mardi 31 août 2021

La D 317 et le col du Perthus


Exceptionnellement, un article qui ne parlera ni d'actrices, ni d'héroïnes romanesques et compliquées, mais je tenais absolument à partager mon coup de cœur de l'été : la vue des vallées de la Cère et de la Jordanne sous un soleil de plomb, forcément, par la D 317 et le col du Perthus, avec ou sans h, au beau milieu des monts du Cantal.

Cette route n'est référencée nulle part dans les guides touristiques, qui lui préfèrent la D 17 ralliant Aurillac au puy Mary, le long de la Jordanne. Celle-ci est évidemment superbe, mais aussi très passagère, avec peu d'accotements pour contempler les volcans en contre-plongée. Dans mon cas, il était midi : je voulais gagner Saint-Flour dans la journée et cherchais l'endroit idéal pour pique-niquer. J'ai donc tenté de passer dans la vallée de la Cère, en prenant au hasard la minuscule D 317 au sortir de Mandailles-Saint-Julien, et bien m'en a pris, car le panorama est autrement pittoresque une fois que l'on prend de la hauteur.


Il faut d'ailleurs savoir que je suis sujet au vertige, ou plus exactement à la peur du vide, ce qui est un vrai handicap au quotidien : je dois lutter pour m'approcher de la bordure d'un pont ou d'un rempart si ceux-ci sont trop hauts, et il m'est sans surprise fort pénible de conduire en montagne si des arbres ne font pas écran devant le ravin. Heureusement, rien de tout cela dans le Cantal : on se sent en sécurité même sur les routes à flanc de sommets, ce qui permet de profiter de la vue tout son content.

Avant d'atterrir dans la vallée de la Jordanne, je venais de sillonner les vallées de l'Aspre et de la Doire par la D 35, en les admirant de haut depuis les cols de Bruel et de Légal : elles valent elles aussi le coup d'œil, absolument, mais rien ne me préparait à la beauté des lieux depuis la D 317, cette route méconnue qui vous permet d'observer les puys Mary et Chavaroche sur un versant, puis le puy Griou et le Plomb du Cantal dans la descente vers Saint-Jacques-des-Blats : qui dit mieux?


Peu après le lieu-dit Fournol

Dans un premier temps, il est possible de s'arrêter après cette petite grange qui promet déjà une vue enchanteresse. Le puy Mary se dresse ici entre les arbres.


Le col du Perthus

L'arrivée au col du Perthus propose le même panorama à hauteur d'aigle avec, à gauche, le Piquet, au centre le puy Chavaroche et le col du Redondet, et tout à droite le puy Mary.

Sans oublier cette vue imprenable sur la haute vallée de la Jordanne.


Sur les hauteurs de Saint-Jacques-des-Blats

Enfin, sur l'autre versant, le regard doit se porter de part et d'autre de la Cère, avec d'un côté le puy Griou et son dôme vertigineux...

... et de l'autre le Plomb du Cantal au sommet plus arrondi, d'où son nom dérivé de l'ancien français pom, désignant un pommeau. C'est le point culminant des monts du Cantal, et le deuxième sommet le plus élevé du Massif Central après le puy de Sancy, bien que d'autres volcans impressionnent davantage par leur forme, tels le puy Griou et l'illustrissime puy de Dôme.

Mais que serait ce tour d'horizon sans un bon cliché avec des vaches Salers broutant devant le Plomb du Cantal?

Cette route est assurément magnifique, donnant à voir tous les composants de l'ancien stratovolcan du Cantal. C'est une vue qui, à titre personnel, m'impressionne davantage que les panoramas plus larges sur l'Auvergne depuis les sommets en question. C'est la hauteur idéale pour embrasser un paysage verdoyant qui réserve de nouvelles surprises à chaque virage, et qui n'est pas gâché par les gares de téléphériques. Dès lors, si vous passez dans le coin, n'ayez pas peur de fermer vos guides et de vous aventurer hors des sentiers battus : celui-ci mérite réellement le détour.


mercredi 25 août 2021

1921, l'année Pola Negri


Ce ne sera une surprise pour personne si vous avez déjà un peu parcouru le blog : Pola Negri est mon actrice emblématique du cinéma muet. Née Apolonia Chałupec dans une partie de la Pologne alors sous tutelle russe, elle se fit rapidement repérer au théâtre à Varsovie, puis dans le monde du cinéma encore balbutiant dès 1914. Sa forte personnalité, qui n'avait pas peur du scandale, sa compréhension vivace des nouveaux moyens de communication et son grand talent la menèrent très vite en Allemagne, puis en Amérique où elle régna à partir de 1923 aux côtés de Gloria Swanson, devenant par-là même la première superstar européenne outre Atlantique. Douée à la fois pour le drame et la comédie, idéalement distribuée en vamp pour son tempérament de feu, ingénieuse et impérieuse impératrice à l'occasion, mais sachant également faire preuve de retenue et d'élégance dans la peau de personnages moins sophistiqués, Pola Negri savait vraiment tout faire, avant que l'apparition du son ne mette fin à sa carrière à cause de son accent slave trop prononcé. Ses origines variées n'étaient peut-être pas étrangères à son succès : éduquée dans la pauvreté par une mère issue de la petite noblesse polonaise, séparée très jeune de son père slovaque qui lui avait transmis quelques gouttes de sang rrom avant d'être déporté par les autorités tsaristes, puis ayant dû lutter contre la tuberculose dans l'adolescence, Pola était bien décidée à user de toutes les armes à sa disposition pour sortir de la misère par la grande porte de l'Art, n'ayant pas peur d'incarner des femmes fortes capables de mener les hommes par le bout du nez. Cela est manifeste dans deux films allemands de 1921 qui ont heureusement survécu, et qui mettent en exergue son talent à passer du rire aux larmes avec une énergie impressionnante. À travers ces deux œuvres, célébrons ainsi l'actrice qui dominait le monde il y a tout juste un siècle!



La Chatte des montagnes (Die Bergkatze), ou la gitane agitée

Cette farce militaire complètement barrée, sortie en Allemagne le 14 avril 1921, est signée Ernst Lubitsch, dont Pola fut la première muse au gré de sept collaborations entre 1918 et 1924. Et c'est un réel bonheur d'observer leurs talents respectifs se fondre dans un grand vent de liberté où tout semble permis, sans plus aucune contrainte visuelle ou narrative! Le réalisateur de génie use ainsi de caches de toutes les formes pour raconter l'histoire folle d'une brigande qui court après un lieutenant muté dans une garnison alpine, et justement supposé neutraliser son gang. Évidemment, les deux ennemis sont irrésistiblement attirés l'un par l'autre, tant et si bien que l'on se jette des boules de neige dans des ellipses mouvantes, que l'on bataille dans une montagne en dents de scie, et que l'on se poursuit sur les diagonales d'un damier dans des décors tout de sucre et de crème Chantilly qu'Hansel et Gretel auraient sûrement voulu goûter. Pola s'impose quant à elle dès son apparition : elle crève déjà l'écran rien qu'à s'étirer dans un lit en peaux de bêtes, et ce n'est qu'un avant-goût du dynamisme époustouflant qui ne la quittera jamais jusqu'à la fin. Autoritaire avec ses partenaires de crime qui ne lui ont jamais inspiré d'amour, elle laisse transparaître un vrai manque affectif alors qu'elle s'amuse à les fouetter, avant de retrouver le sourire dès qu'elle rencontre le lieutenant qui lui plaît d'entrée de jeu. Une forme de naïveté apparaît alors derrière sa fougue, surtout après un baiser qu'elle apprécie, ce qui la conduit à une véritable sincérité alors qu'elle rêve à l'être aimé le sourire aux lèvres. Mais elle n'en oublie pas son naturel pour autant et reste maîtresse dans l'art de s'imposer aux autres, masquant les émotions délicates qu'elle ne peut dissimuler par des mimiques hilarantes propres aux comédies muettes, surtout lorsqu'elle joue avec les objets luxueux et le personnel de la garnison comme une vraie gamine. Déterminée à faire rire avec une énergie communicative, tout en suggérant des sentiments touchants derrière la facilité de l'exercice, Pola est à l'unisson de la vision baroque d'un metteur en scène dans son plus grand délire.


Sappho, ou la pécheresse déchue

À des années-lumière de la farce alpine démesurée, ce film de Dimitri Buchowetzki, sorti à Berlin le 9 septembre 1921, m'avait paru être un pur chef-d'œuvre lors de la découverte, avant de me laisser une impression plus contrastée après revisite. Cela tient à une histoire quelque peu incohérente, puisque l'héroïne est d'une part une femme fatale qui a rendu un homme fou d'amour et qui fond de désir pour des colliers de perles, et d'autre part une repentante sincère qui rêve d'une vie de famille heureuse avec l'homme qu'elle aime, et qui n'est autre que le frère de l'aliéné d'office. La frère sain d'esprit semble par moments savoir qui est Sappho, mais le récit suggère par ailleurs que ce n'est pas le cas, de quoi laisser le spectateur perplexe. Malgré tout, Sappho est une réussite qui enchaîne les séquences d'anthologie, alors que le visage terrifiant d'Alfred Abel vient jeter une ombre sur le bal pharaonique de l'opéra. Si le futur inventeur de Metropolis est saisissant dans ce rôle funeste, le film reste cependant dominé par Pola Negri, qui y donne certainement la performance de sa carrière. En effet, la courtisane ne fait pas forcément toujours sens, mais l'actrice lui donne vie avec une vigueur exceptionnelle et des nuances bienvenues sous le manteau de l'expressivité propre au cinéma muet. Aguicheuse mais avec la hauteur et l'élégance de celle qui a su capter les codes de la société à laquelle elle aspirait à s'intégrer, mais encore mutine avec, au choix, un fond de vénalité devant les hommes qui ne l'intéressent que pour leur argent, ou un fond de sincérité devant celui qui lui plaît pour ce qu'il est, elle se promène dans le beau monde avec une assurance teintée de gravité à tel point qu'elle nous entraîne dans son histoire sans qu'on n'ose détourner le regard. Sa peur et son dégoût, dans lesquels on trouvera une forme de culpabilité qui tient à rester en veilleuse, sont quant à eux parfaitement justes lors de la visite forcée à l'asile, tandis que la conclusion grandiose à l'opéra voit la comédienne réunir tous les sentiments complexes, et souvent contradictoires, qui l'animent en une séquence ahurissante alors qu'elle rit d'effroi, car incapable de se contrôler devant l'homme qui la terrifie tant et qu'elle ne s'attendait pas à retrouver ici. Cette scène seule prouve bien à quel point Pola Negri était probablement la plus grande actrice des années 1920 : la différence de taille avec la hors-la-loi démentielle et spontanée de La Chatte des montagnes ne fait que confirmer ce point de vue.

Sur ce, je m'absente quelques jours au milieu des volcans. À la rentrée, Gretallulah reviendra de manière plus régulière avec nombre d'articles sur des actrices, anciennes ou modernes : j'espère que cela vous plaira!


mardi 24 août 2021

Trouve-moi

 
Je n'avais pas trop le cœur à écrire ces derniers temps : l'actualité m'atterre. Dans le même temps, je suis en train de prendre mes vraies premières vacances depuis onze ans, trois semaines d'affilée consacrées à m'égarer dans la vallée de l'Aude, à effectuer un tour d'Auvergne chez Madeleine, et entre les deux à ne rien faire du tout. Je profite de cette deuxième phase pour tenter d'écrire à nouveau, avec au programme du jour mon opinion sur le dernier roman d'André Aciman, Trouve-moi, suite officielle d'Appelle-moi par ton nom ou plus exactement Plus tard ou jamais. C'est un livre récent, publié en 2019, suite au succès colossal de l'adaptation cinématographique du premier tome par Luca Guadagnino. J'avais d'ailleurs préféré le livre au film, et avais très envie de me laisser tenter par la suite des aventures d'Elio et Oliver, tout en me demandant ce que l'auteur allait pouvoir raconter alors que tout avait été dit dans le premier opus.

La réponse, c'est que Trouve-moi n'est pas l'exacte continuité de Plus tard ou jamais, les retrouvailles entre les amants se résumant aux quelques dernières dizaines de pages. Bien sûr, tous deux pensent toujours à l'autre bien qu'un océan et une vingtaine d'années les séparent, mais chacun vit sa vie de son côté, l'un à New York, l'autre à Paris. Le plus surprenant, c'est qu'ils sont l'un et l'autre absents de quasiment la moitié du roman, André Aciman préférant faire du père d'Elio, présence essentielle mais très secondaire du premier volume, le personnage central du très long chapitre liminaire. Chacun des trois points de vue est narré à la première personne par le principal intéressé : les histoires sont disproportionnées mais le thème central est fluide, l'auteur nous rappelant qu'il ne faut pas hésiter à profiter de la vie et à se trouver, ou se retrouver, malgré le sentiment de manque qui nous étreint tous à mesure que le temps défile. Le temps est d'ailleurs l'ennemi numéro un du récit, mais finalement, ce qui n'a pas été accompli nous façonne autant qu'un fantasme réalisé. Si Plus tard ou jamais était une invitation à l'éveil, Trouve-moi est une invitation au voyage, un voyage sensuel, charnel, musical et parfois purement touristique, qui apporte chaleur et lumière aux frimas d'un balcon de Rome, à la grisaille d'un manoir francilien, aux reflets sombres de l'Hudson dans un appartement vide et aux couleurs crépusculaires d'un ciel alexandrin. Dans chaque recoin du monde, le vin coule à flot, autant que l'eau de la douche et les fluides corporels, et le tout donne envie de faire l'amour.

Cela fait trop longtemps pour moi : un manque de confiance en soi et une timidité naturelle, ajoutées à une épidémie mondiale, viennent de me faire passer ces deux dernières années seul. Paradoxalement, je n'ai jamais été autant occupé, mais concernant le pur plaisir des sens, je ressens un manque évident qui aura rendu cette lecture d'autant plus palpitante. Je ne me reconnais pourtant pas dans l'état d'esprit des personnages, à la fois parce que la cigarette et les apéritifs salés ne sont pas des armes de séduction qui marchent sur moi, mais aussi parce que je n'ai plus de goût pour les artistes et les universitaires pédants. La culture et la musique sont ma vie, j'aime les gens savants et talentueux, mais je n'aime pas ceux qui tiennent absolument à mettre ses qualités en avant dans chaque discussion. Le désir de reconnaissance d'une supériorité cérébrale révèle un profond malaise, un vide existentiel véritable, mais ce n'est pas ainsi que l'on vit vraiment. Les références prémâchées qui essaiment l'œuvre me ramènent aux temps artificiels des dissertations et des conversations stériles d'étudiants pour savoir qui s'élèverait le plus haut, exercices auxquels j'ai abondamment participé et dont je commence tout juste, passé le cap de la trentaine, à me rendre compte de leur côté ridicule. Je ne suis plus enthousiaste à l'idée de revenir à ces choses lorsque je cherche à m'évader. Conduire le lecteur à explorer des terrains inconnus reste une chose merveilleuse. Le toiser parce qu'on soupçonne qu'il ne connaît pas la Waldstein est stupide. Et non, chercher à couvrir son orgueil du manteau de l'ironie n'est pas un mouvement noble. Il est temps de grandir.

Mais comment s'élever dans une démarche purement narcissique? Samuel, Elio et Oliver sont trois facettes de l'écrivain, et toutes trois n'attendent qu'une chose: qu'on lui répète inlassablement qu'il est brillant et follement séduisant. Samuel, le sexagénaire qui retrouve goût à la vie après avoir eu le sentiment d'être passé à côté, jouit ainsi de savoir que son membre viril est le nouveau phare d'Alexandrie. Elio est pour sa part très satisfait de jouer magnifiquement du piano, et ne plaisante qu'à moitié lorsqu'il parle de son corps d'athlète à son amant plus âgé, toujours sous l'esquive maladroite d'une ironie qui ne trompe personne. Quant à Oliver, il veut le beurre et l'argent du beurre en espérant être au centre des pensées d'un homme et d'une femme. Il vous dira que c'est son fantasme à lui, de coucher avec ces deux êtres insaisissables qu'il a réuni au milieu des cartons de déménagement, mais au fond, il veut simplement qu'on lui fasse savoir qu'il est important. N'est-ce pas là ce que nous voulons tous, après tout? Ne dit-on pas Je t'aime pour se l'entendre dire en retour avant toute chose? J'espère que non. Désirer avoir une grosse bite, une culture aussi grande et un pouvoir de séduction qui trouble tous les sexes sont des objectifs un peu réducteurs qui laissent une bonne partie de la vraie vie sur le côté.

Les femmes font principalement les frais de cette focalisation masculine sur le moi je. C'était déjà le cas dans le premier roman : une mère tellement transparente que James Ivory avait eu besoin d'inverser son caractère avec celui de la bonne dans son scénario, une petite amie bafouée et une petite fille condamnée avaient toutes les peines du monde à trouver un brin d'oxygène dans un jardin pourtant ouvert sur la mer ligurienne, alors que la gouvernante perspicace était exclue d'entrée de jeu à cause de sa présence seulement terrienne de domestique. Les femmes sont mises à l'écart de manière plus flagrante encore dans le second tome, parce que le jeu de trouve-moi n'a pour but que de réunir trois facettes égocentriques en un seul et même homme. Micol, l'épouse d'Oliver, n'a ainsi guère plus de consistance que sa copine Karen dont tout le monde se gausse, ou qu'Erica, le fantasme du maître de maison qui n'est même pas définie physiquement parce qu'on attend uniquement d'elle qu'elle admire son hôte. La mère de Michel, l'amant parisien d'Elio, est quant à elle une harpie qui a obligé son fils et son mari à suivre la voie qu'elle souhaitait leur imposer, tandis que son épouse est vue comme une antagoniste qui ne l'a pas compris. L'auteur pousse même le vice à faire disparaître la mère d'Elio dans les méandres horrifiants de la maladie d'Alzheimer, alors que les figures paternelles sont constamment glorifiées par l'ensemble des personnages. Reste donc Miranda, la compagne de Samuel qui pourrait être sa fille, et qui se donne entièrement à lui le soir de leur première rencontre dans un train. Elle est cent fois plus développée que toutes les autres femmes du récit, mais à la différence de Céline dans Before Sunrise, elle n'est pas un personnage à part entière. Tout du moins est-il impossible de la prendre au sérieux : imprévisible et insaisissable, elle n'est là que pour assouvir les fantasmes de Samuel et le rassurer sur le sens de sa vie. Caractérisée par son désir de coucher avec son frère ou son père, elle se jette dans les bras d'un homme plus âgé pour combler son propre vide existentiel que les amants de son âge ne peuvent satisfaire. Mais on ne la connaîtra pas plus : que trouve-t-elle réellement à Samuel qui la retienne tant? Elle n'est vue qu'à travers ses yeux à lui, alors du moment qu'elle s'extasie sur son phare, celui-ci éjacule de bonheur car l'essentiel est dit.

À vrai dire, si même une jeune femme aussi indépendante que Miranda ne parvient à prendre forme d'une manière convaincante au fil des pages, c'est que la partie était jouée d'avance. Elle se fait même voler de manière symbolique son enfant par Elio et Oliver, dont la démarche narcissique de s'appeler par ton nom était manifestement trop insatisfaisante. C'est dommage, parce qu'André Aciman saisit très bien la sensation d'unité que l'on ressent à se compléter avec l'homme de sa vie, mais cela passe par une dimension égoïste si vertigineuse que les personnages, qui ne brillaient pas par leur humilité jadis, en deviennent tout à fait imbuvables. En définitive, tout le monde sait depuis toujours que le mariage avec Micol n'est qu'un bobard : celle-ci n'a plus qu'à tirer sa révérence sans demander son reste parce que l'important, c'est le moi je d'Oliver. Et quel est le poids réel de Miranda dans la vie de Samuel, dont le moi je peut enfin bander après des années d'inactivité? Pour lui, Michel se sait condamné à l'exil d'avance, car le moi je d'Elio veut en rester à l'été de ses 17 ans. Ce qui manque à l'écrivain, c'est la sensation de plénitude, puisque la réunion des trois facettes lui est refusée : si le père et le fils sont ensemble, il manque l'amant, et quand celui-ci revient, c'est le père qui n'est plus là. Les deutéragonistes n'ont finalement aucune importance.

Il est ainsi dommage que le bonheur qu'il y a à aimer l'autre soit dénaturé par autant d'égo. Ce n'est sans doute pas anodin si le passage le plus aéré du récit est l'enquête menée conjointement par Elio et Michel pour en savoir plus sur Léon, le musicien juif qui comptait visiblement beaucoup pour Adrien. Comme les principaux intéressés sont disparus depuis longtemps, il y a une certaine forme d'abnégation pour les vivants à se désintéresser momentanément de leur propre sort. Si l'on excepte les jugements péremptoires que porte le jeune freluquet sur la méconnaissance de la musique par son amant, ce sont assurément mes pages préférées d'un livre qui se découvre fort agréablement, parce que l'auteur nous y invite aux plaisirs charnels, gustatifs et intellectuels, mais desservi par un ton pédant et narcissique, et des fantasmes éventés d'un homme qui avait envie de se toucher au moment de l'écriture. J'ai moi aussi très envie de refaire l'amour au plus vite, d'autant plus après cette lecture, mais j'espère que ce sera un vrai moment de partage et non pas l'envie exclusive d'être au centre de l'attention. D'ailleurs, si un Michel existe dans la vraie vie, j'aimerais bien qu'il me dise où le trouver.