dimanche 16 janvier 2022

Passing

 



Histoire de me mettre un peu au goût du jour, j'ai profité de ce début d'année pour regarder Passing, traduit de manière pas tout à fait appropriée par Clair-obscur, le premier film réalisé par la comédienne Rebecca Hall, que tout le monde adore mais que je connais encore trop peu. Comme ne l'indique pas son titre français, il n'y est pas question de peinture, mais de deux femmes noires, Irene Redfield et Clare Bellew, dont la peau est assez claire pour passer pour blanches dans les rues de New York en 1927. Sauf que la judicieusement prénommée Clare use de la situation à son avantage, alors qu'Irene s'y refuse catégoriquement, préférant assumer ses racines.

Cela nous rappelle forcément l'histoire de Peola / Sarah Jane Johnson dans les deux versions d'Imitation of Life, bien que les milieux sociaux diffèrent : si les jeunes femmes jadis incarnées par Fredi Washington et Susan Kohner étaient filles de domestiques, souffraient de la différence de traitement avec la fille de leur riche employeuse, et tentaient de refaire leur vie en partant de rien dans les bas-quartiers, les héroïnes de Passing évoluent quant à elles dans un milieu bourgeois. Certes, elles sont victimes de la ségrégation sociale entre le Harlem de leur naissance dont elle ne peuvent sortir sans risques, et les grandes avenues de Broadway, mais il s'agit tout de même de deux femmes riches, toutes deux mariées à des hommes de bonne situation, un homme d'affaires blanc et un médecin noir, qui ont les moyens d'avoir des domestiques à leur service et n'ont d'autres soucis en tête qu'aller faire les boutiques et siroter du thé tous les après-midi.

Le film est adapté du roman éponyme sorti en 1929 de l'autrice afro-américaine Nella Larsen, elle-même descendante d'une mère danoise et d'un père antillais, et ayant vécu dans un quartier d'immigrés scandinaves après le remariage de sa mère, où elle dut souffrir d'être la seule métisse des lieux alors même que sa petite sœur, issue des secondes noces, était entièrement blanche. La question des couleurs de peau lui tenait donc à cœur, on le comprend. Il me faudrait d'ailleurs lire le livre pour me permettre de mieux appréhender le film, mais pour sûr, je ne m'attendais pas à voir cette histoire se dérouler dans un milieu bourgeois.

C'est peut-être la grande faiblesse de Passing, qui semble parfois quasiment hors sujet, à se recentrer sur une sorte de triangle amoureux et à montrer des gens riches passer toutes leurs soirées à faire la fête, tandis que la question de se faire passer pour ce que l'on n'est pas devient franchement secondaire à mesure qu'on avance dans le récit. Certes, la subtilité du film, c'est de bien montrer que même dans les quartiers noirs, les inégalités sociales sont reproduites comme partout ailleurs, avec une employeuse assez peu patiente envers sa bonne, et de souligner que tous les noirs de l'époque n'étaient pas condamnés à travailler comme domestiques chez les blancs, contrairement à ce que le cinéma d'alors nous faisait croire. Il est ainsi plaisant d'y suivre le parcours d'un homme ayant atteint un statut respecté grâce à son savoir médical, mais avouons que cela ne reflète clairement pas la réalité du quotidien d'une grande majorité de ses voisins de quartiers.

Dès lors, le parcours d'Irene et Clare est déjà facilité par les revenus de leurs époux : on est loin des déconvenues de Peola Johnson. Et à mesure que l'une, Clare, revient s'incruster dans la vie d'Irene et Brian, l'histoire dérive vers une sorte de ménage à trois qui se passe exclusivement à Harlem, ce qui nous prive progressivement de la question première du passing. Celle-ci est tout de même prégnante, puisque les incessants retours de Clare dans son quartier d'origine, alors qu'elle aurait pu rester dans le monde blanc qu'elle désirait tant gagner et couper tous les ponts avec ses connaissances de jeunesse, montrent qu'elle reste finalement en porte-à-faux avec le rôle qu'elle s'impose, et qu'elle n'est justement jamais autant elle-même que lorsqu'elle assume pleinement ses racines avec ses amis d'enfance. Elle peut alors se déhancher sur la piste de danse, surprenant les quelques invités blancs tolérants, venus participer aux soirées noires, qui croient y voir l'une des leurs, mais en définitive, le danger de passer pour blanche auprès de blancs racistes se noie dans l'insouciance générale. Clare devient alors le mouton noir qui devient trop omniprésente dans la vie de ses amis, allant même jusqu'à vouloir nouer des relations avec leurs enfants tant son manque affectif dans son propre couple la fait souffrir, mais c'est désormais dans un enchevêtrement de problèmes sentimentaux que s'inscrit le film. Je ne suis pas sûr que ce soit la question la plus intéressante : la menace que le mari blanc découvre la vérité existe toujours dans un coin de la tête de Clare, mais le tourbillon de festivités dans lequel elle se jette pour oublier son mensonge prend une place trop importante par rapport au danger premier.

Cette question initiale est surtout bouleversante en début de film : avec un rythme assez lent qui sera sa marque de fabrique tout du long, Rebecca Hall prend le temps de faire monter la tension, captant les moindres signaux de panique qui s'impriment sur le visage d'Irene, alors qu'elle prend le risque de se promener à découvert dans les quartiers blancs, pour un achat qu'elle n'aurait pu faire à proximité de sa maison. Elle est là contre son gré, mais il lui faut jouer ce jeu dangereux, craignant d'être démasquée à chaque seconde, et s'étonnant même de franchir toutes les étapes jusqu'à ce que le destin lui fasse croiser Clare dans le café d'un grand hôtel. L'aisance avec laquelle celle-ci se déplace en ville, puisqu'elle a tout fait pour intégrer ce milieu et ne doit surtout pas montrer un embryon de honte pour continuer sa route, contraste idéalement avec la gêne tellement palpable d'Irene, ce qui culmine lors de la rencontre avec le mari blanc, John, qui s'empresse de dire des choses racistes qu'Irene confirme la mort dans l'âme, le danger étant trop fort à ce moment-là.

Le choix des actrices est d'ailleurs intéressant, car ni Ruth Negga, ni Tessa Thompson, n'auraient pu passer pour blanches dans les faits. La photographie en noir et blanc ne fait pas tout à fait illusion bien qu'elles aient la peau claire, mais c'est heureusement l'occasion de donner de grands rôles à d'excellentes actrices, qui en tant que noires n'ont de facto pas les mêmes opportunités à Hollywood que leurs collègues blanches. Cela accentue également le danger qu'il y a pour Clare de rester avec John, qui s'amuse justement à lui rappeler qu'elle est un peu trop mate à son goût, et le malaise qu'il y a pour Irene de se trouver projetée dans un univers hostile.

Quoi qu'il en soit, elles sont toutes les deux merveilleuses et mériteraient amplement une nomination à l'Oscar cette année. Tessa Thompson est vraiment le centre du récit et, outre la dignité qu'elle conserve dans un numéro d'équilibriste pour contrer le sentiment de gêne qui risquerait de l'exposer au grand jour dans l'ouverture du film, elle montre toutes les nuances d'Irene, à la fois inquiète pour son amie et cependant peu ravie de la voir revenir dans sa vie, d'une part parce qu'elle est trop intègre pour accepter que l'on mente et que l'on renie ses origines, et d'autre part parce que la sensualité désinvolte de Clare, et sa teinture blonde qui la rend encore plus troublante, sont pour elle un danger immédiat quant à la tranquillité de son couple : Brian n'est évidemment pas de bois. Se fondant à la perfection dans le rythme du film, l'actrice prend le temps de suggérer toutes les émotions contradictoires que fait naître le retour de Clare dans sa vie, le tout avec un calme intense, sauf dans le premier acte où elle n'est pas en sûreté, qui la rend très vivante et d'autant plus complexe. À l'inverse, Ruth Negga, qui est techniquement un second rôle bien qu'elle soit l'élément perturbateur du récit, n'a de cesse de contraster avec le jeu de sa complice, se montrant beaucoup plus délurée dans l'espoir d'oublier la pression de son mensonge, et surtout dans l'espoir de plaire à tout le monde pour avoir le sentiment d'être enfin acceptée à sa juste valeur, surtout dans son milieu d'origine. Charmante et souvent drôle, s'exprimant avec le charisme d'une femme qui n'a pas froid aux yeux et qui tente de capter l'aisance des grands bourgeois blancs dont elle se rêve l'égale, elle laisse toutefois s'exprimer les fêlures du personnage, réactivant des réflexes enfantins soulignant son désir secret d'être protégée de la vie dangereuse dans laquelle elle s'est lancée, à s'étourdir de la sorte de réceptions mondaines en soirées dansantes, et cherchant à créer un lien avec les enfants d'Irene pour combler son propre vide relationnel, et se donner l'illusion de revenir à l'époque bénie de l'enfance où tout était plus simple en apparence.

Finalement, le fait de jouer un rôle sur la question des couleurs de peau, bien qu'assez secondaire dans une grande partie du film avant un retour sur le devant de la scène dans la dernière séquence, se lit dans le comportement parfois immature de Clare, même lorsqu'il est davantage question du sentiment de jalousie qu'elle fait naître, pas tout à fait à son insu, dans le couple Irene-Brian, cette tension amoureuse restant le sujet principal de l'histoire malgré le titre du film. C'est ce qui est un peu déroutant. Je m'attendais vraiment à ce qu'il y ait beaucoup plus d'incursions dans le monde blanc, mais c'est tout le contraire qui se produit, puisque c'est toujours Clare qui revient vers Harlem dans l'espoir de se retrouver. Passing n'en reste pas moins un joli film, qui ne donne pas toujours l'impression de traiter du sujet le plus pertinent, mais qui fait surtout le choix de la subtilité illustrée par la souffrance intérieure des héroïnes, et par un tempo largo qui laisse les choses s'installer dans toute leur complexité. La fin, qui laisse Irene sur une grande interrogation, conclut parfaitement le ton donné au film par Rebecca Hall, même si je ne suis pas toujours convaincu par la trop grande place accordée à la question du couple par rapport au sujet attendu dans le synopsis. Les deux réussites majeures dans cette première œuvre sont l'ouverture et la conclusion, fortes d'une tension palpable, alors que le centre du récit préfère davantage répondre au problème initial avec des non-dits. Le choix est intéressant, bien que déconcertant.


2 commentaires:

  1. Alors là, j'avais totalement zappé le fait que Rebecca Hall était passée réalisatrice ! Merci pour ton article, il faudra que je le regarde. Le scénario et le choix du noir et blanc sont plutôt prometteurs vus mes goûts... et si la bande annonce est fidèle au film, la Rebecca réalisatrice semble avoir conservé la belle sensibilité élégante et froide de la Rebecca actrice !

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    1. Et moi il me faut voir… toute sa filmographie d'actrice ! Je ne la connais que pour Vicky Cristina Barcelona à ce stade.

      J'espère que Passing te plaira !

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