur complexité. La fin, qui laisse Irene sur une grande interrogation, conclut parfaitement le ton donné au film par Rebecca Hall, même si je ne suis pas toujours convaincu par la trop grande place accordée à la question du couple par rapport au sujet attendu dans le synopsis. Les deux réussites majeures dans cette première œuvre sont l'ouverture et la conclusion, fortes d'une tension palpable, alors que le centre du récit préfère davantage répondre au problème initial avec des non-dits. Le choix est intéressant, bien que déconcertant.


jeudi 13 janvier 2022

Le chapelet du Diable


À la charnière du printemps et de l'été derniers, on m'a fait découvrir une commune de Dordogne dont je n'avais jamais entendu parler : Saint-Estèphe, tout au nord du département. C'est une bourgade touristique, dont les eaux de la Doue ont été retenues pour former le « grand étang », une base de loisirs dotée d'une plage et d'un sentier en partie sur pilotis. L'intérêt principal de la promenade est que le seul moyen de faire le tour de l'étang est de traverser celui-ci à l'aide d'un bac, en tirant sur la corde à la force des bras. C'est amusant de mettre la main à la pâte, et la découverte fut agréable puisqu'il n'y avait aucun touriste à l'horizon, mais ce n'est pas une raison pour me donner une folle envie de revenir exprès là-bas. Non : la véritable attraction de la commune se situe en aval de la Doue, alors que le ruisseau se retrouve emprisonné sous un chaos de pierres. C'est ce que l'on appelle le site du « Roc branlant », un monolithe posé en équilibre sur un socle naturel et que l'on peut faire chanceler si l'on est assez nombreux. Malheureusement, il se mit à pleuvoir ce jour-là, tant et si bien qu'il me fallut me contenter du tour de l'étang. Bien décidé à ne pas rester sur ma faim, je profitais d'aller régler une affaire en Limousin pour repasser sur les lieux quelques semaines plus tard, en une fin d'après-midi lestée par la chaleur d'un soleil éclatant.

Bien m'en a pris, car je me suis retrouvé projeté dans un monde fantastique ! D'ailleurs, en étant seul sur le site à ce moment-là, j'ai vraiment pu en ressentir l'ambiance, ainsi que le sentiment troublant d'être observé, mais pas nécessairement par des êtres humains. Le comble, c'est que j'ai pris des photos en toute innocence, afin d'immortaliser les enchevêtrements de pierres qui me plaisaient ou me déroutaient le plus, mais je n'ai pas eu conscience sur le moment d'avoir saisi des visages féériques, voire démoniaques, dans mon objectif. C'est en regardant à nouveau mes clichés hier que j'ai réalisé que les lieux sont peuplés de créatures mystérieuses, dont les faciès s'impriment dans le bois et le granit. L'impressionnante cascade de pierres, sous laquelle coule la Doue, a d'ailleurs été nommée à juste titre le « chapelet du Diable ». Avec le son de l'eau et des oiseaux, et le sentiment de solitude sous le feuillage, l'expérience fut ensorcelante. Je suis d'humeur à l'évoquer aujourd'hui.


Un sanctuaire bien gardé


Avant même d'accéder au roc et au chaos, le sentier aménagé dans la forêt donne d'ores et déjà, malgré ses allures de chemin passager très bien entretenu, corps à toutes les chimères. En témoigne cette patte de Kelenken mystérieusement débarquée de Patagonie. L'oiseau s'est sûrement métamorphosé en arbre pour garder le secret de l'équilibre du roc, en veillant à ce que nul ne le fasse choir de son piédestal.


Comme le prouve la forme des doigts de cette curieuse patte, le motif des fourches végétales n'a de cesse de cerner le roc à chaque résurgence du ruisseau, qu'il s'agisse des troncs prenant racine dans l'eau…


 … ou des plantes aquatiques captant la lumière depuis la berge. La fourche du Diable est généralement représentée sous forme d'un trident, mais en ces lieux, le roi est l'hoyau.


Parmi les serviteurs de l'entité maléfique, ce démon des eaux semble souffrir mille morts, la bouche béante et les yeux excavés, comme prêt à aspirer certaines âmes vers les tréfonds du royaume souterrain.

Par ailleurs, je n'avais pas remarqué avant cet instant le sourire machiavélique que l'ombre des branches forme sur le roc sur la photo du haut : l'œil plissé et coquin, surplombant un rictus inquiétant, semble vraiment se jouer de l'innocence du promeneur, qui n'y avait vu « que du feu » sur le moment. Il se peut donc fort bien que le roc soit le Diable, et que les fourches et le tronc immergé soient ses gardiens, estimant sournoisement, en ces lieux bucoliques, la valeur des âmes à emporter.


Visages de pierre


Les promeneurs qui franchissent cette étape sont ensuite entraînés vers une véritable descente aux enfers. Bien sûr, un sentier aménagé vous permet de longer la Doue depuis les hauteurs, mais il est beaucoup plus intéressant de partir à la rencontre des êtres qui peuplent le chaos, sous lequel le ruisseau fait un bruit de tonnerre pour se frayer un chemin. Sautant de pierre en pierre, on descend le « chapelet » entre ombres et lumières, au gré des envies du feuillage.


Un gnome au crâne élargi, dont un coup à la tête semble avoir formé deux cornes rondes, vous observe ainsi vous jeter tout droit dans la gueule du loup, son nez protubérant n'ayant de cesse de sentir si vous êtes en odeur de sainteté. Dans ce parcours, je ne sais pas si c'est l'être, ou ne pas l'être, qui est un gage de survie.


Plus effrayant, ce visage cubiste, dissimulé sous un casque militaire, guette avidement le premier dérapage ou la moindre entorse, choses qui ont bien failli arriver, dans l'espoir de s'emparer de vous pour vous conduire dans les recoins les plus obscurs de l'amas de pierres. Mon goût pour la forlane m'a heureusement permis de retomber sur mes pieds, même si le gauche a toujours méchamment tendance à se coucher sur l'arête extérieure lorsque le rythme s'emballe.


Malgré tout, c'est finalement cet individu qui me bouleverse le plus en revisitant les photographies : recroquevillé comme un nourrisson endormi, la tête d'une pâleur extrême marquée d'arabesques, avec un petit bec ayant l'air de vous supplier de le sortir de l'agonie, il revêt assurément un aspect touchant, bien que l'on ne connaisse pas ses intentions.


Ce premier palier franchi, avec difficulté considérant l'inclinaison de la pierre blanche, un bref regard en arrière vous permet de contempler cette forêt de pierres, dont l'entrée est de ce côté gardée par un être au crâne interminable, dont le nez à l'affût ne parvient cependant pas à masquer un regard plutôt bienveillant.


Descente vers l'abîme


Mais il vous faut déjà repartir ! Ce promontoire vous invite d'ailleurs à plonger dans la seconde partie de la descente, alors que le bruit des eaux cachées s'intensifie lourdement.


Certains passages, recouverts de mousse, sont souvent glissants. Par bonheur, le soleil perçait encore assez la canopée pour m'indiquer où poser le pied.


En d'autres endroits, la blancheur extrême des plus grosses pierres donne l'illusion d'une neige éternelle qui défierait la loi de l'étuve tropicale.


Et voici enfin la délivrance : la résurgence de la Doue vous signale que la promenade est finie. Vous ne pouvez pas aller plus bas. Mais que penser d'un tel sanctuaire ? Honnêtement, j'ai trouvé l'eau si belle que je m'y suis baigné. Tout du moins me suis-je rafraîchi les jambes, regrettant de n'avoir pas emporté de serviette pour m'éponger.


Il me fallut donc patienter quelque peu avant de repartir. Mais je confesse que, même sans avoir remarqué sur le moment tous les individus dont je parle aujourd'hui, je n'étais pas tout à fait serein. Entre le bruit de l'eau et le soleil prompt à se cacher dans cet abîme, alors que le chemin qui doit vous reconduire à la civilisation vous semble bien haut, avec toujours ce sentiment d'immense solitude tout en ayant la certitude que vous êtes épié, l'ambiance devenait assez oppressante pour ne pas me donner envie de rester souper. Les lieux n'en restent pas moins magiques : sont-ils toutefois maléfiques, comme tous ces démons apparus sur mes photos après coup tentent de le faire croire ? Mystère…


samedi 8 janvier 2022

Le Château de mes rêves

 



Je faisais une course en fin d'année, et je suis tombé par le plus grand des hasards sur un livre d'une autrice canadienne dont je n'avais jamais entendu parler : Lucy Maud Montgomery. Très connue dans le monde anglo-saxon pour la saga pour enfants Anne... la maison aux pignons verts, cette écrivaine prolifique reste très populaire dans son pays natal, parce qu'elle a su décrire avec passion les paysages lacustres et forestiers qui le composent, et plus particulièrement ceux de l'île du Prince Édouard au gré des saisons. The Blue Castle, traduit en français par Le Château de mes rêves, est l'un de ses rares écrits qui ne se déroule pas sur cette île, la dame lui ayant une fois n'est pas coutume préféré le district de Muskoka dans l'Ontario, en s'inspirant de la ville de Bala pour créer le décor de Deerwood.

J'avais séjourné au Canada durant l'été 1999 et, bien que très content d'y être allé, j'avais été un peu déçu de n'être pas vraiment dépaysé. Mais les souvenirs ont déjà plus de vingt ans, le pays mériterait une revisite, si possible une semaine d'automne ensoleillée. La lecture m'a certainement donné envie d'y revenir… C'était donc une bonne pioche, mais il faut dire que je courais peu de risques à me lancer dans cet achat inconnu ! En effet, le résumé semble avoir été écrit pour moi : « Dans ce roman paru en 1926, Lucy Montgomery relate l'histoire d'une vieille fille de vingt-neuf ans au physique ingrat, qui vit avec sa mère une vie morne et austère. Lorsqu'elle apprend qu'elle est atteinte d'une grave maladie, Valancy Jane Stirling décide de profiter du temps qui lui reste à vivre : elle fera ainsi la rencontre d'un marginal dénommé Barney Snaith. »

Youhou ! Une vieille fille (!), tyrannisée par sa mère (!), condamnée à la fleur de l'âge (!), et qui se rebelle avec un individu mis à l'index (!), mais c'est merveilleusement mélodramatique ! Il me fallait absolument lire ça ! On dirait l'œuf duquel ont éclos tous les films avec Bette Davis quinze ans plus tard ! Ce n'est pourtant pas mon actrice favorite qui a prêté ses traits à Valancy, mon esprit lui ayant préféré la figure d'une Cynthia Nixon qui tenterait de se mettre à la mode des années 1920. Par contre, c'est bien Gladys Cooper qui a joué tout au long de ma lecture le rôle de l'impérieuse matriarche Amélia : impossible d'aller à contre-courant des idées reçues ici, la tentation était trop forte !

C'est donc en compagnie de ce binôme improbable que je me suis lancé dans cette découverte agréable et finalement très rapide. Le style de Mrs. Montgomery n'est pas nécessairement remarquable, si l'on peut émettre un tel jugement quand on ne connaît que la traduction française, mais on sent bien son goût pour la description qui accompagne la métamorphose de l'héroïne. Partant du triste décor d'une chambre terne où rien n'a jamais bougé, afin de traduire parfaitement l'étouffement psychologique subi par une jeune femme effacée, coincée entre une mère qui ne l'aime pas et une cousine pas très brillante, la romancière laisse Valancy sauter la barrière afin de s'aventurer dans les grands espaces. La place accordée à la nature est pour tout dire le moteur de la narration, car c'est avec les arbres et les animaux que Valancy se sentira vivre pour la première fois. Les livres de John Foster, un botaniste érudit que la demoiselle lit en cachette, sont pour elle une bible dont elle connaît tous les versets par cœur, sachant que chaque saison dans la forêt lui apporte de nouvelles surprises, elle qui n'avait jusqu'alors connu qu'une vie de prostration réglée comme une horloge.

Les comparaisons entre la vie d'intérieur et l'épanouissement extérieur sont plaisantes, voire amusantes, surtout lorsque l'on réalise que le château bleu, dans lequel voulait tant vivre Valancy, n'est autre qu'une petite baraque perdue au milieu d'une île. Le château bleu, c'était le fantasme de l'héroïne avant qu'elle ne parvînt à quitter sa chambre, alors qu'elle imaginait les murs de son environnement s'élargir et se tapisser de lapis-lazuli : reine alors qu'elle n'était que faire-valoir, elle pouvait s'y rêver belle et servie par des princes rivalisant de charme, osant même une nymphomanie de contes de fées à changer le visage de ses amants fictifs au gré de ses envies. N'ayant plus besoin de rêver à mi-parcours, car bien décidée à vivre l'instant présent, Valancy ramène alors ses visions de luxe à la réalité bien concrète d'une petite maison insulaire, qui pour elle représente tout ce qu'elle souhaitait avoir en songe.

La métaphore est sympathique, et l'héroïne attachante car finalement bien plus ouverte d'esprit et déterminée que ce qu'on entrevoyait d'elle dans les premières pages. On regrettera seulement que la transition entre ces deux états soit pour le moins ratée. En effet, celle-ci a lieu lors d'un souper où sont réunis tous les cousins de la famille Stirling, qui ont tous tenu la jeune rêveuse pour quantité négligeable. N'ayant désormais plus rien à perdre, et se rendant enfin compte de la médiocrité de ces gens qui l'ont terrorisée depuis l'enfance, Valancy pointe oralement les défauts de chacun, à la stupeur générale, mais ce d'une manière ni élégante, ni mordante. Cela va bien avec son caractère qui n'est pas encore en mesure de s'affirmer pleinement, mais le procédé littéraire manque cruellement d'audace et de dignité.

Les chapitres suivants, sur la cohabitation avec le taciturne Abel dont elle soigne la fille mise au ban de la société, puis l'approfondissement de ses liens avec Barney, le marginal effrayant qui vit en retrait au milieu des lacs, sont nettement plus intéressants, car Valancy révèle enfin la personnalité qui est vraiment la sienne, sans plus avoir à jouer un rôle comme lors des réunions familiales. Les longues promenades dans les bois finissent en revanche par devenir un peu redondantes alors que la relation avec Barney reste dans un statu quo un peu figé, mais on sent que placer la forêt au centre du récit tenait à cœur à l'écrivaine. Bien que son style ne soit pas aussi poétique qu'on l'eût souhaité face à la beauté des lieux, elle décrit assurément très bien le changement des couleurs qui accompagne assez finement le rapport, sur un pied d'égalité, de deux êtres spéciaux.

La fin est hélas assez décevante. D'un côté, Lucy Montgomery nous tient en haleine lorsque le passé rattrape l'héroïne, mais de l'autre, les secrets révélés sont d'une mièvrerie assez fatigante. Il est d'ailleurs très facile de tous les percer à jour bien avant la moitié du roman, tandis que l'apparition d'un homme mystérieux est une ficelle vraiment trop éclatante pour se marier au ton réaliste, merveilleusement empreint de solitude, qui était celui du livre avant cela.

On notera aussi que l'autrice n'a qu'une connaissance très fantasmée de la psychologie masculine, y compris pour une personne née un siècle avant nous. Les mystères entourant Barney sont touchants, et m'ont même rappelé en grande partie mon propre vécu, mais la ceinture de chasteté que l'écrivaine noue autour de ses personnages est difficile à prendre au sérieux, surtout pour un roman moderne de 1926. C'est dommage, car elle rend pourtant son héroïne formidablement audacieuse, prête à bousculer toutes les conventions en demandant elle-même le mariage là où l'homme est supposé faire le premier pas, mais à côté de ça, impossible de croire qu'un type aussi intrépide que Barney, qui a parcouru le continent à la recherche de sensations fortes, soit entièrement dépourvu de désirs sexuels. Certes, Valancy n'est pas attirante et sait très bien qu'elle ne pourra jamais rendre un homme fou de désir, mais Barney est le premier à reconnaître qu'elle est extrêmement attachante et qu'elle a quelque chose de spécial qui lui plaît. Alors, passer tous ces mois à dormir dans le même lit sans qu'il ne se passe rien… Moi aussi j'ai eu des peines de cœur, mais ce n'est pas une raison pour aller dormir sur la bergère quand un joli garçon me propose de partager son lit, même si c'est une histoire sans lendemain ! En parcourant un peu les éléments biographiques que l'on trouve sur Lucy Montgomery, il semble que la dame ait elle-même bousculé les prudes conventions de la fin du XIXe siècle en osant ouvertement flirter avec un homme qu'elle aimait, sans que cela dépasse le stade du baiser et des préliminaires puisqu'elle avait tout de même conscience de devoir arriver vierge à son mariage. C'est sûrement l'une des raisons qui l'ont conduite à inventer ce héros masculin épris de pureté, mais ça n'est vraiment pas cohérent avec le parcours de Barney. Même pour moi qui possède une sensibilité très féminine et qui cherche l'amour absolu, l'absence totale de sexualité à ce stade de la relation me semble vraiment risible.

À ces petits défauts près, Le Château de mes rêves reste une lecture plaisante. Sans être aussi mélodramatique que le laissait entendre le résumé, le livre se révèle surtout élégamment touchant, avec toutefois un brin de naïveté un peu trop prononcé, qui ôte un peu du plaisir qu'il y aurait à voir l'héroïne remettre sa famille à sa place, et qui rend l'absence de sexe vraiment très improbable. On est loin du chef-d'œuvre, mais c'est tout à fait agréable. Les jolis paysages lacustres, brillant dans le rougeoiement de l'été indien avant de laisser la place aux reflets de marbre sur la glace, ajoutent en tout cas au charme de l'ensemble, bien que le décor n'ait finalement plus rien à voir avec un château en Espagne. Cela montre que Valancy a fini par acquérir l'indépendance et la maturité dont elle avait besoin : de la chimère au rêve s'accommodant de la réalité, c'est là où le personnage devait aller.

vendredi 7 janvier 2022

Huit heures en Cerdagne


Cet automne, j'ai eu l'occasion de revenir au lac des Bouillouses, ou selon la prononciation catalane plus chantante estany de la Bollosa, pour la première fois depuis le début des années 1990. Exactement comme en Auvergne deux mois plus tôt, sauf que cette fois-ci, la randonnée fut entièrement improvisée. En effet, quand je séjourne dans les Pyrénées certains étés, l'accès au lac ne peut se faire que par navette, afin de préserver le site d'un afflux de visiteurs, ce qui n'invite pas vraiment au voyage. Mais à l'automne, la route est ouverte au public, ce qui m'a permis de m'adonner à une promenade familiale de huit heures autour du pic Carlit, le point culminant des Pyrénées-Orientales, entre le lac des Bouillouses et l'étang de Lanoux, joliment titré estany de Lanós en catalan, et qui est quant à lui le plus grand lac des Pyrénées françaises. Nous nous situons donc en Haute-Cerdagne, à la frontière de l'Ariège, sur les communes de Porté-Puymorens du côté de la vallée du rec de Lanós, et Angoustrine-Villeneuve-des-Escaldes pour tout le reste de la balade, entre les deux lacs et le massif du Carlit.



Faire le tour de ce massif constitue une expérience pleine de surprises, avec de très jolies vues sur les plus beaux sommets du département ! Mais il faut prévoir la journée, surtout à l'automne où la nuit tombe vite. Comme l'indique mon code couleur, c'est une promenade de santé depuis le barrage des Bouillouses jusqu'à celui de Lanoux, avec pour seule difficulté modérée la côte longeant le puig de la Grava, qui permet de relier les deux vallées et qui s'accomplit en douze minutes de bonne marche. La partie rouge, qui conduit à Porté-Puymorens, ne demande pas d'efforts physiques particuliers, mais l'étroit sentier de chevrier qui coupe en deux les pentes très raides du pic de Font Vive, ou puig de Font Viva, est tout simplement vertigineux. Pour moi ce fut un supplice, mais je n'avais pas le choix : il était 16h30 lorsque nous parvînmes au barrage de Lanoux, le crépuscule commençait à poindre, et il m'aurait fallu six heures pour regagner les Bouillouses en sens inverse. Pas d'autre choix que d'avancer, donc. L'ensemble de la randonnée demande environ sept bonnes heures de marche, en comptant les arrêts photos, avec une heure de pique-nique à prévoir à mi-parcours.

La logistique est en revanche assez contraignante si vous voulez rester en groupe, car cela vous oblige à partir à deux voitures, pour aller en garer une à l'arrivée à Porté-Puymorens, avant de perdre encore une heure pour revenir au point de départ, puis encore une autre le soir pour chercher la voiture laissée aux Bouillouses. Sans compter les deux heures aller-retour pour revenir à la maison en Ariège ! Le plus simple est sûrement de scinder le groupe en deux, et d'échanger les clefs de voitures lorsque vous vous croisez à mi-chemin vers le puig de la Grava. Mais le tout vaut tellement le coup d'œil qu'il serait dommage de vous en priver !


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Le lac des Bouillouses

Comme précisé, nous commençâmes la marche à proprement parler au barrage du lac des Bouillouses, qui une fois contourné donne accès aux berges du lac. En arrière-plan se dresse le pic Péric, que les géographes ont divisé entre Petit Péric, à l'est, et Grand Péric à l'ouest. Le lac en lui-même est artificiel : c'est un élargissement de la Têt dû à la construction du barrage dans la première décennie du XXe siècle. On se situe ainsi à la source d'un fleuve qui, après avoir quitté la Cerdagne, arrose les principales villes du Conflent et du Roussillon, dont Mont-Louis, Villefranche-de-Conflent, Prades et Perpignan, jusqu'à la Méditerranée.



Classé « site naturel » en 1976, le lac est bordé de conifères, ce qui en fait une promenade agréable, sans que ce soit l'étendue d'eau des Pyrénées qui m'impressionne le plus. Je préfère les lacs plus petits, nichés au sommet des montagnes. Notez d'ailleurs que, si rallier les deux grands lacs du massif du Carlit vous paraît trop long, il est possible de faire le tour des douze étangs qui dorment aux pieds du pic, pour une petite balade de 3h30 depuis le barrage. Ne les ayant pas vus, ce sera l'occasion d'y revenir dans quelques temps.


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La vallée de la Têt et de la Grava

Après avoir quitté les rives du lac, on entre dans cette vallée marécageuse, qui rappelle ce que furent les Bouillouses avant la construction du barrage. Le sommet du Grand Péric surplombe encore ces étendues herbeuses un certain temps à l'est, mais c'est désormais le pic de la Comète d'Espagne, ou puig de la Cometa d'Espanya, qui s'offre au regard dans toute sa splendeur.


On ne le soupçonne pas de prime abord sur une carte, mais cette vallée est en réalité interminable ! Certainement pas déplaisante, bien au contraire, mais ce qui semble ne durer qu'une heure sur le papier vaut bien le double du temps même pour des randonneurs accomplis. Ça n'en reste pas moins un excellent terrain de jeu pour improviser des histoires d'aventures, ou pour chanter sans s'arrêter à la manière d'une certaine Deanna Durbin dans un western en couleurs !


À mesure que l'on avance, de nouveaux sommets se dévoilent. Je n'arrive pas à identifier celui de gauche qui n'est pas nommé sur Géoportail, mais celui tout en blanc, paré des couleurs d'une Lune méridienne, en ligne droite, est le pic de la Grava.


Ah ! Enfin ! À bientôt 13h, la vallée semble toucher à sa fin, quoique en sa fin soit son commencement, alors que l'on entre dans ce formidable cul-de-sac lunaire. On est à l'extrême nord des Pyrénées-Orientales : derrière la ligne de crète se cache l'Ariège. Avant le traité des Pyrénées de 1659, entériné moins d'un an plus tard par le mariage de Louis XIV et de l'infante Marie-Thérèse dont nous parlions la semaine dernière, ces courbes rocailleuses étaient une frontière internationale entre la France et l'Espagne. L'annexion de la Cerdagne par la première a ainsi remodelé le territoire.


Assurément, le promeneur sent bien qu'il a pris de la hauteur, chose assez surprenante au demeurant tant la vallée parcourue depuis deux heures a paru plate. Pourtant, les arbres finissent tous par disparaître plus on se rapproche du puig de la Grava, qui s'offre ici dans tout son éclat. Et alors qu'il faisait désespérément chaud auparavant, je me suis tout de même félicité de m'être encombré les bras de mon manteau de ville, car le vent glacial d'automne n'aidait pas à réchauffer ce petit « cirque » malgré le soleil. Par bonheur, en s'abritant derrière les petites buttes rocheuses, il fut possible de dîner sans avoir trop froid.


Et puis, se sustenter avec le massif du Canigou dans le dos vous donne l'illusion d'un souffle méridional qui vous réchauffe le cœur sur ces sommets rigoureux !


Le seul moyen de quitter les lieux est de gravir le passage dit de la portella de la Grava, jolie petite côte aux roches ciselées, qui ne vous posera aucune difficulté si vous avez l'habitude de marcher. C'est par cette « porte » que l'on passe sur le plateau de l'étang de Lanoux.


Mais avant ça, l'ascension vous donne l'occasion de contempler l'étang de l'Estanyol, où se reflètent rocs gris et nuages blancs.


Avec toujours une vue sur le Canigou plus vous vous élevez.


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L'étang de Lanoux

La récompense, après avoir gravi la côte, est cette vue magnifique sur l'étang de Lanoux, surplombé par le pic Pedrós et le pic de la Coume d'Or. Les pentes herbeuses font le bonheur des mouflons, dont le troupeau restait cependant trop à l'écart pour que les jumelles tentent de percer leur secret.


Contrairement à son voisin des Bouillouses, l'étang de Lanoux est d'origine naturelle. Il avait déjà l'insigne honneur d'être le plus grand lac des Pyrénées françaises, mais le barrage construit à la fin des années 1950 a décuplé ses proportions ! Pas étonnant que longer sa rive orientale ait pris deux heures, malgré la grande facilité de la promenade.


Une petite déception toutefois : les eaux y étaient particulièrement basses cet automne. Comme le rec de Lanós est l'un des affluents du Carol, qui alimente lui même le Sègre qui se jette à son tour dans l'Èbre, la sécheresse estivale a conduit les autorités frontalières à ouvrir les vannes afin d'irriguer les cultures espagnoles. Les jolies petites cascades des ruisseaux en provenance du Carlit ne suffisent évidemment pas à combler le vide en l'absence de pluie et de neige. Et ce n'est pas la première fois que le problème de l'eau au-delà des frontières se pose dans la région : la construction du barrage valut à la France et à l'Espagne un recours en justice.


Mais avant d'arriver en terrain industriel, la nature continue de conserver ses droits, le tour de l'étang offrant ce très beau panorama sur le pic de Castell Isard, ici à gauche, et le fameux pic Carlit. Trônant à 2921 mètres d'altitude, le sommet du département, dont le nom signifierait « éboulis », a un aspect majestueux propice aux légendes. Un récit catholique de la fin du XIXe siècle prétend par exemple que les nombreux étangs aux pieds de la montagne seraient les éclats d'un miroir déposé par la Vierge, que Satan aurait lancé dans un accès de colère. Les guides touristiques Joanne, publiés à la même époque et citant Élisée Reclus, racontent quant à eux que les premiers habitants de la région estimaient que les multiples lacs n'étaient autres que les vestiges de l'antique Déluge, certains ayant même voulu chercher l'Arche sur l'un des sommets environnants.


Une vue souveraine : le pic Carlit trônant au centre d'un massif à son nom.


Non moins imposant, le barrage de Lanoux est bien plus impressionnant que son homologue des Bouillouses. Haut de 45 mètres, il retient plus de 70 millions de mètres cubes d'eau.


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Du côté de Font Vive

Nous voilà désormais dans la dernière partie du périple. Comme évoqué tout à l'heure, c'est aussi la plus vertigineuse. La vue sur les sommets des Coll Roig est pourtant époustouflante, mais les flancs du pic de Font Vive, seule issue possible pour conclure la promenade, étaient vraiment trop vertigineux pour moi. On est pourtant loin d'une ligne de crète ou d'un pont suspendu, de telle sorte que si vous n'êtes pas sujet à ce mal, le sentier vous semblera sûrement d'une facilité inouïe, mais je vous laisse imaginer mon ressenti lorsque je me suis retrouvé au beau milieu de ce versant à l'ombre sur la photographie.


Le pire étant qu'une fois contournée la partie ombragée du versant pour se retrouver au-dessus de l'étang de Font Vive, le sentier grimpe à n'en plus finir jusqu'au sommet de la montagne éponyme ! À cet instant, j'ai vraiment cru qu'il faudrait me tirer de là en hélicoptère, mais par bonheur, le chemin a le bon sens de se couper en deux, avec une partie basse qui redescend vers ces pentes douces et très accueillantes dans les derniers rayons du jour.


Je n'étais pourtant pas au bout de mes peines, car au lieu de nous garer sur les berges du lac du Passet, ce qui nous aurait valu une descente facile et un gain de temps conséquent avant la nuit, il nous fallait encore rejoindre la voiture dans le virage du col de Puymorens. Ce qui impliquait de remonter à nouveau dans la partie vertigineuse de Font Vive. Et comme le chemin n'est plus du tout aménagé à cet endroit là, que les pentes sont remplies d'éboulis rocailleux qui roulent jusqu'en bas, et qu'il faisait de plus en plus noir, j'ai vraiment dû lutter contre ma peur du vide pour terminer ce parcours. Je suis évidemment très content de l'avoir fait, mais je ne pourrais pas revenir dans cette partie de la montagne. Ce qui veut dire que je ne reviendrai probablement jamais à l'étang de Lanoux, vu qu'il faut déjà six heures pour y aller depuis les Bouillouses. Cette balade restera tout de même un bon souvenir.


dimanche 2 janvier 2022

X-Files : saison 1



Comme j'en avais marre d'entendre parler de cette série depuis un quart de siècle sans avoir eu l'occasion d'y jeter un œil, et comme j'avais envie d'entendre comment Gillian Anderson parle dans la vraie vie, quand elle ne se prend pas pour une ministre aussi moribonde que sa doctrine économique, j'ai donc regardé la première saison des célèbres X-Files cet automne. Avec pas moins de vingt-quatre épisodes de trois quarts d'heure chacun, le visionnage m'a semblé interminable (rappelez-moi pourquoi je n'aime pas les séries ?!), mais il y a assez de matière pour être agréablement surpris, sans toutefois avoir une folle envie de dévorer la suite dans l'immédiat.

Comme tout le monde le sait, les X-Files sont des affaires non classées, qui sont d'après les scénaristes le résultat de forces surnaturelles, ou plus exactement paranormales. Les crimes que doit résoudre cette section du FBI sont généralement commis par des extra-terrestres, des fantômes, voire des individus génétiquement modifiés par des scientifiques fous, ce qui a de quoi ravir tous ceux qui cherchent à mettre du piment dans leur vie. Pour ma part, je suis parfaitement agnostique sur ces questions là. Je suis tout à fait ouvert d'esprit et prêt à croire que nous ne sommes pas seuls dans l'univers, mais je n'ai à ce jour jamais croisé d'extra-terrestres. Ou alors, je n'étais pas au courant. Je crois même que si les choses vont mal dans le monde, c'est parce que les dirigeants sont terriblement humains.

Cependant, ma mère a fait une expérience intéressante en 1990. À l'époque, j'avais deux ans et je devais dormir à poings fermés, aussi n'ai-je pas été moi-même témoin de cette affaire, à savoir… qu'elle a vu une soucoupe volante dans le ciel charentais un soir d'automne, en rentrant de l'école ! Il faut savoir que ma mère est la personne la plus discrète du cosmos : elle ne ment jamais et ne chercherait en aucun cas à se mettre en avant avec un fait sensationnaliste. Dès lors, quand elle dit, dans un cercle strictement privé, avoir vu "quelque chose qui ressemblait à une soucoupe volante comme on en voit dans les films", c'est qu'elle a vraiment vu un appareil de cet acabit. Et elle ne serait pas la seule : après recherches, cet événement correspondrait à la nuit du 5 novembre 1990, où de multiples Français de régions très différentes ont vu une telle machine dans le ciel en début de soirée. La thèse officielle, extrêmement discrète à ce sujet, dit que c'était là le débris d'un satellite soviétique entrant en combustion dans l'atmosphère. Mais même si personne ne sait à quoi ressemble un débris spatial à son entrée dans l'atmosphère, ma mère a bien vu un appareil très large, au-dessus de la route, se déplaçant lentement avec des lumières électriques, soit rien qui eût l'air d'une comète en feu. Alors… de trois choses l'une : soit les débris spatiaux des satellites russes ressemblent effectivement à des soucoupes volantes "comme on en voit dans les films" lorsqu'ils retombent sur Terre, soit des extra-terrestres ont fait un vol de repérage au-dessus de la France ce soir-là, soit des instances publiques ou privées ont monté de toutes pièces un canular pour tester la crédulité des témoins. Mais qui aurait les moyens de financer une soucoupe volante par jeu, surtout si c'est pour rester étrangement silencieux après coup ? Bien sûr, on a envie de croire à la deuxième option, mais le fait est qu'à titre personnel je n'ai rien vu et que je ne sais rien sur la question.

Bref, on aurait bien envie d'avoir l'avis de Fox Mulder à ce sujet. Le duo qu'il forme avec Dana Scully est d'ailleurs le point fort de la série, puisqu'autant les enquêtes ne me passionnent pas outre mesure, se révélant même décevantes à ne jamais répondre aux questions et laisser planer trop de mystère, autant leurs interactions calmement conflictuelles donnent une grande énergie à chaque épisode, et font qu'on a très envie de les voir évoluer. David Duchovny et Gillian Anderson étaient de fort bons choix pour donner vie à ce duo insolite, sachant que s'ils se laissent généralement voler la vedette par les seconds rôles dans les premiers épisodes, leurs personnages s'affinent en cours de route, au point de tenir fermement les rênes de la série autant qu'ils nous tiennent en haleine. On apprécie notamment de les voir se lancer des piques tout en gardant une gravité professionnelle de bon aloi, lui parce qu'il est un grand enfant qui veut croire en ses rêves, elle parce que son esprit cartésien et sa rigueur militaire et scientifique sont un parfait contrepoint aux visions de son partenaire. Il est aussi rafraîchissant de les voir tous deux très rapidement sur un pied d'égalité : si Fox Mulder se pose d'abord comme supérieur hiérarchique puisqu'il travaille dans cette section depuis plus longtemps, Dana Scully, forte de son savoir médical, se révèle sa parfaite égale dès qu'il s'agit de réfléchir ou d'intervenir dans le feu de l'action. Une confiance mutuelle naît entre les deux, ce qui reste l'aspect le plus positif de la série même si leurs façons de résoudre une énigme divergent complètement.

On regrettera simplement que la structure épisodique "une affaire par semaine" crée parfois de trop grandes ellipses. Par exemple, un personnage qui vient de subir un lavage de cerveau est complètement anéanti et désorienté à la fin d'un épisode, tout ça pour revenir frais et pimpant, comme si de rien n'était, une semaine plus tard, sans suggérer que les séquelles d'une chose aussi horrible l'affectent encore. Idem, les brûlures au visage subies par une matière extra-terrestre ont le bon goût de disparaître comme après une bonne douche afin de laisser nos héros étinceler de tout leur charisme de stars la semaine suivante. C'est évidemment plus vendeur, mais je suis toujours un peu gêné quand des scénaristes oublient de se poser les bonnes questions sur le long terme. Idem pour le traumatisme qu'il y a à voir autant de morts, même si les agents sont des professionnels. Une autre chose qui me chiffonne, c'est que je vois mal comment la relation des deux héros va se poursuivre dans les saisons suivantes, si Dana Scully continue de prétendre qu'elle ne croit pas aux choses paranormales, malgré toutes ses aventures et ses découvertes. Cette première saison s'ingénie toujours à l'empêcher de voir les preuves qui pourraient la faire changer d'avis, mais lorsque cela finit irrémédiablement par arriver, elle continue dans les épisodes suivants à faire comme si de rien n'était. Je me demande vraiment comment le personnage va pouvoir garder ce cap après les révélations du dernier épisode de la saison.

Mais je ne veux pas ergoter. Cette première saison me confirme que The X-Files est une série de bonne qualité, qui a l'audace de décrire des personnages riches et complexes qui évoluent au fil du temps, tout en saupoudrant leurs aventures d'une bonne dose de mystère, quitter à avoir la main un peu trop lourde dans ce domaine là. On comprend en tout cas pourquoi cette série a passionné le public dès sa première diffusion. Je comprends même mieux le comportement de toutes les femmes ambitieuses que j'ai rencontrées et qui étaient en âge d'apprécier les épisodes au moment de leur sortie : elles ont toutes pris pour modèle Dana Scully, quitte à aliéner tout degré de fantaisie dans l'espoir d'être prises au sérieux dans leur métier, perdant par-là même une spontanéité qui rendrait leur conversation plus agréable. Mais je suis tout de même content qu'un personnage comme Dana Scully se soit imposé comme standard de femme forte et rigoureuse : ce n'était pas inédit à l'époque, qu'on pense à Clarice Starling par exemple, mais il reste hautement rafraîchissant d'observer une relation professionnelle homme-femme sur un pied d'égalité.

Et maintenant, quelques pensées en vrac sur les épisodes, qui ont fait couler tant d'encre qu'ils ont chacun droit à leur page Wikipédia, témoignage de l'impact culturel très fort de la série :

Épisode 1 « Nous ne sommes pas seuls / Pilot ». Pour leur première rencontre, Mulder et Scully sont confrontés à un lycéen dans le coma soupçonné de tuer ses camarades de classe en les emmenant de nuit dans les bois. J'admets que cette introduction ne m'aurait pas donné une folle envie de persévérer si j'avais découvert la série en direct à l'époque, la faute à une affaire qui entend bien rester non classée à force de soulever des questions sans daigner apporter le moindre embryon de réponse. La relation professionnelle est à ce moment là très bancale puisque Dana Scully n'a aucune clef pour comprendre où son partenaire veut en venir, et l'on se serait bien passé du moment fan service où elle se dévêt devant lui de peur d'avoir des marques dans le dos. Assurément, cet épisode donne le ton : des conflits de personnalités, des relations difficiles avec la police locale et des extra-terrestres insaisissables seront la marque de fabrique de cette première saison.

Épisode 2 « Gorge profonde / Deep Throat ». Sous ce titre fort subtil se cache le personnage le plus troublant de la série, un informateur très haut placé qui s'amuse à donner certaines bribes d'informations à Fox Mulder pour l'aider dans ses enquêtes, tout en cherchant à lui mettre des bâtons dans les roues à d'autres moments. Autrement, l'histoire va dans le sens d'une conspiration gouvernementale sur la maîtrise de savoirs techniques extra-terrestres, alors que le tandem enquête sur la disparition d'un pilote de l'US Air Force. Comme ce sera le cas pour tous les épisodes consacrés aux soucoupes volantes, cet épisode fait tout pour ne surtout pas dévoiler trop vite ses cartes, au point de me laisser quelque peu sur le carreau. En grand amateur de personnages normaux soumis à une souffrance psychologique, j'ai surtout été impressionné par l'épouse du pilote, qui souffre de ne plus reconnaître son mari après son retour inexpliqué.

Épisode 3 « Compressions / Squeeze ». C'est le premier épisode qui ne parle pas de soucoupes volantes, et tant mieux. Compressions introduit d'ailleurs le méchant le plus mémorable de la série, Eugene Victor Tooms, un concierge en apparence tranquille qui a le pouvoir d'étirer son corps à l'infini afin de s'introduire chez les gens par les conduits d'aération, pour manger leur foie ! On sent vraiment l'influence du Silence des agneaux dans cette histoire, le comédien Doug Hutchison s'étant d'ailleurs inspiré d'Anthony Hopkins pour sa composition. Voir les vis des plaques tourner dans l'ombre, puis assister à la fougue de Fox Mulder au tribunal pour tenter de prouver à un jury impossible à convaincre que l'accusé a plus d'un siècle malgré sa jeunesse, font naître une forte tension qui rend l'épisode hautement mémorable. C'est aussi le moment où Dana Scully finit par se révéler, sans l'aide de son collègue, alors qu'elle doit se défendre elle-même face à une intrusion inquiétante.

Épisode 4 « L'Enlèvement / Conduit ». Retour aux extra-terrestres et aux enlèvements inexpliqués dans un rayon lumineux en pleine forêt, mais cette fois-ci avec une dimension psychologique plus intéressante que dans les premiers épisodes. En effet, la disparition d'une jeune fille rappelle à Fox Mulder celle de sa propre sœur alors qu'il était enfant, événement qui l'a traumatisé à vie et l'a justement motivé à trouver des réponses en se lançant dans ce métier particulier. À noter l'apparition d'une ancienne candidate aux Oscars, Carrie Snodgress, dans le rôle de la mère inquiète.

Épisode 5 « Le Diable du New Jersey / The Jersey Devil ». Un épisode qui commence dans l'angoisse la plus pure, alors qu'un père de famille des années quarante est dévoré par une bête mystérieuse après être tombé en panne au bord de la route, et qui explore finalement le rapport de la civilisation urbaine à la vie sauvage. La réponse au problème initial est assez touchante, malgré un maquillage assez ridicule, et souligne surtout la bêtise des hommes qui s'empressent à condamner tout ce qui ne rentre pas dans les cases établies.

Épisode 6 « L'Ombre de la mort / Shadows ». Un épisode amusant, malgré son titre. Une jeune femme est toujours présente sur les lieux de crimes alors qu'il semble improbable qu'elle ait pu les commettre. La caméra de surveillance d'une banque capte quant à elle des ondes magnétiques inquiétantes, seul moyen pour l'équipe d'innocenter l'accusée. Une enquête divertissante, à défaut d'être la plus marquante de la saison.

Épisode 7 « Un Fantôme dans l'ordinateur / Ghost in the Machine ». L'ordinateur en question est inspiré d'HAL 9000 de 2001, l'Odyssée de l'espace, et nous fait surtout penser à Génération Proteus, un autre film de science-fiction où Julie Christie se retrouvait prisonnière de sa maison qui… essayait de la tuer. C'est un peu la même chose ici, sauf que ça se passe dans des bureaux. J'avoue que je ne me souviens plus vraiment des détails de l'histoire, bien que ce fût plaisant à suivre.

Épisode 8 « Projet Arctique / Ice ». Considéré comme l'un des meilleurs épisodes de la série toutes saisons confondues, ce projet scientifique est un huis clos de bonne facture, où nos héros rejoignent une équipe de géologues coupée du monde sur une île de glace. Les membres de l'expédition précédente s'étaient tous entretués, et l'on découvre que c'est un organisme préhistorique qui, libéré par la glace fondue, s'infiltre dans les corps humains pour prendre le contrôle de leurs actes. Lorsque l'un des nouveaux membres est assassiné à son tour, la tension est à son comble pour déterminer qui vient d'être infecté. Se pose alors la question de la confiance quand tout le monde se soupçonne mutuellement, y compris Mulder et Scully. Le tout forme un épisode palpitant, mais assez répugnant par moments, à moins que voir des vers rentrer dans les oreilles des gens vous fasse plaisir.

Épisode 9 « Espace / Space ». Un épisode qui souffre d'une mauvaise réputation, mais que j'ai finalement beaucoup aimé. Certes, on ne comprend pas vraiment la motivation de l'esprit extra-terrestre qui sabote un projet d'expédition spatiale afin de ne pas laisser des humains entrer sur son territoire, mais ce que l'histoire perd en antagoniste mémorable, elle le gagne en tension alors qu'on suit la difficile avancée de la fusée dans l'espace depuis la salle de contrôle, sur le visage de la directrice des communications dont le fiancé fait précisément partie de la mission. Cela permet à l'actrice Susanna Thompson de s'emparer de l'épisode au détriment du duo habituel, et donne l'occasion au comédien Ed Lautner de montrer les tourments schizophrènes d'un colonel qui a jadis vu des choses interdites. Les effets spéciaux sont peut-être clownesques, mais le suspense reste à son comble alors que tout se passe derrière un écran-radar. C'est tout de même un exploit de susciter autant d'intérêt avec si peu.

Épisode 10 « L'Ange déchu / Fallen Angel ». Je crois avoir tellement aimé les deux épisodes précédents que je ne me souviens plus du tout de celui-ci, qui m'avait fortement déçu. Il y est à nouveau question d'un complot militaire quant aux soucoupes volantes, tandis que Fox Mulder entre en contact avec un huluberlu qui prétend avoir été enlevé par des extra-terrestres avant d'être ramené sur Terre. L'intérêt de cette histoire vient surtout de Dana Scully, qui tente de sauver la carrière de son partenaire devant leurs supérieurs hiérarchiques, en arguant du bien-fondé de leurs recherches atypiques.

Épisode 11 « Ève / Eve ». Amateurs de personnages psychotiques, cet épisode est fait pour vous ! On y découvre que des filles de familles très différentes sont des sosies identiques, parce que ce sont des clones créés génétiquement. Cette interrogation permet aux seconds rôles féminins de triompher, notamment la mère de famille qui ne comprend absolument pas la situation, et surtout la doctoresse folle jouée par Harriet Sansom Harris, qui domine complètement l'écran. Franchement, un épisode captivant, parce qu'on s'y intéresse davantage à la psychologie des personnages plutôt qu'à d'énièmes mystères sans réponses.

Épisode 12 « L'Incendiaire / Fire ». Autre épisode qui m'a beaucoup plu, celui-ci nous conduit dans la grande bourgeoisie transatlantique, alors que de riches hommes politiques s'enflamment mystérieusement chez eux, sans que nul n'ait le temps d'intervenir. Afin de trouver le meurtrier capable de créer un feu à distance, Mulder et Scully sont secondés par une enquêtrice conquérante, qui n'est autre que l'ancienne petite amie de Mulder. Entre énigme criminelle, pouvoirs surnaturels et tension sexuelle pas tout à fait éteinte, cette histoire fait des étincelles ! On aimerait d'ailleurs que davantage d'épisodes explorent le passé des personnages, et leurs relations sociales en dehors du terrain.

Épisode 13 « Le Message / Beyond the Sea ». C'est précisément ce que fait cet épisode, qui montre Dana Scully dans l'intimité du foyer avec ses parents, juste avant d'apprendre le décès brutal de son père. Alors que Mulder recroise le chemin d'un criminel qui cherche à retarder son exécution en prétendant avoir des informations sur un tueur en série encore en liberté, Scully est quant à elle assez perturbée par sa vie personnelle pour commencer à remettre sa pensée cartésienne en cause, comme prête à jouer un jeu dangereux avec le condamné qui soutient pouvoir communiquer avec son père dans l'au-delà. Lorgnant à nouveau du côte du Silence des agneaux, cette relation aurait mérité d'être étoffée dans l'ensemble d'un film pour captiver autant qu'elle aurait dû.

Épisode 14 « Masculin-féminin / Gender Bender ». L'épisode le plus décevant de la saison par rapport à son synopsis alléchant. On s'y trouve plongé dans une communauté sectaire inspirée des Amish, dont les membres ont le pouvoir de changer de sexe après s'être baignés dans une matière visqueuse évoquant le sperme. Et comme l'un d'entre eux en profite pour séduire de jeunes hommes dans les bars afin de les tuer, les deux enquêteurs se retrouvent confrontés aux mœurs autarciques de ces gens d'une autre ère, qui se protègent mutuellement les uns les autres. L'histoire cherchait apparemment à souligner la crise de l'identité mâle après les très viriles années 1980, mais le résultat est en demi-teinte : le changement de sexe n'a finalement aucune incidence sur l'affaire, au point qu'il aurait même été encore plus troublant de montrer le pouvoir de séduction du meurtrier sur des femmes autant que sur des hommes. S'il est toutefois palpitant de voir Scully pas loin d'y succomber, on a revanche le droit de s'insurger contre une fin bâclée, signe manifeste que les scénaristes ne savaient vraiment pas comment traiter leur sujet.

Épisode 15 « Lazare / Lazarus ». Nettement plus convaincant, cet épisode montre un voleur et un policier mortellement blessés dans la même opération. Les connaissances médicales de Scully lui permettent de ramener son collègue à la vie, mais c'est malheureusement l'âme du criminel qui se réincarne dans son corps. Les doutes de l'héroïne face au comportement forcément étrange de son ami, la nocivité captivante de la complice du bandit qui ne reconnaît pas l'apparence de son amant, et l'interprétation d'un acteur forcé de jouer sur les deux tableaux rendent cette histoire tout à fait passionnante.

Épisode 16 « Vengeance d'outre-tombe / Young at Heart ». Mulder recroise ici la route de son ennemi juré, un tueur en série qu'il avait aidé à faire condamner, et qui est mort depuis plusieurs années. Problème : le meurtrier en question continue de lui envoyer des menaces, tout en ayant l'air beaucoup plus jeune qu'à l'époque de son arrestation. Ce n'est pas l'épisode qui m'a le plus marqué, mais ça donne beaucoup de grain à moudre aux comédiens. Le scientifique qui détient la clef du mystère a en outre une tête parfaitement effrayante.

Épisode 17 «  Entité biologique extra-terrestre / E. B. E. ». Comme son titre l'indique, retour aux OVNI dans cette histoire. Mulder et Scully y suivent, ensemble ou séparément, un camion qui traverse les États-Unis avec à son bord un mystérieux contenu. C'est fascinant : une véritable tension se dégage de cette poursuite impitoyable, qui ne néglige pas non plus la réflexion alors que les héros n'ont pour unique indice qu'une photographie possiblement truquée. La fin commence à dévoiler certaines cartes afin de mieux définir la position de la série face à la problématique extra-terrestre, ce qui donne le sentiment de franchir un cap afin de donner un nouveau souffle au projet.

Épisode 18 « L'Église des miracles / Miracle Man ». Pas très convaincu cette fois-ci, malgré un retour "à la normale" où l'on abandonne momentanément les Martiens pour revenir au phénomène traditionnel des guérisseurs miraculeux. Un jeune homme qui fait ainsi se déplacer les foules religieusement commence malencontreusement à tuer les personnes qu'il touche. Les enquêteurs doivent alors démêler le vrai du faux entre charlatanisme, foires évangéliques et pouvoirs surnaturels innés. C'est à ce jour l'épisode ayant la conclusion la plus rationnelle possible, ce qui paradoxalement déçoit autant que les affaires extra-terrestres qu'on se refuse à résoudre.

Épisode 19 « Métamorphoses / Shapes ». Un autre épisode décevant, qui revisite le mythe du loup-garou mais appliqué aux Indiens d'Amérique, ce qui fit couler assez d'encre à force de les voir constamment ramenés à une forme d'animalité. Les conflits entre Indiens et fermiers locaux sont toutefois pertinents, mais l'enquête en elle-même est trop brouillonne pour captiver autant que le synopsis le laissait croire. La sœur de la victime est cependant un personnage intéressant.

Épisode 20 « Quand vient la nuit / Darkness Falls ». Après les Aliens, les fantômes, les O.G.M. et les montres primitifs, il ne manquait plus que les insectes pour brosser un tableau complet de toutes les menaces fantasmées qui agitent l'imagination collective. Nos enquêteurs viennent ici en aide à des gardes-forestiers suite à la disparition d'une équipe de bûcherons, qui ont en fait été dévorés par des flots de lucioles qui attaquent dans le noir. Coincée, en panne de voiture, dans un chalet à plus d'une journée de marche de la ville, l'équipe doit rester constamment éclairée de nuit sous la lumière électrique afin de ne pas subir le même sort, mais les réserves d'énergie s'épuisent… La tension est à son comble dans cet épisode tout à fait haletant.

Épisode 21 « Le Retour de Tooms / Tooms ». Comme son nom l'indique, c'est le grand retour de l'antagoniste le plus haut en couleurs de cette saison, et qui a été malencontreusement libéré par la justice pour vice de forme. Les péripéties sont toujours mouvementées, d'autant que l'assassin doit inventer de nouveaux moyens de déplacement afin d'échapper à ses poursuivants, tout en cherchant la cinquième proie qui manquait à sa collection pour se régénérer. Néanmoins, le sentiment de "déjà vu" ne rend pas l'épisode aussi marquant que Compressions. Avouons qu'un méchant qui tente d'entrer chez les gens par la cuvette des toilettes plutôt que par un soupirail perd quelque peu en dignité…

Épisode 22 « Renaissance / Born Again ». Après Ève, un nouvel épisode impliquant une petite fille inquiétante, et interrogeant cette fois-ci le problème de la possession d'un individu par l'esprit d'un défunt. Non seulement l'enquête est passionnante, mais surtout, l'histoire vaut le détour pour sa galerie de femmes nuancées, de l'inspectrice à la psychiatre, en passant par la mère angoissée et la veuve éplorée.

Épisode 23 « Roland / Roland ». De retour dans le monde scientifique, Mulder et Scully enquêtent sur les meurtres en série d'une équipe de savants, alors que le seul suspect possible est un agent d'entretien handicapé mental. Interrogeant les notions de gémellité et de télépathie, cet épisode est surtout marqué par le portrait positif qui est fait des handicapés, et surtout par l'interprétation de Željko Ivanek dans l'un des rôles les plus complexes, physiquement et psychologiquement, de la série. Le moment où Scully appelle Roland par son vrai prénom, alors que tous les autres nient son existence en le croyant possédé par le génie de son frère, m'a complètement touché.

Épisode 24 « Les Hybrides / The Erlenmeyer Flask ». Une fin en apothéose qui fait la synthèse entre les principaux thèmes évoqués au préalable, avec la question de cobayes humains génétiquement modifiés avec une molécule extra-terrestre. Tout n'est pas parfait, loin de là, notamment dans le portrait des agents gouvernementaux qui tuent tout ce qui bouge mais s'ingénient à laisser la vie sauve à Mulder et Scully qui en savent pourtant beaucoup trop, mais on suit toutes ces péripéties avec intérêt grâce au rythme qui ne s'essouffle jamais. Et alors que Mulder se retrouve rapidement hors jeu, c'est Scully qui doit conclure cette première saison, en tissant un lien trouble avec le fameux Gorge profonde qui ne s'adressait qu'à son partenaire auparavant, et qui fait de telles découvertes qu'elle ne devrait techniquement plus être aussi rationnelle dans les prochaines saisons qu'elle ne le fut ici. Par contre, j'espère que c'est bien Gorge profonde qui lui a communiqué le mot de passe pour pénétrer dans le saint des saints, car toute brillante soit-elle, je refuse de croire qu'elle ait pu inventer celui-ci comme par magie ! En revanche, se servir du cadavre d'un enfant, même s'il n'est pas humain, pour des raisons scénaristiques, me dérange terriblement.

Conclusion : avec le recul, je réalise que j'ai finalement apprécié beaucoup plus d'épisodes que je ne l'avais pensé au moment du visionnage. The X-Files reste une série de bonne qualité qui fait l'effort de bien développer ses personnages, y compris les seconds rôles, tout en maintenant une tension haletante dans la résolution des enquêtes. Je suis dès lors tout à fait disposé à voir la suite, mais pas dans l'immédiat, car il me faut digérer tout ça. Disons qu'en tant que lecteur passionné par la littérature classique, et qui cherche avant tout du réalisme psychologique et des relations sociales contrastées dans des environnements historiques, je n'étais pas du tout le cœur de cible d'une série qui passe en revue tous les mythes surnaturels auxquels a été confrontée l'humanité. Or, être finalement séduit par cette première saison est signe que celle-ci a quelque chose de spécial, bien que je sois symptomatiquement moins intéressé par sa part de mystères, notamment quand ça touche aux extra-terrestres, que par les questionnements intérieurs des personnages, et les caractères bien trempés, opposés mais finalement complémentaires, de Fox Mulder et Dana Scully. J'attends de voir comment leur partenariat va s'épanouir dans les saisons à venir. Mais cela ne dit pas si des extra-terrestres sont passés par Saint-Jean-d'Angély un certain soir de novembre 1990...