mardi 24 août 2021

Trouve-moi

 
Je n'avais pas trop le cœur à écrire ces derniers temps : l'actualité m'atterre. Dans le même temps, je suis en train de prendre mes vraies premières vacances depuis onze ans, trois semaines d'affilée consacrées à m'égarer dans la vallée de l'Aude, à effectuer un tour d'Auvergne chez Madeleine, et entre les deux à ne rien faire du tout. Je profite de cette deuxième phase pour tenter d'écrire à nouveau, avec au programme du jour mon opinion sur le dernier roman d'André Aciman, Trouve-moi, suite officielle d'Appelle-moi par ton nom ou plus exactement Plus tard ou jamais. C'est un livre récent, publié en 2019, suite au succès colossal de l'adaptation cinématographique du premier tome par Luca Guadagnino. J'avais d'ailleurs préféré le livre au film, et avais très envie de me laisser tenter par la suite des aventures d'Elio et Oliver, tout en me demandant ce que l'auteur allait pouvoir raconter alors que tout avait été dit dans le premier opus.

La réponse, c'est que Trouve-moi n'est pas l'exacte continuité de Plus tard ou jamais, les retrouvailles entre les amants se résumant aux quelques dernières dizaines de pages. Bien sûr, tous deux pensent toujours à l'autre bien qu'un océan et une vingtaine d'années les séparent, mais chacun vit sa vie de son côté, l'un à New York, l'autre à Paris. Le plus surprenant, c'est qu'ils sont l'un et l'autre absents de quasiment la moitié du roman, André Aciman préférant faire du père d'Elio, présence essentielle mais très secondaire du premier volume, le personnage central du très long chapitre liminaire. Chacun des trois points de vue est narré à la première personne par le principal intéressé : les histoires sont disproportionnées mais le thème central est fluide, l'auteur nous rappelant qu'il ne faut pas hésiter à profiter de la vie et à se trouver, ou se retrouver, malgré le sentiment de manque qui nous étreint tous à mesure que le temps défile. Le temps est d'ailleurs l'ennemi numéro un du récit, mais finalement, ce qui n'a pas été accompli nous façonne autant qu'un fantasme réalisé. Si Plus tard ou jamais était une invitation à l'éveil, Trouve-moi est une invitation au voyage, un voyage sensuel, charnel, musical et parfois purement touristique, qui apporte chaleur et lumière aux frimas d'un balcon de Rome, à la grisaille d'un manoir francilien, aux reflets sombres de l'Hudson dans un appartement vide et aux couleurs crépusculaires d'un ciel alexandrin. Dans chaque recoin du monde, le vin coule à flot, autant que l'eau de la douche et les fluides corporels, et le tout donne envie de faire l'amour.

Cela fait trop longtemps pour moi : un manque de confiance en soi et une timidité naturelle, ajoutées à une épidémie mondiale, viennent de me faire passer ces deux dernières années seul. Paradoxalement, je n'ai jamais été autant occupé, mais concernant le pur plaisir des sens, je ressens un manque évident qui aura rendu cette lecture d'autant plus palpitante. Je ne me reconnais pourtant pas dans l'état d'esprit des personnages, à la fois parce que la cigarette et les apéritifs salés ne sont pas des armes de séduction qui marchent sur moi, mais aussi parce que je n'ai plus de goût pour les artistes et les universitaires pédants. La culture et la musique sont ma vie, j'aime les gens savants et talentueux, mais je n'aime pas ceux qui tiennent absolument à mettre ses qualités en avant dans chaque discussion. Le désir de reconnaissance d'une supériorité cérébrale révèle un profond malaise, un vide existentiel véritable, mais ce n'est pas ainsi que l'on vit vraiment. Les références prémâchées qui essaiment l'œuvre me ramènent aux temps artificiels des dissertations et des conversations stériles d'étudiants pour savoir qui s'élèverait le plus haut, exercices auxquels j'ai abondamment participé et dont je commence tout juste, passé le cap de la trentaine, à me rendre compte de leur côté ridicule. Je ne suis plus enthousiaste à l'idée de revenir à ces choses lorsque je cherche à m'évader. Conduire le lecteur à explorer des terrains inconnus reste une chose merveilleuse. Le toiser parce qu'on soupçonne qu'il ne connaît pas la Waldstein est stupide. Et non, chercher à couvrir son orgueil du manteau de l'ironie n'est pas un mouvement noble. Il est temps de grandir.

Mais comment s'élever dans une démarche purement narcissique? Samuel, Elio et Oliver sont trois facettes de l'écrivain, et toutes trois n'attendent qu'une chose: qu'on lui répète inlassablement qu'il est brillant et follement séduisant. Samuel, le sexagénaire qui retrouve goût à la vie après avoir eu le sentiment d'être passé à côté, jouit ainsi de savoir que son membre viril est le nouveau phare d'Alexandrie. Elio est pour sa part très satisfait de jouer magnifiquement du piano, et ne plaisante qu'à moitié lorsqu'il parle de son corps d'athlète à son amant plus âgé, toujours sous l'esquive maladroite d'une ironie qui ne trompe personne. Quant à Oliver, il veut le beurre et l'argent du beurre en espérant être au centre des pensées d'un homme et d'une femme. Il vous dira que c'est son fantasme à lui, de coucher avec ces deux êtres insaisissables qu'il a réuni au milieu des cartons de déménagement, mais au fond, il veut simplement qu'on lui fasse savoir qu'il est important. N'est-ce pas là ce que nous voulons tous, après tout? Ne dit-on pas Je t'aime pour se l'entendre dire en retour avant toute chose? J'espère que non. Désirer avoir une grosse bite, une culture aussi grande et un pouvoir de séduction qui trouble tous les sexes sont des objectifs un peu réducteurs qui laissent une bonne partie de la vraie vie sur le côté.

Les femmes font principalement les frais de cette focalisation masculine sur le moi je. C'était déjà le cas dans le premier roman : une mère tellement transparente que James Ivory avait eu besoin d'inverser son caractère avec celui de la bonne dans son scénario, une petite amie bafouée et une petite fille condamnée avaient toutes les peines du monde à trouver un brin d'oxygène dans un jardin pourtant ouvert sur la mer ligurienne, alors que la gouvernante perspicace était exclue d'entrée de jeu à cause de sa présence seulement terrienne de domestique. Les femmes sont mises à l'écart de manière plus flagrante encore dans le second tome, parce que le jeu de trouve-moi n'a pour but que de réunir trois facettes égocentriques en un seul et même homme. Micol, l'épouse d'Oliver, n'a ainsi guère plus de consistance que sa copine Karen dont tout le monde se gausse, ou qu'Erica, le fantasme du maître de maison qui n'est même pas définie physiquement parce qu'on attend uniquement d'elle qu'elle admire son hôte. La mère de Michel, l'amant parisien d'Elio, est quant à elle une harpie qui a obligé son fils et son mari à suivre la voie qu'elle souhaitait leur imposer, tandis que son épouse est vue comme une antagoniste qui ne l'a pas compris. L'auteur pousse même le vice à faire disparaître la mère d'Elio dans les méandres horrifiants de la maladie d'Alzheimer, alors que les figures paternelles sont constamment glorifiées par l'ensemble des personnages. Reste donc Miranda, la compagne de Samuel qui pourrait être sa fille, et qui se donne entièrement à lui le soir de leur première rencontre dans un train. Elle est cent fois plus développée que toutes les autres femmes du récit, mais à la différence de Céline dans Before Sunrise, elle n'est pas un personnage à part entière. Tout du moins est-il impossible de la prendre au sérieux : imprévisible et insaisissable, elle n'est là que pour assouvir les fantasmes de Samuel et le rassurer sur le sens de sa vie. Caractérisée par son désir de coucher avec son frère ou son père, elle se jette dans les bras d'un homme plus âgé pour combler son propre vide existentiel que les amants de son âge ne peuvent satisfaire. Mais on ne la connaîtra pas plus : que trouve-t-elle réellement à Samuel qui la retienne tant? Elle n'est vue qu'à travers ses yeux à lui, alors du moment qu'elle s'extasie sur son phare, celui-ci éjacule de bonheur car l'essentiel est dit.

À vrai dire, si même une jeune femme aussi indépendante que Miranda ne parvient à prendre forme d'une manière convaincante au fil des pages, c'est que la partie était jouée d'avance. Elle se fait même voler de manière symbolique son enfant par Elio et Oliver, dont la démarche narcissique de s'appeler par ton nom était manifestement trop insatisfaisante. C'est dommage, parce qu'André Aciman saisit très bien la sensation d'unité que l'on ressent à se compléter avec l'homme de sa vie, mais cela passe par une dimension égoïste si vertigineuse que les personnages, qui ne brillaient pas par leur humilité jadis, en deviennent tout à fait imbuvables. En définitive, tout le monde sait depuis toujours que le mariage avec Micol n'est qu'un bobard : celle-ci n'a plus qu'à tirer sa révérence sans demander son reste parce que l'important, c'est le moi je d'Oliver. Et quel est le poids réel de Miranda dans la vie de Samuel, dont le moi je peut enfin bander après des années d'inactivité? Pour lui, Michel se sait condamné à l'exil d'avance, car le moi je d'Elio veut en rester à l'été de ses 17 ans. Ce qui manque à l'écrivain, c'est la sensation de plénitude, puisque la réunion des trois facettes lui est refusée : si le père et le fils sont ensemble, il manque l'amant, et quand celui-ci revient, c'est le père qui n'est plus là. Les deutéragonistes n'ont finalement aucune importance.

Il est ainsi dommage que le bonheur qu'il y a à aimer l'autre soit dénaturé par autant d'égo. Ce n'est sans doute pas anodin si le passage le plus aéré du récit est l'enquête menée conjointement par Elio et Michel pour en savoir plus sur Léon, le musicien juif qui comptait visiblement beaucoup pour Adrien. Comme les principaux intéressés sont disparus depuis longtemps, il y a une certaine forme d'abnégation pour les vivants à se désintéresser momentanément de leur propre sort. Si l'on excepte les jugements péremptoires que porte le jeune freluquet sur la méconnaissance de la musique par son amant, ce sont assurément mes pages préférées d'un livre qui se découvre fort agréablement, parce que l'auteur nous y invite aux plaisirs charnels, gustatifs et intellectuels, mais desservi par un ton pédant et narcissique, et des fantasmes éventés d'un homme qui avait envie de se toucher au moment de l'écriture. J'ai moi aussi très envie de refaire l'amour au plus vite, d'autant plus après cette lecture, mais j'espère que ce sera un vrai moment de partage et non pas l'envie exclusive d'être au centre de l'attention. D'ailleurs, si un Michel existe dans la vraie vie, j'aimerais bien qu'il me dise où le trouver.


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