lundi 30 septembre 2019

Touches de bleu en feu



Portrait de la jeune fille en feu est un bien joli film, à propos d'une artiste invitée à peindre une mystérieuse jeune fille qui ne la laisse pas indifférente. Et alors que j'avais beaucoup aimé Naissance des pieuvres il y a douze ans, ce quatrième film de Céline Sciamma est désormais mon favori, sans doute parce que la campagne bretonne du XVIIIe siècle est nettement plus lumineuse que la grisonnante banlieue parisienne à laquelle nous avait habitués la réalisatrice.


Quoi qu'il en soit, la première chose qui frappe dans ce portrait, c'est sa beauté visuelle. Les variations de bleu de la mer et les falaises celtiques m'ont tout de suite évoqué La Fille de Ryan, l'un des plus beaux films maritimes jamais photographiés, mais les ondulations des herbes sauvages, ou les étincelles de feu dans la nuit, ajoutent également à la magnificence des extérieurs bretons. Dans le logis, les grandes salles sobrement parées, notamment la chambre de la peintre aux tissus bleus baignés de lumière, m'ont également ravi, de même que la séquence parisienne qui n'est pas sans évoquer la très chamarrée Tribune des Offices de Zoffany. Et il faudrait encore évoquer l'éclat des costumes: l'émeraude de la robe noble, le rouge plus rêche de la robe opposée, le capuchon bleuté qui tombe à chaque pas pour tenir en haleine avant l'apparition du visage à peindre, les fleurs brodées de la servante, la robe de mariée digne d'une apparition gothique... Voilà autant de couleurs qui en disent long sur les personnages, de leurs rapports sociaux à leurs sentiments, tout en servant parfaitement la narration. Mais le clou du spectacle, c'est bien entendu le feu qui brûle le cœur même du modèle peint, séquence somptueuse qui n'est autre que l'apothéose de la finesse des images de nuit subtilement éclairées à la bougie. Nous devons ces prises de vue à Claire Mathon, qui excelle aussi bien dans l'intimité d'une chambre nocturne que sur une falaise battue par les vents.


Comme on le voit, le film est non seulement sublime, mais il raconte surtout quelque chose par ses images. J'ai craint dans un premier temps que le traitement ne soit quelque peu austère, mais à l'instar du modèle qui s'épanouit, l'histoire devient absolument captivante à mesure que les héroïnes confrontent leurs sentiments sur un pied d'égalité. Tout sonne parfaitement juste, de la naissance du désir au temps des adieux, et cela résonne en moi d'autant plus que je viens de vivre une brève mais intense histoire d'amour ce mois-ci. Céline Sciamma souligne à la perfection tout ce qu'il y a de magnifique à donner et à recevoir même quand les jours sont comptés, et les deux actrices, Adèle Haenel et Noémie Merlant sont incroyablement excellentes, comme si c'était là une expérience qu'elles avaient déjà vécu. Il est d'ailleurs formidable d'observer qu'aucune ne vole la vedette à l'autre: elles se complètent toutes deux admirablement, notamment dans cette jolie scène où chacune décrit le comportement de l'autre quand intervient la gêne. Ceci dit, ce portrait est peut-être une déclaration d'amour ou d'adieu de la réalisatrice à son égérie, Adèle Haenel, qui a publiquement avoué qu'elles ont été ensemble dans le courant de la décennie. Ici, Céline Sciamma filme la comédienne de manière délicate, et lui offre un beau cadeau avec un magnifique gros plan sur l'été de Vivaldi, dans lequel l'actrice peut s'en donner à cœur joie en passant par toute une palette d'émotions, surpassant peut-être Nicole Kidman dans Birth. On suit en tout cas très agréablement cette ouverture à la vie chez le personnage d'Héloïse, qui d'abord uniquement renfrognée se met à exprimer de multiples sentiments. Heureusement, Céline Sciamma n'a pas oublié les autres actrices, bien que l'on sente vers qui la porte ce projet, puisque, comme je le disais, Noémie Merlant n'est pas éclipsée par Adèle Haenel. Elle ne fait pas couler de larmes, mais elle a une forte présence qui donne immédiatement envie de s'intéresser à la talentueuse Marianne. Luàna Bajrami, moins expressive que ses collègues du fait de son plus jeune âge, a elle aussi droit à un fort développement et n'est pas juste "la servante de service", tandis que l'admirable Valeria Golino est une matriarche parfaitement nuancée.


Portrait de la jeune fille en feu est donc un très beau film féminin. Certains évoquent déjà une comparaison avec La Leçon de piano, notamment avec son ouverture en barque, mais dieu merci, Céline Sciamma évite tous les pièges dans lesquels était sottement tombée Jane Campion jadis: ici, pas d'apologie du viol, pas de femmes aigries qui se tirent dans les pattes, ni même de racisme. Au contraire! Ce portrait est l'une des histoires féminines les plus positives qu'il nous soit donnée de voir au cinéma. Même si les femmes y ont des intérêts différents, elles font toutes preuve de complicité: la maîtresse de maison apprécie grandement la compagnie de la peintre bien qu'elle doive parfois revenir dans sa réserve compte tenu de leurs différences de rang, et quoiqu'elle marie sa fille sans lui demander son avis, elle n'est jamais présentée comme une mère négative. Surtout, toutes les jeunes femmes se soutiennent mutuellement lors d'un avortement, le tout dérivant sur une scène très forte où un bébé joue avec le visage de la servante. Ce bébé est d'ailleurs le seul personnage masculin vraiment marquant: les autres ne sont qu'un marin et un amateur de peinture qui ne doivent pas apparaître plus de vingt secondes chacun, mais ils ne sont pas négatifs pour autant, et tant mieux, preuve de l'intelligence de la metteuse en scène, qui se sert de l'image du marin pour montrer, qu'avec le retour du masculin dans le film, l'histoire touche tout de même à sa fin. Mais la complicité féminine restera bel et bien la plus belle chose du tableau, avec en point d'orgue la ronde des paysannes, soit le grand moment musical du film, soulignant à la fois la beauté de l'amour et celle de l'entraide.


A ce propos, la musique est fort rare en deux heures, de quoi renforcer l'impression d'austérité, surtout au début. Mais c'est évidemment un choix assumé: sur cette île bretonne, nous vivons dans l'univers d'Héloïse, qui tout juste sortie du couvent ne connaît rien à la musique, outre les cantiques. Marianne tente un premier rapprochement avec elle au clavecin, mais les deux vrais moments musicaux sont bel et bien le chant des paysannes pour accueillir l'amour, puis l'été de Vivaldi pour ouvrir le chapitre de la nostalgie. La nostalgie, justement, est le sentiment le plus difficile à vivre pour moi, et à ce titre, le dernier tableau au livre ouvert m'a ému. Mais la dernière réplique de Marianne à son élève, finalement lumineuse, m'a parlé de manière plus forte encore: quand les chemins se séparent, nous sommes tristes, mais il faut se souvenir de tout ce qui a été donné à cette occasion pour voir à quel point toute histoire d'amour est positive, quel qu'en soit son dénouement.


Moralité: Portrait de la jeune fille en feu réussit là où de nombreuses autres œuvres homosexuelles ont échoué cette décennie. C'est franchement plus fort qu'une limonade éventée telle Call Me by Your Name, et nettement plus juste que Carol: j'ose écrire cela alors que je suis davantage porté sur le mélodrame et que je devrais théoriquement préférer la flamboyance de Todd Haynes à l'austérité de Céline Sciamma. Surtout, ce film fait un bien fou pour conclure cette décennie de cinéma sur une note positive, notamment après la dénaturation toute hétéro du Bleu est une couleur chaude il y a six ans. Le miracle, c'est qu'un tel portrait ne choisit pas la voie de la facilité: le rythme assez lent du départ et le ton austère que j'évoquais pourraient rebuter de prime abord, mais chaque minute qui s'écoule révèle de superbes choses, autant sur le fond que sur la forme, pour toucher à une vérité absolue: les répliques d'amour sont en tout cas les mêmes qu'il m'est arrivé d'utiliser par le passé. Finalement, le seul reproche qu'on pourrait faire à cette histoire, c'est que les dialogues sont trop contemporains pour nous faire croire qu'il s'agit du XVIIIe siècle, mais les innombrables références au mythe d'Orphée, et son interprétation toute particulière par la scénariste, donnent heureusement une touche historique et mythologique de bon aloi.

samedi 28 septembre 2019

To the happy few



Je ne fais rien comme tout le monde. Je vis mentalement dans un royaume de princesses régenté par Jeanette MacDonald, je trouve que Joan Fontaine méritait son Oscar pour Soupçons, j'éprouve une admiration sans bornes pour Marie de Médicis qui était pourtant la mère et la souveraine la plus incompétente du cosmos, et... je ne regarde jamais de séries télévisées, parce que je n'ai pas la patience d'attendre soixante épisodes pour connaître le dénouement d'une histoire.


C'est donc en toute logique que je suis allé voir Downton Abbey cette semaine, parce que, comme le dit si bien Bette Davis dans Mort sur le Nil, "les règles sont faites pour être violées, tout du moins les miennes le sont-elles, par moi." Ceci dit, savoir que je n'allais rester au cinéma qu'une centaine de minutes était plus attrayant que m'infliger des milliers d'heures d'une série, et puis, aimant Gosford Park de Julian Fellowes comme il se doit, et ayant entendu vanter les mérites de Downton de toutes parts, je me suis dit qu'il ne serait pas désagréable de découvrir cet univers... en commençant par la fin, parce que je n'allais quand même pas renier mon penchant pour le contre-courant en débutant avec le premier épisode de la première saison. Mal m'en a pris, car j'ai désormais envie de voir la série alors que j'en connais l'épilogue! En d'autres termes, ma vie est un labyrinthe insondable, priez pour moi!


Mais avant de commencer vos dévotions, que faut-il penser de Downton Abbey le film? Eh bien, c'est exactement ce à quoi je m'attendais: c'est parfaitement divertissant sur le moment sans être pour autant un vrai film. J'entends par-là que les aurores phosphorescentes sur le château de Highclere et la course-poursuite floue en plein défilé royal sont des choix de mise en scène fort maladroits pour une œuvre qui prétend relever du cinéma, mais à vrai dire, Downton Abbey n'a pas cette prétention. D'autre part, même si, à l'instar de Gosford Park, le scénario de Julian Fellowes s'amuse à jouer des différences de points de vue entre maîtres et valets, la fluidité dont savait faire preuve Robert Altman manque cruellement ici, puisqu'on a surtout l'impression de voir un film consacré aux domestiques, l'élimination progressive des membres du personnel royal par les serviteurs de l'abbaye étant le principal ressort narratif de l'histoire, avant que tout ce petit monde disparaisse et que le scénario se recentre in extremis sur les aristocrates pour conclure les petits conflits vaguement amorcés au départ. Dieu merci, les scènes mêlant à la fois les deux mondes ne manquent pas, avec entre autres la femme de chambre à forte personnalité qui est quasiment l'amie des filles de la maison, ou le valet fébrile qui se ridiculise devant la reine lors du souper, mais peut-être que par rapport à Gosford Park, les personnages sont moins croustillants.


D'ailleurs, qui sont-ils? La tête d'affiche est bien sûr Maggie Smith, qui joue exactement le même rôle qu'en 2001, sans oublier d'assurer la drôlerie de l'ensemble avec un lot de répliques assassines et de grimaces réchauffées quoique hilarantes, et qui se paye même le luxe d'avoir un petit monologue émouvant à la fin: les Baftas prennent note pour l'hiver prochain. Autrement, la fille aînée a une forte présence physique avec sa coupe à la garçonne, et c'est toujours un plaisir de croiser Imelda Staunton, mais il y a tant et tant de personnages esquissés en deux heures qu'en dehors de Maggie Smith, aucun aristocrate n'arrive vraiment à retenir l'attention. Les domestiques ont quant à eux plus de personnalité, à la fois parce que le scénario s'attarde davantage sur eux, et parce que leur statut social leur autorise davantage de franc-parler. Outre le valet haletant, on retiendra notamment une cuisinière toute sympathique, une fille de cuisine volontaire, une femme de chambre élégante et ferme, un majordome à la retraite forcé de reprendre du service, et le nouveau majordome homosexuel. En fait, Downton Abbey comme film n'a qu'une unique fonction: s'adresser aux admirateurs de la série, qui connaissent les personnages sur le bout des doigts et ont eu le temps de les voir évoluer. Bien sûr, Elizabeth McGovern doit avoir, je l'espère, nettement plus à faire en six saisons que n'être qu'une présence positive à peine développée, mais pour un néophyte comme moi, le film passe en revue trop de personnages pour qu'aucun d'entre eux ait le temps de marquer les esprits. Je n'ai d'ailleurs toujours pas compris qui est Penelope Wilton par rapport à Maggie Smith, et Matthew Goode qui débarque en courant dans la dernière scène alors que nul n'en a parlé avant m'a laissé pantois. Il me faudra donc bel et bien voir la série pour comprendre davantage la personnalité de chacun, mais très sincèrement, Gosford Park faisait bien mieux il y a bientôt vingt ans: tout le monde découvrait les personnages en direct au moment du visionnage, et l'histoire parvenait quand même à rendre la plupart d'entre eux émouvants et mémorables. En outre, l'admiration béate pour la noblesse et la monarchie y était nettement moins angoissante qu'ici.


Autrement, je pense que Downton Abbey en dit long sur la perception de l'homosexualité dans les années 2010, à la fois à la lecture du scénario et au regard des réactions des spectateurs. Dans le film, chaque individu a droit à son dénouement positif, et quasiment tout le monde finit en couple, même la fille du roi qui décide de prendre sur elle pour se réconcilier avec son horrible époux moustachu. Tout le monde sauf le majordome homosexuel qui devra se contenter d'un baiser d'adieu. Et même si l'amant en question lui laisse entendre qu'ils se reverront, quelle est la probabilité pour que le maître d'une maison de campagne et le valet personnel du roi se retrouvent avant longtemps? Il est tout de même attristant que l'unique personnage gay du château soit finalement le seul à rester en rade. En outre, après enquête de ma part, il s'avère que dans la série, ce même personnage est en quelque sorte le mouton noir de la distribution, car prêt à tout pour parvenir à ses fins et se servant de son homosexualité "pour approcher des membres de la haute société anglaise". J'espère qu'en une cinquantaine d'épisodes les choses sont plus nuancées que cela, car ce serait un cliché navrant. Quant à Julian Fellowes, on voit qu'il ne connaît pas grand chose à l'homosexualité en général, car dans son scénario, le lieu de rencontres clandestin d'un petit village du Yorkshire est peuplé d'une multitude d'hommes jeunes et beaux, vision idyllique mais hélas très éloignée de la réalité des choses en province. Mais le plus triste, ce sont, encore et toujours, les réactions des spectateurs dans une salle de cinéma dès que deux hommes s'embrassent: il y eut lors de ma séance deux sortes de manifestations fort bruyantes, soit des gloussements d'adolescentes, pouffant devant ce baiser comme si c'était la chose la plus incongrue qu'elles pouvaient imaginer, soit des cris de surprise étouffés de leurs parents, qui ne s'offusquaient pas tant lorsque tous les couples hétéros du film s'étreignaient à leur tour. Pourtant, la décennie touche à sa fin, mais la vision de l'homosexualité dans un film grand public semble encore ne récolter que stupeur et ricanements.


Moralité: il est difficile de ne pas passer un bon moment devant Downton Abbey, et ce furent là deux heures tout à fait plaisantes, mais il s'agit tout de même moins d'un film que de l'ultime épisode d'une série s'adressant en premier lieu à son public le plus fidèle. La démarche est sympathique, mais si vous étiez trop occupé.es à autre chose au début de la décennie, vous aurez parfois la désagréable impression de ne pas faire partie du club.